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mais il me fut impossible d'en trouver le temps Je voulois vous écrire, et m'étendre sur leur sujet : je ne puis pas pourtant vous en dire mon sentiment en détail'. Tout ce qu'il m'en paroît, en général, est qu'il y a en cet ouvrage beaucoup d'esprit, peu de bonté, et force vérités que j'aurois ignorées toute ma vie, si l'on ne m'en avoit fait apercevoir. Je ne suis pas encore parvenue à cette habileté d'esprit

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où l'on ne connoît, dans le monde, ni honneur, ni bonté, ni probité; je croyois qu'il y en pouvoit avoir; cependant, après la lecture de cet écrit, l'on demeure persuadé qu'il n'y a ni vice ni vertu à rien3, et que l'on fait nécessairement toutes les actions de la vie. S'il est ainsi que nous ne nous puissions empêcher de faire tout ce que nous desirons, nous sommes excusables, et vous jugez de là combien ces maximes sont dangereuses. Je trouve encore que cela n'est pas bien écrit en françois, c'est-à-dire que ce sont des phrases et des manières de parler qui sont plutôt d'un homme de la cour que d'un auteur*. Cela ne me déplaît pas, et ce que je vous en puis dire de plus vrai est que je les entends toutes, comme si je les avois faites, quoique bien des gens y trouvent de l'obscurité en certains endroits 3. Il y en a qui me charment, comme : L'esprit est toujours la dupe du cœur ;

de Schomberg. V. Cousin (Madame de Sablé, chapitre m, p. 165) pense que la marquise avait voulu en ôter tout ce qui pouvait déplaire à la Rochefoucauld; l'observation, si elle est fondée, ne s'appliquerait qu'à une partie des corrections, car beaucoup d'entre elles ne sont que de simples retouches de style, faites peut-être par Mme de Schomberg elle-même, et que, dans ce cas, Mme de Sablé aurait fait simplement transcrire. Quoi qu'il en soit, nous donnons cette lettre dans son état primitif, et nous notons en leur lieu les principales suppressions ou corrections. On sait que la duchesse de Schomberg était cette belle Marie de Hautefort que Louis XIII avait aimée platoniquement, et que la Rochefoucauld, au temps de sa jeunesse, aurait voulu aimer d'une autre açon, si l'on en croit V. Cousin (Madame de Hautefort, p. 29 et 30; et Madame de Sablé, p. 160).

1. Cette phrase est supprimée dans la copie corrigée.

2. La copie corrigée supprime encore.

3. Copie corrigée « je suis comme persuadée qu'il n'y en a point. » Après cette correction, qui ôte à la pensée son air de généralité, en la réduisant à une appréciation individuelle, la phrase s'arrête, et l'on passe à : ce que je vous en puis dire de plus vrai (voyez sept lignes plus loin). Le passage supprimé pouvait, en effet, être désagréable à la Rochefoucauld.

4. Une autre copie donne un bel esprit, au lieu d'un auteur, — Dans tous les cas, ce reproche des contemporains est pour la postérité un éloge de plus. Voyez plus loin, p. 378, note 5, où Mme de Schomberg revient sur cette idée; voyez aussi plus haut, p. 357 et note 4.

-

5. Dans la copie corrigée, ce dernier membre de phrase est supprimé. En effet, Mme de Sévigné, entre autres (Lettre du 20 janvier 1672, tome II, p. 472), bien qu'elle admirât beaucoup les Maximes, « avoue, à sa honte, qu'il y en a plusieurs qu'elle n'entend pas. » De même Mme de Rohan, abbesse de Malnoue, ne les comprenait pas toutes (voyez plus loin, p. 387 et 388). Voyez aussi, plus haut, le Discours sur les Maximes, p. 366.

