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Ce Discours1, placé en tête de la première édition des Maximes (1665), et supprimé dès la seconde (1666), a été attribué jusqu'ici à Segrais, mais nous croyons pouvoir établir que c'est sans fondement. M. Boutron-Charlard, dont le riche cabinet est libéralement ouvert à tous les gens d'étude, possède un exemplaire de la première édition des Maximes, lequel a appartenu à Walckenaer. Sur le feuillet de garde on trouve, de la main même du savant biographe, une note dont nous extrayons ce qui concerne le discours dont il s'agit:

Dans la Promenade de Saint-Cloud (par Gabriel Gueret), composée, je crois, vers 16692 (Mémoires de Brueys, 1751, in-12, tome II, p. 225), un des interlocuteurs dit : Plût à Dieu que cette envie prît à la Chapelle, ou à « quelque auteur de sa force! » A quoi l'autre (Cléante) répond : « Si je ne << me trompe, il y a deux beaux esprits de ce même nom; mais je ne pense « pas que vous entendiez parler de l'auteur de la préface des Maximes de « M. D. L. R. (M. de la Rochefoucauld), car il me semble que celui-là n'est « pas encore assez connu dans le monde, et que même cette préface n'est pas

1. Ou cette Lettre, comme l'appellent la Rochefoucauld (voyez la préface de la première édition, ci-dessus, p. 26), et l'auteur lui-même (à la fin de ce Discours). Le tour d'ailleurs et la forme du morceau, surtout au commencement et à la fin, sont bien d'une lettre.

2. A la fin de sa note, dont nous ne donnons ici qu'une partie, Walckenaer, rencontrant le nom de J. Esprit dans le récit de Gueret, revient ainsi sur cette

« une pièce à donner une grande réputation à sa plume. Je sais bien au << moins que le libraire1 s'est imaginé qu'elle portoit malheur à son livre, et je « me souviens qu'en l'achetant, il me fit remarquer, comme une circonstance << de la bonté du volume, que la préface n'y étoit plus. Ainsi, conclut Walckenaer, le Discours sur les Maximes de la Rochefoucauld est de la Chapelle, et non de Segrais.

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Peut-être se prononce-t-il un peu trop vite, sur une seule information, qu'il ne confirme par aucune autre preuve; cependant, si l'on se rappelle que la mode était de tout attribuer à Segrais, même Zaïde et la Princesse de Clèves; si l'on considère qu'on ne retrouve nulle part l'origine de l'attribution qui lui est faite de ce Discours; si l'on remarque que la Rochefoucauld a, en effet, supprimé assez dédaigneusement cette apologie, comme il l'appelle, et qu'il n'eût pas traité avec si peu de façon un homme aussi considérable que l'était Segrais, un homme qui était d'ailleurs son ami, aussi bien que l'ami de Mme de la Fayette, et qui ne cessa pas de l'être, même après la suppression de cette pièce; si l'on remarque en outre que telle était alors la réputation de cet écrivain, qu'un écrit de sa main ne pouvait être soupçonné de porter malheur à un livre; si l'on remarque enfin que ce morceau, pour n'être pas sans mérite, est cependant bourré de citations trop pédantes, même pour Segrais, il faut avouer que le témoignage de Gueret mérite déjà quelque considération.

D'un autre côté, en tenant compte des dates, il ne paraît guère possible que Segrais fût l'auteur du travail dont il est question. Bien que la 1re édition, à laquelle il était destiné, n'ait paru qu'en 1665, l'Achevé d'imprimer est à la date du 27 octobre 1664, et le Permis remonte au 14 janvier de la même année. Il y a donc grande apparence que le Discours fut écrit dans la première moitié de l'année 1664; or Segrais partageait alors l'exil de Mademoiselle de Montpensier, en province, à Saint-Fargeau, d'où il ne revint avec elle que vers la seconde quinzaine de juin 3, alors que l'ouvrage devait être déjà sous presse. Sans doute, il ne serait pas absolument impossible que, de juin à

