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XIII

ARTICLE DU JOURNAL DES SAVANTS, SUR LES MAXIMES

DE LA ROCHEFOUCauld (1665)1.

PROJET D'ARTICLE.

C'est un traité des mouvements du cœur de l'homme, qu'on peut dire lui avoir été comme inconnus jusques à cette heure. Un seigneur, aussi grand en esprit qu'en naissance, en est l'auteur1; mais ni sa grandeur ni son esprit n'ont pu empêcher qu'on n'en ait fait des jugements bien différents.

Les uns croient que c'est outrager les hommes que d'en faire

ARTICLE IMPRIMÉ (9 mars 1665).

Une personne de grande qualité et de grand mérite passe pour étre auteur de ces Maximes; mais, quelques lumières et quelque discernement qu'il ait fait paroître dans cet ouvrage, il n'a pas empéché que l'on n'en ait fait des jugements bien différents.

1. Extrait du tome II des Portefeuilles de Vallant, folios 148 et 160. Cet article, véritable réclame, comme nous dirions aujourd'hui, est de Mme de Sablé (voyez la Notice biographique). Le brouillon, écrit de la main de Vallant (folio 148), sous la dictée de la marquise, est intitulé: Ce que Madame a envoyé à M. de la Rochefoucauld pour le Journal des Savants, le 18 fevrier 1665. Il y en a plus loin (folio 160) une mise au net, qu'on pourrait croire datée du 28 février, le chiffre 1, sous la plume de Vallant, ressemblant fort au chiffre 2. Une autre copie avec corrections se trouve au tome V, folio 369; elle a pour titre : Sur le livre de M. de la Rochefoucauld, pour mettre dans le Journal des Savants. Nous donnons le Projet d'article selon la mise au net, mais nous ajoutons dans les notes les premières leçons du brouillon. (Notice sur la Rochefoucauld, en tête des Mémoires) et M. Sainte-Beuve (Portraits de femmes, M. de la Rochefoucauld, 15 janvier 1840) ont publié le Projet d'article; V. Cousin y a depuis ajouté l'Article imprimé (Madame de Sable, 1854 et 1859). Il se trouve à la page 116 du Journal des Savants (9 mars 1665), sous ce titre « Réflexions ou Sentences et Maximes morales, à Paris, chez Claude Barbin, au Palais. >> Nous avons mis en italique les passages de l'Article imprimé qui diffèrent du Projet d'article; ce sont probablement les retouches mêmes de la Rochefoucauld,

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2. V. Cousin donne à tort: du mouvement.

Petitot

3. Dans le brouillon, Mme de Sablé avait d'abord écrit : « qu'on peut dire avoir été comme inconnus jusques à cette heure au même cœur qui les produit; » puis, après avoir effacé ces six derniers mots et y avoir substitué, au-dessus de la ligne, lui, elle les a rétablis, tout en laissant ce mot lui. Sans doute, après réflexion, elle est revenue, lors de la mise au net, à sa première correction. 4. Voyez plus haut, p. 356, note 4.

5. Brouillon: « ni son esprit ni sa grandeur, »

6. Au brouillon il y avait d'abord : « n'ont pas empêché, » qui a été corrigé en a n'ont pu empêcher. »

PROJET D'ARTICLE.

ARTICLE IMPRIMÉ.

une si terrible peinture', et que l'auteur n'en a pu prendre l'original qu'en lui-même ; ils disent qu'il est dangereux de mettre de telles pensées au jour, et qu'ayant si bien montré qu'on ne fait jamais de bonnes actions3 que par de mauvais principes, on ne se mettra plus en peine de chercher la vertu, puisqu'il est impossible de l'avoir, si ce n'est en idée o.

