Page images
PDF
EPUB

sième ordre, Mme de Sablé et Jacques Esprit'; mais cette fois du moins, plus heureux et plus habile que dans les intrigues de la Fronde, il ne tarde pas à devancer ses guides, à prendre le pas, et, dès qu'il l'a pris, il le garde. Imitateur quant au genre, n'ayant pas même toujours le mérite de l'idée, il a celui de la mise en œuvre; avec un talent merveilleux, il travaille et cisèle la matière légère que parfois d'autres lui ont fournie: in tenui labor, at tenuis non gloria2, et, chose rare en tous les temps, d'un succès de salon et de ruelles il se fait un titre de gloire que le temps a confirmé.

Il serait oiseux de revenir en détail sur la façon dont furent composées les Maximes de la Rochefoucauld; c'est un chapitre de notre histoire littéraire aujourd'hui connu de tout le monde, et que chacun peut reconstruire à l'aide du recueil de lettres publié dans le tome III de notre édition. Un sujet de sentence, mis sur le tapis, soit chez le duc3, soit chez Mme de Sablé, dans son salon du faubourg Saint-Jacques, était discuté en petit comité; chacun donnait son mot, son avis; le travail se continuait même par lettres, comme le prouve la correspondance de la Rochefoucauld. Pour ce dernier, cette sorte de critique à la ronde était la pierre de touche; le goût sûr de

1. L'année même de la mort de Mme de Sablé (1678), on publia un petit recueil de ses Maximes et Pensées diverses: « C'est plus judicieux que piquant, dit Sainte-Beuve; le tour y manque, ou du moins n'y est pas excellent. Ce sont des épreuves d'essai : la Rochefoucauld seul a la médaille parfaite. » (Port-Royal, tome V, p. 69.) Le livre d'Esprit a pour titre : la Fausseté des vertus humaines, 2 vol. in-12, Paris, 1677-1678.

2. Virgile, Géorgiques, livre IV, vers 6.

3. Il logeait à la fin de sa vie, comme nous le voyons par son acte de décès (ci-après, p. xcn, note 4), et sans doute habita dans ses dernières années, rue de Seine, dans l'ancien hôtel de Liancourt, devenu l'hôtel de la Rochefoucauld en 1674, à la mort de son oncle maternel, Roger du Plessis (voyez notre tome III, p. 16, note 1), qui eut pour unique héritière sa petite-fille, mariée, en 1659, à François VII, fils de notre auteur: voyez ci-après l'appendice vi (p. cx).

4. On voit dans le tome XIII, fol. 122, des Portefeuilles de Vallant, qu'il y avait comme un greffier de ces sentences; à la fin d'une copie de lettre, non signée, se lisent ces mots : « Je vous supplie, Madame,

Mme de Sablé la rendait très-propre à cette entremise littéraire; mais, il ne faut pas s'y tromper, lorsque la sentence, après avoir couru les salons et les alcôves, revenait à la Rochefoucauld, celui-ci, par un dernier tour de main, lui imprimait définitivement la marque propre de son style et de son humeur. « Il y a, lisons-nous dans le Grand Cyrus1, un biais de dire les choses qui leur donne un nouveau prix; » c'est par ce biais, dans la bonne acception du mot, que triomphait le noble écrivain. Formé non par l'étude, mais par l'expérience des intrigues, il mit tout de suite dans son style ces facultés de finesse un peu subtile et de réflexion laborieuse, cet art poussé jusqu'à l'artifice, qu'il avait en vain déployés pour sa fortune politique. Ces maximes cherchées, trouvées, élaborées une à une, allaient merveilleusement à son esprit indolent et mélancolique, qui avait une admirable pénétration, mais qui, ce semble, manquait d'étendue, qui excellait dans le détail, mais que nous ne voyons apte à rien concevoir d'ensemble. N'avoir à la fois qu'une seule idée, qu'on tourne et retourne en tous sens, arriver par ce labeur patient, qui, au fond, est plaisir plus encore que labeur, à ce qu'on appelait le grand fin, le fin du fin quelle manière douce et commode d'être occupé, trèsoccupé même, au hasard et au jour le jour, pour un homme qui, de sa vie, n'avait eu dans sa conduite ni plan ni méthode! quelle occasion aussi de se soulager des mécomptes subis, de calomnier les hommes pour se venger de ne les avoir pu gouverner, d'ôter les masques enfin et de faire voir ces dessous de cartes dont parle Mme de Sévigné !

