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et c'est ce qui fait voir la nécessité de la pénitence chrétienne, qui a été une vertu inconnue à la philosophie.

Mais peut-être que votre ami, Madame, a des raisons de ne point passer les bornes de la sagesse humaine, et comme il a l'esprit fort délicat, il pourra même croire qu'il y a de l'orgueil ou de l'intérêt secret en mon avis, et quelque protestation que je lui puisse faire du contraire, il n'est pas obligé de me croire. Il vaut donc mieux, Madame, que vous ne lui en parliez point du tout, s'il vous plaît, et que vous lui disiez seulement que, quand il n'y auroit que son écrit au monde avec l'Évangile', je voudrois être chrétien. L'un m'apprendroit à connoître mes misères, et l'autre à implorer mon libérateur 2; ce sont les deux premiers degrés de la vie spirituelle, et quand on les franchit comme il faut, on n'en demeure pas là ordinairement; les bonnes œuvres suivent et l'on fait profit de tout, des péchés même et des fautes qu'on a commises, qu'on commet, et des ignorances, erreurs et foiblesses, naturelles et involontaires, auxquelles sont sujets tous les hommes de ce monde, et même ceux qui sont le plus établis dans les vertus essentielles.

Que si cette pièce ne s'imprime pas, je vous prie très-humblement, Madame, de m'en faire avoir une copie.

I. &.... que cet écrit au monde et l'Évangile. » (V. Cousin.) — Voyez la note 5 de la page 384.

2. V. Cousin supprime le reste de l'alinéa.

XI

MADAME DE ROHAN, ABBESSE DE MALNOUE,

A MONSIEUR LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD [1674]1.

Je vous renvoie vos Maximes, Monsieur, en vous rendant mille et mille grâces très-humbles. Je ne les louerai point comme elles méritent d'être louées, parce que je les trouve trop au-dessus de mes louanges. Elles ont un sens si juste et si délicat, quoiqu'il soit quelquefois un peu détourné3, qu'il ne faudroit pas moins de délicatesse pour vous dire ce qu'on en pense 1, qu'il vous en a fallu pour les faire. Vous avez une lumière si vive pour pénétrer le cœur de tous les hommes qu'il semble qu'il n'appartienne qu'à vous de donner un jugement équitable sur le mérite ou le démérite de tous ses mouvements, avec cette différence pourtant, qu'il me semble, Monsieur, que vous avez encore mieux pénétré celui des hommes que celui des femmes; car je ne puis, malgré la déférence que j'ai pour vos lumières, m'empêcher de m'opposer un peu à ce que vous dites, que leur tempérament fait toute leur vertu, puisqu'il faudroit conclure de là que leur raison leur seroit entièrement inutile. Et quand même il seroit vrai qu'elles eussent quelquefois les passions plus vives que les hommes, l'expérience fait assez voir qu'elles savent les surmonter contre leur tempé

1. Extrait du tome XIII, in-4°, des Papiers de Conrart, p. 1183 et suivantes. L'abbé Brotier a publié le premier cette pièce (1789, p. 191-196), sous le titre de Lettre d'une dame au duc de la Rochefoucault; Duplessis (1853, p. 291-294) et V. Cousin (Madame de Sablé, p. 168-172) l'ont reproduite après lui. Brotier n'indique pas d'où il l'a tirée; il ajoute seulement (p. 260) qu'il la croit de Mme de Rohan, abbesse de Malnoue. Ce qu'il croyait, nous en sommes sûr aujourd'hui, car c'est sous le nom de Mme de Rohan que se trouve cette remarquable lettre, copiée de la main même de Conrart, dans le précieux recueil de la bibliothèque de l'Arsenal. Nous avons suivi le texte de cette copie, en notant les leçons différentes de Brotier, de Duplessis et de V. Cousin. Pour la date, voyez la note 6 de la suivante. page Marie-Éléonore de Rohan, abbesse de la Trinité de Caen, puis de Malnoue, près de Paris, était fille de la célèbre duchesse de Montbazon, sœur consanguine de la non moins célèbre duchesse de Chevreuse, et nièce de Mlle de Vertus (voyez p. 374, note 1). Elle a laissé divers ouvrages de piété, et son Portrait écrit par elle-même, pour le recueil de Mademoiselle de Montpensier. Elle mourut à Paris, dans la communauté bénédictine du Cherche-Midi, le 8 avril 1681, à l'âge de cinquante-trois ans.

