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dernières campagnes, et1 il s'appliquoit à se rendre aussi absolu dans les autres provinces de cet État qu'il le croyoit être dans la Zélande'; mais il s'aperçut bientôt qu'il devoit prendre d'autres mesures, et une aventure ridicule lui fit mieux connoître3 l'état où il étoit dans son pays, qu'il ne le voyoit par ses propres lumières. Un crieur public vendoit des meubles à un encan où beaucoup de monde s'assembla; il mit en vente un atlas, et voyant que personne ne l'enchérissoit, il dit au peuple que ce livre étoit néanmoins plus rare qu'on ne pensoit, et que les cartes en étoient si exactes, que la rivière dont M. le prince d'Orange n'avoit eu aucune connoissance, lorsqu'il perdit la bataille de Cassel', y étoit fidèlement marquée. Cette raillerie, qui fut reçue avec un applaudissement universel, a été un des plus puissants motifs qui ont obligé le prince d'Orange à rechercher de nouveau l'alliance de l'Angleterre, pour contenir la Hollande, et pour joindre tant de puissances contre nous. Il semble néanmoins que ceux qui ont desiré ce mariage, et ceux qui y ont été contraires", n'ont pas connu leurs intérêts : le grand trésorier d'Angleterre a voulu adoucir le Parlement et se garantir d'en

1. Ici et trois lignes plus bas, avant « et une aventure ridicule, » l'édition de M. de Barthélemy coupe la phrase, pour en commencer

une autre.

2. Une des sept Provinces Unies dont se composait alors la Hollande; les princes d'Orange en étaient gouverneurs.

3. « Comprendre. » (Édition de M. de Barthélemy.)

4. Le 11 avril 1677, contre l'armée française commandée par Philippe Ier d'Orléans, frère unique de Louis XIV. — Cassal, dans l'édition de M. de Barthélemy.

5. Dans ce passage, et dans presque tout le cours de cette longue Réflexion, l'auteur semble avoir pris à tâche de chercher et de développer la preuve de ses maximes 7 et 57.

6. M. de Barthélemy omet de nouveau.

7. M. de Barthélemy donne: « qui y ont été contraints, » et omet ceux, qui précède ces mots, ce qui fait un double contre-sens.

être attaqué, en portant le Roi, son maître, à donner sa nièce au prince d'Orange, et à se déclarer contre la France; le roi d'Angleterre a cru affermir son autorité dans son royaume par l'appui du prince d'Orange, et il a prétendu engager ses peuples à lui fournir de l'argent pour ses plaisirs, sous prétexte de faire la guerre au roi de France, et de le contraindre à recevoir la paix; le prince d'Orange a eu dessein de soumettre la Hollande par la protection de l'Angleterre1; la France a appréhendé qu'un mariage si opposé à ses intérêts n'emportat la balance, en joignant l'Angleterre à tous nos ennemis'. L'événement a fait voir, en six semaines, la fausseté de tant de raisonnements: ce mariage met une défiance éternelle entre l'Angleterre et la Hollande, et toutes deux le regardent comme un dessein d'opprimer leur liberté; le parlement d'Angleterre attaque les ministres* du Roi, pour attaquer ensuite sa propre personne; les états de Hollande, lassés de la guerre et jaloux de leur liberté, se repentent d'avoir mis leur autorité entre les mains d'un jeune homme ambitieux, et héritier présomptif de la couronne d'Angleterre; le roi de France, qui a d'abord regardé ce mariage comme une nouvelle ligue qui se formoit contre lui, a su s'en servir pour diviser ses ennemis, et pour se mettre en état de prendre la Flandre, s'il n'avoit préféré la gloire de faire la paix à la gloire de faire de nouvelles conquêtes*.

1. «Par la protection d'Angleterre. » (Édition de M. de Barthélemy.) 2. « Si contraire. » (Ibidem.) — 3. « A tous ses ennemis. » (Ibidem.) Attaqua le ministre. » (Ibidem.)

4.

5. Le mariage de Guillaume d'Orange avec la princesse d'York est de 1678, et la paix de Nimègue, dont il est ici question, a été conclue le 10 août de la même année; or la Rochefoucauld étant mort le 17 mars 1680, après d'assez longues souffrances, il est permis de croire que cet intéressant morceau est un des derniers qu'il ait écrits. Voyez ci-dessus, p. 274, note 4.

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Si le siècle présent 1 n'a pas moins produit d'événements extraordinaires que les siècles passés, on conviendra sans doute qu'il a le malheureux avantage de les surpasser' dans l'excès des crimes. La France même3, qui les a toujours détestés, qui y est opposée par l'humeur de la nation, par la religion, et qui est soutenue par les exemples du prince qui règne, se trouve néanmoins aujourd'hui le théâtre où l'on voit paroître tout ce que l'histoire et la fable nous ont dit des crimes de l'antiquité'. Les vices sont de tous les temps; les hommes sont nés avec de l'intérêt, de la cruauté et de la débauche; mais si des personnes que tout le monde connoît avoient paru dans les premiers siècles, parleroit-on présentement des prostitutions d'Héliogabale, de la foi des Grecs, et des poisons et des parricides de Médée"?