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date a Les Maximes de l'abbé J. Esprit ayant paru en 1669, c'est vers ce temps que fut composé cet écrit de Gueret. Il y a là une double erreur. Le livre de J. Esprit n'a paru qu'en 1678, la même année que l'édition définitive des Maximes de la Rochefoucauld, et que les Maximes de Mme de Sablé; puis, en 1669, l'un des deux la Chapelle, né, comme on le verra plus loin, en 1655, ne pouvait encore, si précoce qu'on le suppose, mériter, à l'âge de quatorze ans, le titre de bel esprit que Gueret lui décerne.

1. Claude Barbin.

2. Voyez, ci-dessus, la 3 note de la page 29 et la 1re note de la page 30. 3. La plupart de ces citations sont d'ailleurs inexactes, comme on le verra dans les notes.

4. Voyez, à la fin de l'édition de 1665, l'Extrait du privilège du Roi. 5. Pour tout ce qui concerne Segrais, on peut consulter une consciencieuse étude sur sa Vie et ses OEuvres, par M. Bredif, un volume in-8°, Paris, Auguste Durand, 1863.

octobre, Segrais se fût mis à l'œuvre; il ne serait pas impossible même qu'il eut fait le travail avant son départ de Saint-Fargeau; mais outre que la chose est peu probable, comment s'expliquer qu'il n'en soit fait mention ni dans les Mémoires de Mademoiselle de Montpensier, ni dans les Mémoires de Segrais lui-même? Il faut noter d'ailleurs que la liaison entre Segrais et la Rochefoucauld ne s'établit d'une manière suivie qu'après la seconde rentrée de Mademoiselle de Montpensier a Paris, c'est-à-dire après juin 1664, et que cette liaison ne prit le caractère de l'intimité qu'au moment où Segrais, brouillé avec Mademoiselle, vint habiter chez Mme de la Fayette, au mois de mars 1671.

A ces présomptions contre Segrais, nous ajoutons une preuve en faveur de la Chapelle. Nous la tirons d'une lettre inédite ', que l'on trouvera parmi les autres lettres de notre auteur 2, mais dont nous devons reproduire ici, en les soulignant, les principaux passages, parce que, à notre avis, ils tranchent la question.

Le 12 juillet (1666) 3, la Rochefoucauld écrit au P. Rapin' : « Ce n'est pas assez pour moi de tout ce que nous disions hier: il me vient à tous moments des scrupules, et l'on ne sauroit jamais avoir trop de delicatesse pour un ami du prix de M. de la Chapelle; c'est pourquoi, mon très-révérend Père, je vous supplie très-humblement de vous mettre précisément en ma place, et de vouloir être mon directeur pour tout ce que je dois à notre ami, avec autant d'exactitude que vous en avez pour les consciences. N'ayez, s'il vous plaît, aucun égard à l'intérêt des Maximes, et ne songez qu'à ne me laisser manquer à rien vers l'homme du monde à qui je veux le moins manquer, etc., etc. »

Après le témoignage de Gueret, il nous semble que nous avons ici plus qu'un commencement de preuve, et qu'on peut, sans abuser de l'induction, commenter ainsi cette lettre en 1665, ou plutôt en 1664 (voyez à la page précédente), pour répondre aux nombreuses objections qu'avait déjà soulevées le livre, même avant la publication, la Rochefoucauld accepte la plume de la Chapelle, offerte par un ami commun, le P. Rapin. Dès la seconde edition

1. Cette lettre, de la main de la Rochefoucauld, fait partie de la belle collection de M. Chambry, qui a bien voulu m'en donner communication avec sa bonne grâce habituelle.

2. Au tome II de la présente édition.

3. La date de l'année n'est pas marquée sur l'autographe, mais si la lettre se rapporte, comme il ne nous paraît pas possible d'en douter, à la suppression du Discours, elle est évidemment de 1666, année de la seconde édition des Maximes.