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2. Brotier, Duplessis et V. Cousin: « en vous en rendant. >> 3. Voyez p. 366, et p. 376, note 5.

4.

tout ce que je pense. »

(Edition de Duplessis.)

5. α
car je ne puis pas. » (Éditions de Brotier et de Duplessis.)
6. Maxime 346.

rament, de sorte que, quand nous consentirons que vous mettiez de l'égalité entre les deux sexes, nous ne vous ferons pas d'injustice pour nous faire grâce. Il est même bien plus ordinaire aux femmes de s'opposer à leur tempérament qu'aux hommes, lorsqu'elles l'ont mauvais, parce que la bienséance et la honte les y forceroient', quand même leur vertu et leur raison ne les y obligeroient pas. Voici les trois de vos Maximes que j'aime le mieux et qui m'ont le plus charmée:

Il ne faudroit point être jaloux quand on nous donne sujet de l'être il n'y a que les personnes qui évitent de donner de la jalousie qui soient dignes qu'on en ait pour elles3. »

« La fortune fait paroître nos vertus et nos vices comme la lumière fait paroître les objets1. »

« La violence qu'on se fait pour demeurer fidèle à ce qu'on aime ne vaut guère mieux qu'une infidélité *. »

Je vous avoue, Monsieur, que, quoique vos Maximes soient trèsbelles, ces trois-là me paroissent incomparables, et qu'on ne sait à qui donner le prix, ou au sens ou à l'expression. Mais comme vous m'avez engagée à vous parler franchement, trouvez bon que je vous dise que je n'entends pas bien votre première maxime, où vous dites: « L'accent du pays où on est né demeure dans l'esprit et dans le cœur comme dans le langage. » Je crois que cela est fort bien et fort juste; mais je ne connois point ces accents qui demeurent dans l'esprit et dans le cœur. Je crois que c'est ma faute de ne les entendre ni de ne les pas sentir, et cette maxime me fait connoître ce que vous dites dans la quatrième, que les occasions nous font connoître aux autres et à nous-mêmes 3.

Cette autre maxime, où vous dites que l'on perd quelquefois des personnes qu'on regrette plus qu'on n'en est afflige, et d'autres dont on est affligé quelque temps et qu'on ne regrette guère, n'est pas à mon usage;

1. Dans la maxime 22c, la Rochefoucauld convient lui-même que la honte fait souvent la vertu des femmes.

2. Voilà, dans le texte de V. Cousin,

3. C'est à peu près la maxime 359.-4. Maxime 380.- 5. Maxime 381. 6. C'est la maxime 342; mais c'était, en effet, la première de quarantequatre pensées dont la Rochefoucauld avait envoyé la copie à Mme de Rohan. Dans le Manuscrit de Conrart, cette copie est jointe à la lettre de l'Abbesse. Elles appartiennent toutes à la quatrième édition, qui a paru en 1675, mais dont l'Achevé d'imprimer porte la date du 17 décembre 1674. Il y a donc toute apparence que la lettre de l'abbesse de Malnoue est du courant de l'année 1674.

7. ".... mais je ne connois point les accents qui demeurent dans le cœur et dans l'esprit. (Éditions de Brotier et de Duplessis.) — Voyez plus haut, p. 165, note 1.

D

8. Maxime 345.

9. Sauf quelque temps, qui est ajouté, c'est la maxime 355.

car la mesure de ma douleur seroit toujours la mesure de mon regret, et j'ai grand'peine à comprendre que je puisse séparer ces deux choses, parce que ce qui auroit mérité1 mon attachement mériteroit également et mon regret, et mes larmes, et ma douleur.

