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refuser; mais ce qui m'a engagé à vous le promettre me devroit empêcher de vous le tenir; car je vois par là que vous êtes si délicate en agrément qu'il faut qu'une chose, pour être à votre goût, soit excellente et d'un prix bien rare. Aussi, Madame, je ne vous écris pas tant par l'espérance de vous plaire que par la crainte de vous désobéir ', et peut-être qu'il seroit encore de plus mauvais air de vous manquer de parole que de ne vous rien dire d'agréable. Quoi qu'il en soit, vous me donnez le moyen de me sauver de l'un et de l'autre, en m'ordonnant de vous rapporter la conversation que j'eus avanthier avec M. de la Rochefoucauld; car il parla presque toujours, et vous savez comme il s'en acquitte. Nous étions dans un coin de chambre, tête à tête, à nous entretenir sincèrement de tout ce qui nous venoit dans l'esprit. Nous lisions de temps en temps quelques rondeaux, où l'adresse et la délicatesse s'étoient épuisées. « Mon Dieu! me dit-il, que le monde juge mal de ces sortes de beautés! et ne m'avouerez-vous pas que nous sommes dans un temps où l'on ne se doit pas trop mêler d'écrire? » Je lui répondis que j'en demeurois d'accord, et que je ne voyois point d'autre raison de cette injustice, si ce n'est que la plupart de ces juges n'ont ni goût ni esprit. « Ce n'est pas tant cela, ce me semble, reprit-il, que je ne sais quoi d'envieux et de malin qui fait mal prendre ce qu'on écrit de meilleur. Ne vous l'imaginez pas, je vous prie, lui repartis-je, et soyez assuré qu'il est impossible de connoître le prix d'une chose excellente sans l'aimer, ni sans être favorable à celui qui l'a faite. Et comment peut-on mieux témoigner qu'on est stupide et sans goût, que d'être insensible aux charmes de l'esprit? J'ai remarqué, reprit-il, les défauts de l'esprit et du cœur de la plupart du monde, et ceux qui ne me connoissent que par là pensent que j'ai tous ces défauts, comme si j'avois fait mon portrait 3. C'est une chose étrange que mes actions et mon procédé ne les en désabusent pas. Vous me faites souvenir, lui dis-je, de cet admirable génie qui laissa tant de beaux ouvrages',

1. Le passage qui précède, depuis : « mais ce qui m'a engagé à vous le promettre,» avait été supprimé par Duplessis; nous le rétablissons d'après l'édition originale.

2. « Je n'ai jamais vu, dit Mme de Sévigné en parlant de la Rochefoucauld (Lettres, tome VI, p. 232), un homme.... plus aimable dans l'envie qu'il a de dire des choses agréables.» Rapprochez de la maxime 100.

3. Voyez, ci-dessus, le Discours sur les Maximes, p. 367; la Lettre de la princesse de Guymené, p. 372; et le Projet d'article pour le Journal des Savants, par Mme de Sablé, p. 392. Ce passage indiquerait que cette conversation est postérieure, au moins, à la 1 édition des Maximes (1665). 4. Epicure. Ce philosophe a été un des plus féconds écrivains de l'antiquité. Le nombre des volumes qu'il avait composés ne s'élevait pas à moins de trois cents, d'après le témoignage de Diogène de Laërte, qui énumère ses principaux ouvrages. On sait qu'il n'en est à peu près rien parvenu jusqu'à nous. Comme Saint-Évremond et tant d'autres hommes du monde d'alors, le che