Les autres, au contraire, trouvent ce traité fort utile, parce qu'il découvre les fausses idées que les hommes ont d'eux-mêmes, et leur fait voir' que, sans la religion, ils sont incapables de faire aucun bien; qu'il est bon de se

L'on peut dire néanmoins que ce traité est fort utile, parce qu'il découvre aux hommes les fausses idées qu'ils ont d'eux-mêmes; qu'il leur fait voir que, sans le christianisme, ils sont incapables de faire aucun bien qui ne soit

1. Dans le brouillon, on avait d'abord mis outrager, puis on l'a effacé pour écrire, dans l'interligne : trop offenser, qu'on a ensuite effacé également, pour rétablir au-dessus outrager. - Autre version de la copie, dans le tome V de Vallant : « Les uns croient que c'est injustement qu'on fait une si terrible peinture des hommes. >>

2. Voyez plus haut le Discours sur les Maximes, p. 367, la Lettre de la princesse de Guymené, p. 372, et, plus loin, la Lettre du chevalier de Meré, p. 396. 3. Brouillon: « les bonnes actions. » — - V. Cousin, à tort : « les belles actions. >>

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4. Brouillon : «< par de mauvais principes, il semblera qu'il seroit inutile (autres corrections sur le brouillon: la plupart du monde croira qu'il est inutile d'entreprendre de pratiquer la vertu; -on se persuadera qu'il est inutile de chercher la vertu). » — Le mot chercher, qui dans la mise au net a remplacé pratiquer, est, dans le brouillon, écrit d'une encre plus blanche, audessus de ce dernier mot, et nous paraît être de la main de la Rochefoucauld. 5. Brouillon: a .... puisqu'il est comme impossible d'en avoir. »

6. Dans la mise au net, la phrase s'arrête ici; le brouillon continue ainsi : que c'est enfin renverser la morale (devant morale, il y a philosophie, effacé) de faire voir que outes les vertus qu'elle nous enseigne ne sont que des chimères, puisqu'elles n'ont que de mauvaises fins. » — Brouillon du tome V: «<.... que toutes les vertus qu'elle nous enseigne n'ont que de mauvaises fins, et qu'elles ne sont par conséquent que des chimères. » — L'alinéa tout entier a été supprimé par la Rochefoucauld; c'était l'endroit sensible dont il est question dans la lettre suivante.

7. Dans le brouillon, la première rédaction était : « trouvent ces maximes fort utiles, parce qu'elles découvrent aux hommes les fausses idées qu'ils ont d'eux-mêmes, et leur font voir; » mais on a substitué traité à maximés et fait, au brouillon même, les autres changements que ce premier rendait nécessaires.

PROJET D'ARTICLE.

connoître tel qu'on est, quand il n'y auroit que cet avantage de n'être point trompé dans la connoissance qu'on peut avoir de

soi-même.

Quoi qu'il en soit, il y a tant d'esprit dans cet ouvrage, et une si grande pénétration pour connoître le véritable état de l'homme, à ne regarder que sa nature3, que toutes les personnes de bon sens y trouveront une infinité de choses qu'ils" auroient peutêtre ignorées toute leur vie", si cet auteur ne les avoit tirées du chaos du cœur de l'homme, pour les mettre dans un jour où quasi tout le monde peut les voir et les comprendre sans peine.

"

ARTICLE IMPRIMÉ.

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mélé d'imperfection, et que rien
n'est plus avantageux que
de se
connoître tel que l'on est en effet,
afin de n'être plus trompé par la
fausse connoissance que l'on a
toujours de soi-même.

Il y a tant d'esprit dans cet ouvrage, et une si grande pénétration pour déméler la variété des sentiments du cœur de l'homme, que toutes les personnes judicieuses y trouveront une infinité de choses fort utiles, qu'elles auroient peut-être ignorées toute leur vie, si l'auteur des Maximes ne les avoit tirées du chaos, pour les mettre dans un jour où quasi tout le monde les peut voir et les peut comprendre sans peine.

1. Brouillon: « qu'il est toujours bon de se connoître. » — tome V qu'il est utile de se connoître. »>

Brouillon du

2. Brouillon: « quand même il n'y auroit point d'autre avantage que celui de n'être point trompé dans la connoissance qu'on a de soi-même, et que cela suffit pour pardonner à l'auteur de nous avoir montré la nature corrompue. » 3. Dans le texte de V. Cousin: « que la nature. »

4. Brouillon: « toutes les personnes judicieuses. » L'article imprimé, c'està-dire la Rochefoucauld, a repris cet adjectif.