6. Voyez plus haut, p. 48, note 4, et la maxime 102.

je ne sais si vous l'entendez comme moi; mais je l'entends, ce me semble, bien joliment', et voici comment : c'est que l'esprit croit toujours, par son habileté et par ses raisonnements, faire faire au cœur ce qu'il veut; mais il se trompe, il en est la dupe : c'est toujours le cœur qui fait agir l'esprit; l'on suit tous ses mouvements, malgré que l'on en ait2, et l'on les suit même sans croire les suivre. Cela se connoît mieux en galanterie qu'aux autres actions, et je me souviens de certains vers sur ce sujet qui ne sont pas mal à propos. La raison sans cesse raisonne Et jamais n'a guéri personne, Et le dépit le plus souvent

Rend plus amoureux que devant.

Il y en a encore une qui me paroît bien véritable, et à quoi le monde ne pense pas, parce qu'on ne voit autre chose que des gens qui blâment le goût des autres : c'est celle qui dit que la félicité est dans le goût, et non pas dans les choses; c'est pour avoir ce qu'on aime qu'on est heureux, et non pas ce que les autres trouvent aimable. Mais ce qui m'a été tout nouveau et que j'admire, est que la paresse, toute languissante qu'elle est, détruit toutes les passions. Il est vrai, et l'on a bien fouillé dans l'âme pour y trouver un sentiment si caché, mais si véritable, que je crois que nulle de ces maximes ne l'est davantage, et je suis ravie de savoir que c'est à la paresse à qui l'on a l'obligation de la destruction de toutes les passions. Je crois qu'à présent on doit l'estimer comme la seule vertu qu'il y a dans le monde, puisque c'est elle qui déracine tous les vices; comme j'ai toujours eu beaucoup de respect pour elle, je suis fort aise qu'elle ait un si grand mérite.

Que dites-vous aussi, Madame, de ce que chacun se fait un extérieur

1. Mme de Sablé répond à Mme de Schomberg: « L'explication que vous donnez à cette maxime que l'esprit est toujours la dupe du cœur, est plus que joliment entendue; mais ce joliment-la est fort joliment dit, et vous avez admirablement achevé la maxime. Il est vrai que l'amour la fait mieux entendre que les autres passions; mais cela n'empêche pas qu'il ne soit vrai que l'esprit est partout la dupe du cœur. »

2. Copie corrigée : « malgré qu'on en ait. »

3. Substitué à seront de la rédaction primitive.

4. V. Cousin (Madame de Sablé, note de la page 163) demande de qui sont ces jolis vers. Nous l'avons vainement cherché.

5. La copie corrigée supprime ces deux derniers membres de phrase : « et à quoi le monde, etc. »

6. C'est la maxime 48, avec quelques légères différences dans le texte qu'en donne Mme de Schomberg.

7. Voyez la maxime 266 et la note.

8. Copie corrigée : « Je pense qu'on doit l'estimer présentement....

9. Copie corrigée : « comme je lui ai porté toujours beaucoup de res

pect. D

et une mine qu'il met en la place de ce que l'on veut1 paroître, au lieu de ce que l'on est ? Il y a longtemps que je l'ai pensé, et que j'ai dit que tout le monde étoit en mascarade, et mieux déguisé que l'on ne l'est à celle du Louvre, car l'on n'y reconnoît personne. Enfin que tout soit à se disposer honnête, et non pas l'être1, cela est pourtant bien étrange".

Je ne sais si cela réussira imprimé comme en manuscrit; mais si j'étois du conseil de l'auteur, je ne mettrois point au jour ces mystères, qui ôteront à tout jamais la confiance qu'on pourroit prendre en lui: il en sait tant là-dessus et il paroît si fin, qu'il ne peut plus mettre en usage' cette souveraine habileté qui est de ne paroître point en avoir. Je vous dis à bâtonrompu tout ce qui me reste dans l'esprit de cette lecture; je ne pense qu'à vous obéir 1o ponctuellement, et en le faisant, je crois ne pouvoir faillir, quelque sottise que je puisse dire. Je n'ai point pris de copie, je vous en donne ma parole, ni n'en ai parlé à personne11.