Il y avait bien six ou sept ans que la Rochefoucauld travaillait à ses Maximes, lorsqu'il se résolut à les publier. Elles parurent en 1665, la même année que les Contes de la Fontaine. On sait qu'à ce moment solennel de la mise au jour, il y eut, sous la présidence de Mme de Sablé, une dernière consultation des beaux esprits des deux sexes: la comtesse de Maure, la princesse de Guémené, la duchesse de Liancourt, Mme de

de vouloir bien donner à celui qui a le greffe de nos sentences copie de celles que je vous envoie, en cas que vous les approuviez. 1. Tome X, livre II, p. 892.

2. Lettre du 24 juillet 1675, tome III, p. 522.

Schonberg, Éléonore de Rohan, et Mme de la Fayette s'exprimèrent sur l'ouvrage avec plus ou moins de franchise et de vivacité1. Les hommes, en général, approuvaient; mais les femmes se trouvaient prises au dépourvu. Tant que les Maximes avaient été colportées de bouche en bouche et la porte close, toutes les belles amies de l'auteur les avaient goûtées sans trop de scrupule; mais c'est une terrible chose qu'un livre imprimé; on découvrit tout à coup, et non sans raison, bien des pensées scabreuses dans ces sentences qui désormais allaient courir librement le monde. Le moyen que ces grandes dames missent ou parussent mettre leur visa à certaines maximes sur l'honnêteté et la chasteté des femmes, telles que la 204 et la 205', qui sont dans le manuscrit autographe, se trouvent déjà dans la 1" édition et ont dû leur être communiquées ? ?

De là, dès cette première épreuve, dans ce tribunal intime, une pluie de critiques et de réfutations; l'ouvrage ayant été composé, préparé du moins, en commun, on craignait de se voir compromis dans une sorte de complicité avec l'auteur. Heureusement les Maximes n'en furent pas moins imprimées, mises en vente, et eurent, en peu d'années, un grand nombre d'éditions, que la Rochefoucauld revit avec soin. A vrai dire, il passa le reste de ses jours à perfectionner et à refaire son œuvre; il se concentra tout entier dans ce livre, je ne dirai pas le plus vrai, le plus confirmé par l'universelle expérience humaine, mais le plus éprouvé et, si l'on veut me permettre cette expression, le plus vécu qui fut jamais. Les Maximes, en effet, ce sont encore des Mémoires, mais des Mémoires hachés menu. Sous la gravité épigrammatique du trait tient souvent tout un épisode de l'histoire d'une âme, et la confidence est d'autant plus intime et précieuse qu'elle semble être mieux couverte sous l'apparente généralité de l'idée. Ce livre, c'est là son charme et aussi son défaut, n'est qu'une suite d'observations particulières, l'œuvre, comme dit Sainte-Beuve, d' << un

1. Voyez ci-après, à la fin du tome I, p. 371-399, les Jugements des contemporains sur les Maximes.

2. Voyez ci-après, aux pages 111 et 112, et à la note 1 de la page 112. Nous ne parlons pas de la maxime 367 (p. 173), bien moins respectueuse encore; elle n'a paru que dans la 4o édition.