2

La maxime sur l'humilité me paroît encore parfaitement belle, mais j'ai été bien surprise de trouver là l'humilité. Je vous avoue que je l'y attendois si peu3, qu'encore qu'elle soit si fort de ma connoissance depuis longtemps, j'ai eu toutes les peines du monde à la reconnoître au milieu de tout ce qui la précède et qui la suit. C'est assurément pour faire pratiquer cette vertu aux personnes de notre sexe que vous faites des maximes où leur amour-propre est si peu flatté. J'en serois bien humiliée en mon particulier, si je ne me disois à moi-même ce que je vous ai déjà dit dans ce billet, que vous jugez encore mieux du cœur des hommes que de celui des dames, et que peut-être vous ne savez pas vous-même le véritable motif qui vous les fait moins estimer. Si vous en aviez toujours rencontré dont le tempérament eût été soumis à la vertu, et les sens moins forts que la raison, vous penseriez mieux que vous ne faites d'un certain nombre qui se distingue toujours de la multitude, et il me semble que Mme de la Fayette et moi méritons bien que vous ayez un peu meilleure opinion du sexe en général. Vous ne ferez que nous rendre ce que nous faisons en votre faveur, puisque, malgré les défauts d'un million d'hommes, nous rendons justice à votre mérite particulier, et que vous seul nous faites croire tout ce qu'on peut dire d'avantageux pour votre sexe".

7

I. "....

parce que qui auroit mérité........ » (Édition de Duplessis.)

2. Maxime 358.

3. « que je m'y attendois si pen. » (Édition de Duplessis.)

....

4. V. Cousin (Madame de Sablé, p. 168) fait observer que l'Abbesse paraît ici poursuivre les hostilités de sa mère (Mme de Montbazon) contre la duchesse de Longueville.

5. Dans le texte de Duplessis: méritions.

6. « .... vous seal vous nous faites croire. » (Éditions de Brotier et de Duplessis.)

7. Dans le texte de Brotier, de Duplessis et de V. Cousin : « .... tout ce qu'on peut dire de plus avantageux, »>

8. On trouvera dans les Lettres (année 1674)

cauld à Mme de Rohan.

réponse de la Rochefou

XII

OPINION DE DANIEL HUET SUR LES MAXIMES1.

In iis sententiis quas pervulgavit (Roccafucaldius) sub Axiomatum nomine, pertinentque ad mores hominum, nihil est quod valde laudem : non enim ex nativo hominum ingenio et moribus integris, sed ex naturæ depravatione et animi humani corruptela petitæ sunt: ut quod generali vocabulo appellavit Axiomata, quasi omni hominum generi æque conveniant, rectius illa improborum hominum vitiis dicenda sint convenire3.

1. Extrait de l'ouvrage intitulé: Pet. Dan. Huetii, episcopi abrincensis, Commentarius de rebus ad eum pertinentibus, Amstelodami, apud H. du Sauzet, M. DCC. XVIII, p. 316. — La vie de Pierre-Daniel Huet est assez connue; nous rappellerons seulement qu'il est né à Caen en 1630, et qu'il arriva rapidement à la célébrité parmi les lettres et les savants du siècle, Sous-précepteur du Dauphin en 1670, il est reçu bientôt après membre de l'Académie française. Évêque nommé de Soissons en 1685, il ne prend pas possession de son siége, et permute en 1689 avec l'évêque d'Avranches; au bout de dix ans, ses infirmités l'obligent à se démettre de l'épiscopat, et il se retire dans la maison professe des Jésuites de Paris, où il meurt le 26 janvier 1721, à l'âge de quatre-vingt-onze ans. Il a laissé de nombreux ouvrages, qu'on ne lit plus guère, mais qui ont été pendant longtemps fort estimés.

2. « Dans ses Maximes, où il (M. de la Rochefoucauld) a peint les mœurs des hommes, je ne trouve pas grand' chose à louer sans réserve; car ce n'est pas aux bonnes mœurs, mais aux mœurs corrompues, qu'il en a emprunté le sujet: de sorte que ce qu'il a appelé du nom général de Maximes, comme si elles étaient également applicables à tous les hommes, ne convient, à vrai dire, qu'aux hommes vicieux. » (Mémoires de Daniel Huet, évêque d'Avranches, traduits pour la première fois du latin en français, par Ch. Nisard, Paris, Hachette, 1853, p. 195.)

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