tant de chefs-d'œuvre d'esprit et d'invention, comme une vive lumière dont les uns furent éclairés et la plupart éblouis. Mais, parce qu'il étoit persuadé qu'on n'est heureux que par le plaisir, ni malheureux que par la douleur, ce qui me semble, à le bien examiner, plus clair que le jour, on l'a regardé comme l'auteur de la plus infâme et de la plus honteuse débauche, si bien que la pureté de ses mœurs ne le put exempter de cette horrible calomnie. Je serois assez de son avis, me dit-il, et je crois qu'on pourroit faire une maxime, que la vertu mal entendue n'est guère moins incommode que le vice bien ménagé 1. — Ha! Monsieur, m'écriai-je, il s'en faut bien garder; ces termes sont si scandaleux, qu'ils feroient condamner la chose du monde la plus honnête et la plus sainte. Aussi n'usé-je de ces mots, me dit-il, que pour m'accommoder au langage de certaines gens qui donnent souvent le nom de vice à la vertu, et celui de vertu au vice; et parce que tout le monde veut être heureux, et que c'est le but où tendent toutes les actions de la vie, j'admire que ce qu'ils appellent vice soit ordinairement doux et commode, et que la vertu mal entendue soit âpre et pesante. Je ne m'étonne pas que ce grand homme ait eu tant d'ennemis; la véritable vertu se confie en ellemême; elle se montre sans artifice et d'un air simple et naturel, comme celle de Socrate; mais les faux honnêtes gens, aussi bien que les faux dévots, ne cherchent que l'apparence2, et je crois que, dans la morale, Sénèque étoit un hypocrite et qu'Épicure étoit un saint. Je ne vois rien de si beau que la noblesse du cœur et la hauteur de l'esprit : c'est de là que procède la parfaite honnêteté, que je mets au-dessus de tout, et qui me semble à préférer, pour l'heur de la vie, à la possession d'un royaume. Ainsi j'aime la vraie vertu comme je hais le vrai vice; mais, selon mon sens, pour être effectivement vertueux, au moins pour l'être de bonne grâce, il faut savoir pratiquer les bienséances, juger sainement de tout, et donner l'avantage aux excellentes choses par-dessus celles qui ne sont que médiocres. La règle, à mon gré, la plus certaine pour ne pas douter si une chose est en perfection, c'est d'observer si elle sied bien à toute sorte d'égards 3, et rien ne me paroît de si mauvaise grâce que d'être un sot ou une sotte, et de se laisser empiéter aux préventions.

valier de Meré suivait la voie d'Épicure, rouverte au dix-septième siècle par Gassendi, Bernier, Hénault, la Mothe le Vayer, etc. - Voyez, plus loin, l'Ode de Mme des Houlières.

1. Après ménage, Duplessis ajoute à tort n'est agréable, que ne donne pas l'édition originale. La Rochefoucauld n'a pas exprimé la première proposition de la maxime dont le chevalier lui attribue l'intention; mais il a rendu la seconde, sous diverses formes, dans ses maximes 90, 155, 251, 273, 354 et 468. 2. Rapprochez de la maxime 202.

3. Voyez la maxime 626, et la 1 des Réflexions diverses.

Nous devons quelque chose aux coutumes des lieux où nous vivons, pour ne pas choquer la révérence publique, quoique ces coutumes soient mauvaises; mais nous ne leur devons que de l'apparence : il faut les en payer et se bien garder de les approuver dans son cœur, de peur d'offenser la raison universelle, qui les condamne. Et puis, comme une vérité ne va jamais seule, il arrive aussi qu'une erreur en attire beaucoup d'autres'. Sur ce principe qu'on doit souhaiter d'être heureux, les honneurs, la beauté, la valeur, l'esprit, les richesses, et la vertu même, tout cela n'est à desirer que pour se rendre la vie agréable2. Il est à remarquer qu'on ne voit rien de pur ni de sincère, qu'il y a du bien et du mal en toutes les choses de la vie3, qu'il faut les prendre et les dispenser à notre usage1, que le bonheur de l'un seroit souvent le malheur de l'autre, et que la vertu fuit l'excès comme le défaut. Peut-être qu'Aristide et Socrate n'étoient que trop vertueux, et qu'Alcibiade et Phédon ne l'étoient pas assez; mais je ne sais si, pour vivre content et comme un honnête homme du monde, il ne vaudroit pas mieux être Alcibiade et Phédon qu'Aristide ou Socrate. Quantité de choses sont nécessaires pour être heureux, mais une seule suffit pour être à plaindre; et ce sont les plaisirs de l'esprit et du corps qui rendent la vie douce et plaisante, comme les douleurs de l'un et de l'autre la font trouver dure et fâcheuse. Le plus heureux homme du monde n'a jamais tous ces plaisirs à souhait. Les plus grands de l'esprit, autant que j'en puis juger, c'est la véritable gloire et les belles connoissances, et je prends garde que ces gens-là ne les ont que bien peu, qui s'attachent beaucoup aux plaisirs du corps. Je trouve aussi que ces plaisirs sensuels sont grossiers, sujets au dégoût, et pas trop à rechercher, à moins que ceux de l'esprit ne s'y mêlent. Le plus sensible est celui de l'amour; mais il passe bien vite si l'esprit n'est de la partie. Et comme les plaisirs de l'esprit surpassent de bien loin ceux du corps, il me semble aussi que les extrêmes douleurs corporelles sont beaucoup plus insupportables que celles de l'esprit *. Je vois de plus que ce qui sert d'un côté nuit d'un autre; que le plaisir fait souvent naître la douleur, comme la douleur cause le plaisir, et que notre félicité dépend assez de la fortune, et plus encore de notre conduite'. »

1. Voyez la maxime 230, et la 7o des Réflexions diverses.

2. Rapprochez de la maxime 213.

3. Voyez la maxime 52. 4. Voyez la maxime 392.

5. Faut-il rappeler que la Rochefoucauld souffrait cruellement de la goutte, dont il est mort? Voyez, ci-après, l'Ode de Mme des Houlières.