5. Au dix-septième siècle, on mettait souvent, comme ici, le masculin après le mot personne (voyez ci-dessus, p. 391, la première phrase de la 2o colonne); on verra toutefois qu'ici le féminin a été rétabli, dans l'article imprimé, sans doute par la Rochefoucauld lui-même.

6. Dans le brouillon on avait mis d'abord : « une infinité de choses fort utiles dont peut-être n'ont-ils jamais ouï parler, et qu'ils auroient ignorées sans doute toute leur vie; » puis on avait effacé les mots en italique jusqu'à et inclusivement; sans doute avait été ajouté au-dessus de la ligne, puis effacé également et remplacé par peut-être.

7. Brouillon: « du chaos de la nature. »

8. V. Cousin donne à tort : « tel qu'on est; » et, à la ligne suivante, pas, au lieu de plus.

9. V. Cousin donne, également à tort, vérité, au lieu de variété.

LETTRE D'ENVOI DE MADAME DE SABLÉ

A LA ROCHEFOUCAULD1.

Je vous envoie ce que j'ai pu tirer de ma tête pour mettre dans le Journal. J'y ai mis cet endroit qui vous est si sensible3, afin que cela vous fasse surmonter la mauvaise honte qui vous fit donner au public la Preface1 sans y rien retrancher, et je n'ai pas craint de le mettre, parce que je suis assurée que vous ne le ferez pas imprimer, quand même le reste vous plairoit. Je vous assure aussi que je vous serai plus obligée d'en user comme d'une chose qui seroit à vous', en le corrigeant ou en le jetant au feu, que si vous lui faisiez un honneur qu'il ne mérite pas. Nous autres, grands auteurs, sommes trop riches pour craindre de perdre de nos productions. Mandezmoi ce qu'il vous semble 10 de ce dictum.

Le 18 février 1665.

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1. Nous donnons cette lettre comme faisant partie intégrante de la pièce qui précède. Elle est également de la main de Vallant, avec ce titre : Lettre de Madame à M. de la Rochefoucauld, en lui envoyant cet écrit pour le Journal des Savants. Ici encore, à côté de la copie définitive, nous avons un brouillon, dont nous relèverons les premières leçons. M. Sainte-Beuve n'a cité que partiellement, mais exactement, cette lettre; V. Cousin l'a donnée tout entière, mais en mêlant le brouillon avec la mise au net.

2. Brouillon et texte de V. Cousin: « dans le Journal des Savants. D

3. Premières leçons du brouillon : «< cet endroit qui pour vous est le plus sensible; »« cet endroit seul par où l'on vous peut condamner. » — Seconde leçon, suivie à peu près par V. Cousin : « cet endroit qui pour vous est le plus sensible. »

4. Brouillon et texte de V. Cousin: a qui vous fit mettre la Préface. » — Comme le fait observer V. Cousin, il s'agit sans doute du Discours sur les Maximes, attribué à Segrais (voyez plus haut, p. 355 et suivantes). — Le brouillon portait d'abord : « qui vous fait mettre la Préface; la correction fit indique qu'au 18 février 1665 (date de cette lettre) ce Discours et, par conséquent, les Maximes venaient seulement de paraître. En effet, ce n'est qu'au commencement de février 1665 que la Rochefoucauld se décida à livrer son œuvre au public, bien que l'impression du volume, commencée depuis un fût achevée depuis trois mois et plus (27 octobre 1664), sauf peut-être les cartons qu'il y introduisit au dernier moment (voyez la Notice bibliographique). 5. Brouillon: « la Préface sans y rien retrancher; car je suis assurée que vous n'y laisserez pas cet endroit-là, quand même le reste........ » Au-dessus des mots en italique, on a ajouté, dans le brouillon, ces mots du texte définitif: << ne le ferez pas imprimer. »

an,

6. Brouillon: « plus obligée si vous en usez. »

7. On a vu plus haut que la Rochefoucauld a profité de la permission en supprimant l'endroit sensible.

8. Brouillon et texte de V. Cousin : « pour le corriger ou pour le jeter au feu. »

9. « .... nous sommes trop riches pour craindre de rien perdre, » (V. Cousin.) 10. Brouillon: « mandez-moi seulement ce qu'il vous semble. »

XIV

LETTRE DU Chevalier de merÉ A MADAME LA DUCHESSE DE ***1.