4. Rapin (René), jésuite, né à Tours en 1621, mort à Paris le 27 octobre 1687. Il a excellé dans la poésie latine, et son poëme des Jardins a passé longtemps pour un chef-d'œuvre digne du siècle d'Auguste. « Il avoit, dit Moréri, d'excellentes qualités, un génie heureux, un très-bon sens, une probité exacte, et un cœur droit et sincère. Il étoit naturellement honnête, et il s'étoit encore poli dans le commerce des grands, qui l'ont honoré de leur amitié. » Moréri ajoute qu'il étoit extrêmement of ficieux; nous voyons ici que la Rochefoucauld, entre autres, avait profité de cette aimable disposition.

5. Voyez, ci-après, les Jugements des contemporains sur les Maximes.

LA ROCHEFOUcauld. I

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(1666), le succès de l'ouvrage assuré, l'auteur des Maximes veut se défaire d'une apologie qui lui paraît désormais inutile, et qui n'avait été d'ailleurs qu'assez peu goûtée; mais, au moment de prendre ce parti, il lui vient des scrupules, et il est prêt à sacrifier l'intérêt même des Maximes plutôt que de manquer à M. de la Chapelle et, par conséquent, au P. Rapin lui-même. Il semble demander à l'un et à l'autre un consentement, qu'il obtint sans doute, car le morceau a été supprimé dans les quatre éditions suivantes. Il faut croire cependant que la Chapelle tenait à sa pièce d'éloquence, car dès l'édition de 1693, la première qui ait été publiée après la mort de la Rochefoucauld, on voit reparaître le Discours en tête des Maximes, retouché et abrégé, sans doute par l'auteur lui-même, sur la demande de l'éditeur Barbin.

Mais quel est ce la Chapelle? Sans compter le joyeux collaborateur de Bachaumont, qu'on appelait souvent la Chapelle, il y eut au dix-septième siècle, comme le dit Gueret, deux écrivains de ce nom. Le plus connu ou le moins inconnu des deux, c'est Jean de la Chapelle, qui fut nommé membre de l'Académie française, après l'exclusion de Furetière; mais il ne saurait être ici question de lui, car né à Bourges en 1655, il n'avait que neuf ans lorsque fut écrit le morceau qui nous occupe'. Tout ce qu'on sait de l'autre, le seul que Gueret puisse désigner comme l'auteur du Discours, c'est qu'il s'appelait Henri de Bessé ou de Besset, sieur de la Chapelle-Milon, et qu'il fut inspecteur des beaux-arts sous Édouard Colbert, marquis de Villacerf, surintendant général des bâtiments du Roi, des arts et des manufactures de France2. Des divers ouvrages que ce dernier la Chapelle a dû composer, Moréri, à l'article Chapelle (Claude-Emmanuel Luillier), ne mentionne qu'une Relation des campagnes de Rocroy et de Fribourg 3.

Dans les observations qui précèdent, nous penserions avoir définitivement restitué le Discours à son véritable auteur, si nous ne trouvions dans le P. Bouhours le témoignage suivant, qui nous paraît propre à laisser encore quel

1. Voyez, ci-dessus, la note 2 de la page 351.

2. C'est en 1691 que Villacerf succéda dans cette charge à Louvois, qui avait succédé lui-même, en 1683, au grand Colbert.

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3. Dans l'article précédent [Chapelle (Jean de la)], Moréri intitule à tort cet ouvrage Histoire des campagnes de Nordlingue et de Fribourg. Réimprimé plusieurs fois, notamment dans le Recueil de pièces choisies publié par la Monnoye en 1714 (2 vol. in-12), cet ouvrage a reparu dans la Collection des petits classiques, formée par les soins de Ch. Nodier (Paris, Deiangle, 1826). Dans sa Notice, supposant à tort que la Relation avait été publiée au moment même des faits qu'elle raconte (1643 et 1644), Nodier donne de grands éloges à la Chapelle; il le loue particulièrement d'avoir si bien écrit diz on douze ans avant Pascal; or la Relation n'a paru qu'en 1673 (Paris, in-12), c'est-à-dire quinze ans et plus après les Provinciales.