XVIII. DE L'INCONSTANCE*.

Je ne prétends pas justifier ici l'inconstance en général, et moins encore celle qui vient de la seule légèreté; mais il n'est pas juste aussi de lui imputer tous les autres chan

1. « Et si le siècle présent. » (Édition de M. de Barthélemy.) 2. « On comprendra sans doute........ de le surpasser. » (Ibidem.) 3. Si la France même.... » (Ibidem.)

l'histoire

4. Par l'honneur de la nation. » (Ibidem.) 5. « Le théâtre où l'on voit paroître plus que tout ce que et la fable n'en ont dit des crimes de l'antiquité. » (Ibidem.) 6. Il est clair qu'il s'agit de la mauvaise foi des Grecs, que le Timeo Danaos (Énéide, livre II, vers 49) a rendue proverbiale, comme la foi punique.

7. Cette fin fait allusion peut-être à la mort suspecte d'Henriette d'Angleterre, mais, à coup sûr, aux poisons de la marquise de Brinvilliers, condamnée et exécutée en 1676.

8. Le mot est répété dans l'édition de M. de Barthélemy : « l'inconstance, l'inconstance en général. »

gements de l'amour. Il y a une première fleur d'agrément et de vivacité dans l'amour, qui passe insensiblement, comme celle des fruits1; ce n'est la faute de personne; c'est seulement la faute du temps. Dans les commencements, la figure est aimable; les sentiments ont du rapport on cherche de la douceur et du plaisir; on veut plaire, parce qu'on nous plaît, et on cherche à faire voir qu'on sait donner un prix infini à ce qu'on aime; mais, dans la suite, on ne sent plus ce qu'on croyoit sentir toujours le feu n'y est plus; le mérite de la nouveauté s'efface; la beauté, qui a tant de part à l'amour, ou diminue, ou ne fait plus la même impression; le nom d'amour se conserve, mais on ne se retrouve plus les mêmes personnes, ni les mêmes sentiments; on suit encore ses engagements, par honneur, par accoutumance, et pour n'être pas assez assuré de son propre changement.

Quelles personnes auroient commencé de s'aimer, si elles s'étoient vues d'abord comme on se voit dans la suite des années"? Mais quelles personnes aussi se pourroient séparer, si elles se revoyoient comme on s'est vu la première fois? L'orgueil, qui est presque toujours le maître de nos goûts, et qui ne se rassasie jamais, seroit flatté sans cesse par quelque nouveau plaisir; mais la constance perdroit son mérite, elle n'auroit plus de part à une si agréable liaison; les faveurs présentes auroient la même grâce que les faveurs premières, et le souvenir

1. « Comme celle du fruit. » (Édition de M. de Barthélemy.) Voyez les maximes 274, 577, et la ge des Réflexions diverses.

2. « La beauté........ est diminuée; on ne fait plus la même impression. » (Édition de M. de Barthélemy.)

3. Rapprochez de la maxime 351.

4. Pour dans le sens de parce que (parce qu'on n'est pas asses assuré....).

5. Voyez la maxime 71.

6. Cette conjonction manque dans le texte de M. de Barthélemy.

n'y mettroit point de différence; l'inconstance seroit même inconnue, et on s'aimeroit toujours avec le même plaisir, parce qu'on auroit toujours les mêmes sujets de s'aimer. Les changements qui arrivent dans l'amitié ont à peu près des causes pareilles à ceux qui arrivent dans l'amour1; leurs règles ont beaucoup de rapport : si l'un a plus d'enjouement et de plaisir, l'autre doit être plus égale et plus sévère, et ne pardonner rien'; mais le temps, qui change l'humeur et les intérêts, les détruit presque également tous deux. Les hommes sont trop foibles et trop changeants pour soutenir longtemps le poids de l'amitié : l'antiquité en a fourni des exemples; mais dans le temps où nous vivons, on peut dire qu'il est encore moins impossible de trouver un véritable amour qu'une véritable amitié*.

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Je m'engagerois à un trop long discours si je rapportois ici, en particulier, toutes les raisons naturelles qui portent les vieilles gens à se retirer du commerce du monde : le changement de leur humeur, de leur figure, et l'affoiblissement des organes, les conduisent insensiblement, comme la plupart des autres animaux, à s'éloigner de la fréquentation de leurs semblables. L'orgueil, qui est inséparable de l'amour-propre, leur tient alors

1. Rapprochez de la maxime 179.

2. « Plus égal...; elle ne pardonne rien. » (Édition de M. de Barthelemy. » On a vu que, dans la 2o des Réflexions diverses (note 2 de la page 284), l'auteur est plus indulgent.

3. « L'honneur.» (Édition de M. de Barthélemy.)

4. C'est la maxime 473. Voyez aussi la 19e des Réflexions diverses. 5. Ici, comme presque toujours, l'auteur prend ce mot dans le sens d'amour de soi. Voyez p. 121, note 5.

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