grand observateur positif1; » une réunion de souvenirs et d'impressions individuelles, érigées en vérités absolues, ou faussées, dénaturées d'une autre manière, par les exigences d'un badinage de salon. La Rochefoucauld n'y peint pas l'homme en général, comme Pascal, mais seulement la cour et la ville; sous mainte maxime se place, comme de lui-même, un nom propre, et la clef, pour une bonne partie de l'ouvrage, est facile à faire. Ces sentences sont vraies, si l'on veut, mais d'une vérité passagère et étroite, qui ne dépasse pas tel moment et tel personnage. Se laisser prendre à cet air de généralité que la Rochefoucauld a donné à ses Maximes, ce serait aller au delà des vues qu'avait et avouait l'auteur lui-même. Si son expérience et ses rancunes y ont souvent déposé des opinions malignement acquises sur les hommes et les choses, il arrive souvent aussi que chez lui l'artiste, le bel esprit sacrifie la vérité à la saillie. Ôtez les ciselures du style et l'appareil laborieux de profondeur, que reste-t-il en beaucoup d'endroits? un fond banal et commun. Ôtez l'écrivain, que demeure-t-il du penseur ? un homme qui a découvert la malice des singes et le venin des serpents. Son originalité n'est guère que d'avoir retrouvé ou mis partout cette malice et ce venin. Le public du temps ne s'y est pas trompé : dans ces sentences absolues et tranchantes, dans cette théorie tout d'une pièce, il n'a vu qu'une forme piquante et paradoxale sur une matière assez indifférente en soi; ce qu'il y avait pourtant de sérieux dans l'œuvre, c'était le dépit dont, après tout, la Rochefoucauld, plein d'une «< amertume sans mélange3, » s'était ainsi soulagé.

Peu à peu, les relations, d'abord très-suivies, devinrent plus rares entre Mme de Sablé et la Rochefoucauld; l'étroite liaison de la marquise avec Mme de Longueville, rattachée à Port-Royal par sa pénitence, contribua sans doute à éloigner le duc de la compagnie du faubourg Saint-Jacques. Vers la fin de l'année 1665, la Rochefoucauld, qui n'avait eu jusqu'alors qu'un commerce de politesse avec Mme de la Fayette, se rap

1. Port-Royal, tome III, p. 238.
2. Voyez ibidem, p. 427 et suivantes.
3. Ibidem, tome I, p. 408.

proche d'elle de plus en plus, et, en 1665, 1666, l'intimité semble être complète. Sainte-Beuve, dans son article sur Mme de la Fayette', a déduit cette date de 1665, 1666, d'une lettre écrite par elle à Mme de Sablé, qu'il avait trouvée à la Bibliothèque royale 2. On voit par cette lettre, dit-il, << que vers le temps de la publication des Maximes (1665), et lors de la première entrée dans le monde du comte de SaintPaul (le second fils de Mme de Longueville, dont notre duc passait aux yeux de tous pour étre le père), il était bruit de cette liaison (devenue intime).... comme d'une chose assez récemment établie. Or la publication des Maximes et l'entrée du comte de Saint-Paul dans le monde, en la rapportant à l'âge de seize ou dix-sept ans (il était né le 28 janvier 1649), concordent juste et donnent l'année 1665 ou 1666.» Segrais nous dit', et, après lui, Auger* et Petitot", que « leur amitié a duré vingt-cinq ans, » ce qui la fait remonter dix ans plus haut, à 1655, puisque la Rochefoucauld mourut en 1680. Les deux témoignages ne nous paraissent pas précisément contradictoires de bonnes et amicales relations ont pu exister dès 1655, c'est-à-dire dès le temps même du mariage de Mme de la Fayette; mais l'intimité plus étroite, donnant lieu aux dits,

1. Cet article, publié dans la Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1836, a été inséré dans le recueil intitulé Portraits de femmes; l'endroit auquel nous renvoyons se trouve aux pages 524-526 de la Revue, et aux pages 235-238 de l'édition de 1845 dudit recueil de Portraits.

2. Nous donnons cette lettre, ci-après, à l'appendice vII (p. cx1), et M. Gilbert a cité (p. 374 et 375) des extraits de deux autres lettres qui confirment, croyons-nous, la conjecture de SainteBeuve. L'illustre critique se trompait toutefois, comme nous le dirons, quand il croyait avoir le premier découvert cette pièce. 3. Segraisiana (1722), p. 102.

4. Notice sur la vie et les ouvrages de Mme de la Fayette, p. vi, en tête des OEuvres, 1804.

5. Collection des Mémoires, 2de série, tome LXIV, Notice sur Mme de la Fayette, p. 342. Le texte de Petitot fixe bien, comme nous le disons, le commencement de la liaison à 1655; mais, en note, une curieuse faute d'impression substitue à cette date la nôtre, 1665.

« PreviousContinue »