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1. Dans la copie corrigée : « qu'il veut; » et à la fin de la citation : « qu'il

est. »

2. C'est la pensée, sinon le texte, de la maxime 256.

3. La copie corrigée arrête ici la phrase, et supprime le reste de l'alinéa. 4. Copie corrigée: « Enfin que tout soit arte di parer onesta, et non pas l'être.»Voyez la maxime 605 et la note. Du reste, dès la seconde édition, l'auteur a supprimé cette maxime.

5. Une autre copie ajoute ici : « Voici de ces phrases nouvelles : La nature fait le mérite et la fortune le met en œuvre (maxime 153). Ces modes-là de parler me plaisent, parce que cela distingue bien un honnête homme, qui écrit pour son plaisir et comme il parle, d'avec les gens qui en font métier (voyez plus haut, p. 376 et note 4); mais je ne sais si cela réussira imprimé........ » 6. Copie corrigée: « je serois d'avis qu'il ne mit point au jour.... » — Deux autres copies donnent : « je ne voudrois point qu'il mit au jour........ » — « Je ne serois pas d'avis qu'il mit au jour.... >>

7. Copie corrigée : « il montre d'en savoir tant là-dessus, qu'il ne sauroit plus mettre en usage.... »

8. Maxime 245. Mme de Sablé répondant à Mme de Schomberg : « Ce que vous dites, que l'auteur ne pourra mettre en usage sa finesse, est fort bien pensé.... En vérité, vous êtes une habile personne. »

9. Il y a ainsi le singulier dans le manuscrit.

10. Une autre copie (folio 185) ajoute ici: « Si vous les gardez, je les lirai avec vous, et je vous en dirai mieux mon avis que je ne fais à cette heure, où je n'ai pas le temps de faire une réflexion qui vaille; je ne pense qu'à

vous obéir.... >>

11.

La copie corrigée supprime cette dernière phrase; une autre copie (folio 185) la maintient, et y ajoute: « Je vous prie aussi de ne dire à qui que ce soit ce que je pense. J'espère d'avoir l'honneur de vous voir demain,»

VII

JUGEMENT SUR LES MAXIMES DE M. DE LA ROCHEFOUCAULD

[1664]1.

Je vous ai beaucoup d'obligation d'avoir fait un jugement de moi si avantageux que de croire que j'étois capable de dire mon sentiment de l'écrit que vous m'avez envoyé. Je vous proteste, Madame, avec tonte la sincérité de mon cœur, quoique l'auteur de l'écrit n'en croie point de véritable, que j'en suis incapable, et que je n'entends rien en ces choses si subtiles et si délicates; mais puisque vous commandez, il faut obéir. Je vous dirai donc, Madame, après avoir bien considéré cet écrit, que ce n'est qu'une collection de plusieurs livres d'où l'on a choisi les sentences, les pointes et les choses qui avoient plus de rapport au dessein de celui qui a prétendu en faire un ouvrage considerable. J'ai l'esprit si rempli des idées de maçonnerie, que je m'imagine que tout ce que je vois en a la ressemblance et que cet ouvrage s'y peut comparer. Je sais bien que vous direz que je ne suis qu'un maçon ou un charpentier en cette matière, mais vous m'avoue. rez aussi qu'il est composé de différents matériaux2; on y remarque de belles pierres, j'en demeure d'accord; mais on ne sauroit disconvenir qu'il ne s'y trouve aussi du moellon et beaucoup de plâtras, qui sout si mal joints ensemble qu'il est impossible qu'ils puissent faire corps ni liaison, et, par conséquent, que l'ouvrage puisse subsister3. Après la raillerie, il est bon d'entrer un peu dans le sérieux, et de vous dire que les auteurs des livres desquels on a colligé ces sentences, ces pointes et ces périodes, les avoient mieux placées; car si l'on voyoit ce qui étoit devant et après, assurément on en seroit plus édifié ou moins scandalisé. Il y a beaucoup de simples dont le suc est poison, qui ne sont point dangereux lorsqu'on n'en a rien extrait et que la plante est en son entier. Ce n'est pas que cet écrit ne soit bon en de bonnes mains, comme les vôtres, qui savent tirer le bien du

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1. Extrait du tome II des Portefeuilles de Vallant, folio 170. Le titre est de la main de Vallant. L'auteur de cette pièce est inconnu, mais elle fut certainement communiquée à la Rochefoucauld, car l'adresse de renvoi (à Madame la Marquise de Sable) est écrite par lui.