Vous voulez que je vous écrive, Madame, et vous me l'avez commandé de si bonne grâce et si galamment, que je n'ai pu vous le

1. Cette pièce a été signalée à l'attention du public lettré par M. SainteBeuve (Derniers Portraits littéraires, Paris, Didier, 1852, in-12, p. 116), qui l'apprécie en ces termes, aussi justes que délicats : « Elle nous rend la conversation d'un des hommes qui causaient le mieux, avec le plus de douceur et d'insinuation, de ce la Rochefoucauld qui n'avait de chagrin que ses Maximes, mais qui, dans le commerce de la vie, savait si bien recouvrir son secret d'une enveloppe flatteuse. La lettre du chevalier nous le montre devisant et moralisant dans l'intimité; si fidèle qu'ait voulu être le secrétaire, on sent, à le lire, qu'il n'a pu tout rendre, et l'on découvre bien, par-ci par-là, quelque solution de continuité dans ce qu'il rapporte. Il y a, dit la Rochefoucauld (voyez la 4o des Réflexions diverses, p. 294, note 5), des tons, des airs et des manières, qui font tout ce qu'il y a d'agréable ou de désagréable, de delicat ou de choquant dans la conversation; mais quoique tout cela s'évanouisse dès qu'on écrit, on croit saisir dans le mouvement prolongé du discours quelque chose même de ces tons qui faisaient de ce penseur amer un si doux causeur, et qui attachaient en l'écoutant. Cette page du chevalier devrait s'ajouter, dans les éditions de la Rochefoucauld, à la suite des Réflexions diverses, dont elle semble une application vivante.» Duplessis a suivi le premier cette indication de M. Sainte-Beuve; nous la suivons à notre tour, après avoir corrigé et complété le texte de cette pièce sur l'édition originale (Lettres de M. le chevalier de M., Paris, D. Thierry et Cl. Barbin, 1682, in-12, tome I, p. 83-91). C'est également sur l'indication de M. Sainte-Beuve (Portraits de femmes, M. de la Rochefoucauld, Paris, 1862, p. 271, 1 note) que nous donnons, ci-après, deux fubles de la Fontaine, une ode adressée à la Rochefoucauld par Mme des Houlières, l'ode de la Motte sur l'Amour-propre, et la réplique en vers du marquis de Saint-Aulaire.-Georges Gombauld de Plassac, chevalier de Meré, né, selon Moréri, vers la fin du seizième siècle, ou au commencement du dix-septième, mort en 1685, dans un âge fort avancé, était cadet d'une ancienne maison du Poitou. Après quelques campagnes sur mer, il s'adonna aux lettres et au monde, où il fit fort bonne figure, et tint école de bon air et de bon goût. Pascal le consultait sur des questions scientifiques; Balzac et Ménage recherchaient son entretien ou sa correspondance, et il était en commerce assidu avec le maréchal de Clérembaut, le duc de la Rochefoucauld, Ninon de l'Enclos, Mme de Sablé, Mme de Maintenon et la duchesse de Lesdiguières. Quant à Mme de Sévigné, elle paraît l'avoir eu en assez médiocre estime, au moins comme écrivain; dans sa Lettre du 24 novembre 1679 (tome VI, p. 96 et 97), elle lui reproche son chien de style. Il est vrai qu'il s'était permis de faire une critique ridicule, en collet monté, d'un esprit libre, badin et charmant comme Voiture. Ses ouvrages ont été parfois confondus avec ceux de son frère aîné, qu'on appelait plus particulièrement M. de Plassac de Meré, écrivain lui-même, et plus précieux encore que le chevalier. Les principaux écrits de ce dernier sont ses Maximes, Sentences et Réflexions morales et politiques (1687), que nous avons souvent citées dans le courant de ce volume, ses Lettres (1682), et les Conversations du M. D. C. et du C. D. M. (du maréchal de Clérembaut et du chevalier de Meré, 1669). On ne sait ni la date de la lettre que nous donnons, ni le nom de la personne à qui elle était adressée; on peut croire que c'était à la duchesse de Lesdiguières.

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