4. Walckenaer n'a pas été seul à exprimer des doutes au sujet du Discours attribué à Segrais. Sur l'exemplaire de l'édition de 1665 qui est à la bibliothèque de l'Arsenal, et qui vient du collège des Jésuites, on lit au revers du feuillet de garde, en tête du volume, la note suivante, qu'on nous dit être de la main du génovéfain Barthélemy Mercier, abbé de Saint-Léger, bibliothe

ques doutes. On lit dans les Entretiens d'Ariste et d'Eugène (3o édition, 1671, p. 184 et 185): « Le Discours qui a été mis à la tête de ces Réflexions est de la main d'un grand maître, qui sait le monde aussi bien que la langue, et qui n'a pas moins d'honnêteté que d'esprit. » Ce mot de grand maître convient-il bien à notre la Chapelle? Il s'appliquerait mieux, on ne saurait le nier, à Segrais, que désignerait assez bien aussi le reste de cette phrase laudative. Mais, d'un autre côté, on peut se demander si Bouhours lui-même était dans le secret, et s'il ne parle pas par simple conjecture, ou plutôt sur le bruit déjà répandu au sujet de ce Discours; on peut aussi faire remarquer que les pompeuses appellations, comme celle de grand maître, se décernaient et s'échangeaient assez volontiers, même dès le dix-septième siècle, entre les écrivains du second ou du troisième ordre; que la Chapelle, futur inspecteur des beauxarts, était déjà peut-être en crédit; qu'enfin, ami ou protégé d'un illustre jésuite, le P. Rapin, il était naturel qu'il fût bien traité par le P. Bouhours, autre jésuite. Quoi qu'il en soit, nous donnous cet écrit tel que la Rochefoucauld l'avait une première fois agréé, c'est-à-dire en nous conformant au texte de l'édition de 1665. Celle de 1693 en diffère par des modifications assez nombreuses et des retranchements de citations; nous indiquons ces différences dans les notes'.

MONSIEUR,

Je ne saurois vous dire au vrai si les Réflexions morales sont de M. *** 2, quoiqu'elles soient écrites d'une manière qui semble approcher de la sienne; mais en ces occasions-là, je me défie presque toujours de l'opinion publique, et c'est assez qu'elle lui en ait fait un présent, pour me donner une juste raison de n'en rien croire.

caire de Sainte-Geneviève : « On seroit assez tenté de croire que le Discours sur les Réflexions est de Segrais, car il abonde en citations latines et italiennes : c'étoit la mode alors; le Segraisiana indique que c'étoit aussi le goût de Segrais. Mais comme on cite ici un peu les saints Pères, j'inclinerois a croire que ce Discours est d'Esprit ou de Gomberville, ou plus probablement encore de Chevreau. »

1. L'édition d'Amsterdam, de 1705, a reproduit ce Discours, en suivant, à quelques variantes près, le texte de 1693, mais en y rétablissant, d'après celui de 1665, les citations en vers qui, en 1693, avaient été supprimées. Malgré ces additions, elle conserve, ce dont le sens s'arrange comme il peut, les phrases que l'édition de 1693 avait substituées aux citations. Le morceau a été réimprimé, conformément (très-peu s'en faut) au texte de 1705, dans le recueil d'Amelot de la Houssaye (1714, etc.), et dans l'édition collective d'Amelot et de l'abbé de la Roche (1777). Duplessis donne également, mais comme nous, d'après le texte de 1665; il ne marque pas les variantes de l'édition de 1693.

2. L'édition de 1705 donne en toutes lettres : « de Monsieur de la Rochefoucauld; » celle d'Amelot de la Houssaye : « de M*** (le duc de la Rochefoucauld). » — A la quatrième ligne du second alinéa, qui suit, ces deux éditions se contentent de l'initiale M***.

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