2. La lettre originale, dont l'orthographe d'ailleurs est singulièrement défectueuse, donne matereaux.

3. V. Cousin supprimne cette phrase et les deux précédentes (depuis: Je vous dirai d ne, Madame....), ne les trouvant pas, dit-il, fort plaisantes. (Madame de Sable, p. 155.) — Il a raison, sans aucun doute, mais notre tâche d'éditeur ne nous permet pas même licence.

mal même ; mais aussi on peut dire qu'entre les mains de personnes libertines' ou qui auroient de la pente aux opinions nouvelles, que❜ cet écrit les pourroit confirmer dans leur erreur, et leur faire croire qu'il n'y a point du tout de vertu, et que c'est folie de prétendre de devenir vertueux, et jeter ainsi le monde dans l'indifférence et dans l'oisiveté, qui est la mère de tous les vices. J'en parlai hier à un homme de mes amis, qui me dit qu'il avoit vu cet écrit, et qu'à son avis, il découvroit les parties honteuses de la vie civile et de la société humaine, sur lesquelles il falloit tirer le rideau : ce que je fais, de peur que cela fasse mal aux yeux délicats, comme les vôtres, qui ne sauroient rien souffrir d'impur et de déshonnête.

VIII

JUGEMENT DES Maximes de m. de LA ROCHEFOUCAULD [1664]*.

J'appellerois volontiers l'auteur de ces Maximes un orateur éloquent et un philosophe plus critique que savant; aussi n'a-t-il autre principe de ses sentiments que la fécondité de son imagination. Il affecte dans ses divisions et dans ses définitions, subtilement, mais sans fondement inventées, de passer pour un Sénèque, ne prenant pas garde néanmoins que celui-ci, dans sa morale, tout païen qu'il

1. On sait que, dans la langue du dix-septième siècle, le mot libertin signifiait à peu près ce qu'on entend aujourd'hui par libre penseur.

2. «Probablement, fait remarquer V. Cousin, l'opinion des sceptiques et des épicuriens, de Lamothe le Vayer, Gassendi, Bernier, etc. » — Voyez plus loin, p. 384.

Ce mor

3. Cette conjonction inutilement répétée est bien dans le texte. 4. Extrait du tome II des Portefeuilles de Vallant, folio 166. ceau n'est pas signé; notre titre est celui que Vallant lui donne. V. Cousin n'en a pris que des fragments (Madame de Sablé, p. 154).

5. La pièce originale donne n'a-il (voyez la note 2 de la page suivante). 6. La Rochefoucauld affectait, au contraire, de réfuter Sénèque, et même de lui arracher le masque. On voit en tête de ses quatre premières éditions une planche, gravée par Étienne Picart, où l'Amour de la Verite (la Rochefoucauld), sous la figure d'un enfant au regard et au sourire malicieux, arrache à un buste de Séneque son masque, sa couronne de laurier, et dit, en le montrant du doigt: Quid vetat? c'est-à-dire en français : Pourquoi pas? Le sujet et la devise remettent en mémoire ces deux passages d'Horace :

"

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Hærentem capiti.................... coronam. (Livre I, satire x, vers 48 et 49.)

Pourquoi ne pas dire le vrai? — J'oserai arracher la couronne qui lui ceint le front, »>- - Rapprochez de la maxime 589; voyez aussi p. 369 et note 6.

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