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6. Rapprochez de la maxime 519.

7. Les maximes de l'auteur (passim) donnent beaucoup plus de part dans notre vie à la fortune qu'à la conduite. - Voyez, entre autres, les maximes 1, 57, 58, 323, 380, 470 et 631.

Je l'écoutois doucement, quand on nous vint interrompre, et j'étois presque d'accord de ce (sic) tout ce qu'il disoit. Si vous me voulez croire, Madame, vous goûterez les raisons d'un si parfaitement honnête homme, et vous ne serez pas la dupe de la fausse honnêteté.

XV

FABLE DE LA FONTAINE.

L'HOMME ET SON IMAGE1.

POUR M. L. D. D. L. R. 2

Un homme qui s'aimoit sans avoir de rivaux

Passoit dans son esprit pour le plus beau du monde.
Il accusoit toujours les miroirs d'être faux,
Vivant plus que content dans son erreur profonde.
Afin de le guérir, le sort officieux

Présentoit partout à ses yeux

Les conseillers muets dont se servent nos dames :
Miroirs dans les logis, miroirs chez les marchands,
Miroirs aux poches des galants,

Miroirs aux ceintures des femmes 3.

Que fait notre Narcisse? Il se va confiner
Aux lieux les plus cachés qu'il peut s'imaginer,
N'osant plus des miroirs éprouver l'aventure;
Mais un canal, formé par une source pure,
Se trouve en ces lieux écartés;

Il s'y voit, il se fâche, et ses yeux irrités
Pensent apercevoir une chimère vaine.
Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau;
Mais quoi? le canal est si beau,
Qu'il ne le quitte qu'avec peine.

On voit bien où je veux venir.

Je parle à tous, et cette erreur extrême

1. Livre I, fable XI.

2. Telle est la seconde ligne de titre dans toutes les éditions qui ont été publiées du vivant de la Fontaine, et dont la première est de 1668. Ces initiales et le dernier vers de la fable désignaient assez clairement l'auteur des Maximes. 3. Voyez la Place royale de Corneille, acte II, scène п, après le vers 377. 4. Voyez, plus loin, la Réponse à L'AMOUR-PROPRE, par le marquis de SaintAulaire, p. 412.

Est un mal que chacun se plaît d'entretenir.
Notre âme, c'est cet homme amoureux de lui-même;
Tant de miroirs, ce sont les sottises d'autrui,
Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes;
Et quant au canal, c'est celui

Que chacun sait le livre des Maximes.

XVI

AUTRE FABLE DE LA FONTAINE1.

[LES LAPINS.]

DISCOURS A MONSIEUR LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD.

Je me suis souvent dit, voyant de quelle sorte
L'homme agit, et qu'il se comporte

En mille occasions comme les animaux :

Le roi de ces gens-là n'a pas moins de défauts
Que ses sujets, et la Nature

A mis dans chaque créature

Quelque grain d'une masse où puisent les esprits;
J'entends les esprits corps et pétris de matière.
Je vais prouver ce que je dis.

A l'heure de l'affût, soit lorsque la lumière
Précipite ses traits dans l'humide séjour,
Soit lorsque le soleil rentre dans sa carrière,
Et que, n'étant plus nuit, il n'est pas encor jour,
Au bord de quelque bois, sur un arbre je grimpe,
Et nouveau Jupiter, du haut de cet Olympe

Je foudroie à discrétion

Un lapin qui n'y pensoit guère.

Je vois fuir aussitôt toute la nation

Des lapins, qui, sur la bruyère,
L'œil éveillé, l'oreille au guet,

1. Livre X, fable XIV, dans l'édition originale (1679); dans les éditions modernes, c'est la fable xv, parce qu'on a marqué du chiffre I le Discours à Mme de la Sablière, qui, dans la première impression, n'est pas numéroté.

2. C'est le seul titre de la fable dans la première édition; plus tard, les éditeurs l'ont intitulée les Lapins. Le fabuliste lui-même nous apprend dans le dernier vers que c'est la Rochefoucauld qui lui a donné ce sujet (voyez plus haut, p. 309 et note 3).

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