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raison; il y en a qui sont si fines et si délicates, que peu de gens sont capables d'en remarquer toutes les beautés; enfin il y en a d'autres qui ne sont pas parfaites1, mais qui sont dites avec tant d'art, et qui sont soutenues et conduites avec tant de raison et tant de grâce, qu'elles méritent d'être admirées.

XVII. DES ÉVÉNEMENTS DE CE SIÈCLE2*.

L'histoire, qui nous apprend ce qui arrive dans le monde, nous montre également les grands événements et les médiocres : cette confusion d'objets nous empêche souvent de discerner avec assez d'attention les choses extraordinaires qui sont renfermées dans le cours de chaque siècle. Celui où nous vivons en a produit, à mon sens, de plus singuliers que les précédents : j'ai voulu en écrire quelques-uns, pour les rendre plus remarquables aux personnes qui voudront y faire réflexion.

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Marie de Médicis, reine de France, femme de Henri le Grand, fut mère du roi Louis XIII, de Gaston, fils de France, de la reine d'Espagne, de la duchesse de

1. Rapprochez de la maxime 627.

2. M. de Barthélemy donne ce morceau à part (p. 295-306), sous le titre de Pièce historique. Nous le laissons à la place qu'il occupe dans le manuscrit,

3. Qui sont enfermées. » (Édition de M. de Barthélemy.) 4. Cet adjectif se rapporte à événements. M. de Barthélemy donne : « Celui où nous vivons n'a rien produit, à mon sens, de plus singulier que les précédents, ce qui est le contraire de la pensée de l'auteur. — Un peu plus loin, il omet le Roi, après gouverna, et pendant devant plusieurs.

5. Élisabeth, née en 1602, mariée en 1615 à Philippe IV, morte en 1644.

Savoie1, et de la reine d'Angleterre'; elle fut régente en France, et gouverna le Roi, son fils, et son royaume pendant plusieurs années. Elle éleva Armand de Richelieu à la dignité de cardinal'; elle le fit premier ministre, maître de l'État et de l'esprit du Roi. Elle avoit peu de vertus et peu de défauts qui la dussent faire craindre, et néanmoins, après tant d'éclat et de grandeurs*, cette princesse, veuve de Henri IV et mère de tant de rois, a été arrêtée prisonnière par le Roi, son fils, et par la troupe du cardinal de Richelieu, qui lui devoit sa fortune. Elle a été délaissée des autres rois, ses enfants, qui n'ont osé même la recevoir dans leurs États, et elle est morte de misère, et presque de faim, à Cologne, après une persécution de dix années.

Ange de Joyeuse, duc et pair, maréchal de France et amiral, jeune, riche, galant et heureux, abandonna tant d'avantages pour se faire capucin. Après quelques années, les besoins de l'État le rappelèrent au monde; le

1. Chrétienne ou Christine, née en 1606, mariée en 1619 à VictorAmédée Ier, morte en 1663.

2. Henriette-Marie, née en 1609, mariée en 1625 à Charles Ier, morte en 1669.

3. En 1622.

4. De grandeur. » (Édition de M. de Barthélemy.)

5. Le 3 juillet 1642, à l'âge de soixante-huit ans.

6. Henri de Joyeuse, second frère du favori de Henri III. Après la mort de sa femme, à peine âgé de vingt ans, il se fait capucin, sous le nom de Père Ange, en 1587. Cinq ans plus tard, à la mort de son frère, il rentre dans le monde, se met à la tête des ligueurs du Languedoc, et Henri IV n'obtient sa soumission qu'au prix du bâton de maréchal de France. Après avoir pourvu à l'établissement de sa fille unique, qu'il marie, en 1599, au duc de Montpensier, il reprend le froc, et meurt en 1608, à Rivoli, pendant son second voyage à Rome, qu'il avait voulu faire nu-pieds. C'est de lui que Voltaire a dit, dans la Henriade (chant IV, vers 23 et 24):

Vicieux, pénitent, courtisan, solitaire,

Il prit, quitta, reprit la cuirasse et la haire.

Pape le dispensa de ses vœux, et lui ordonna d'accepter le commandement des armées du Roi contre les huguenots; il demeura quatre ans dans cet emploi, et se laissa entraîner, pendant ce temps, aux mêmes passions qui l'avoient agité pendant sa jeunesse. La guerre étant finie, il renonça une seconde fois au monde, et reprit l'habit de capucin; il vécut longtemps dans une vie sainte et religieuse; mais la vanité, dont il avoit triomphé dans le milieu des grandeurs, triompha de lui dans le cloître; il fut élu gardien du couvent de Paris, et son élection étant contestée par quelques religieux, il s'exposa, non-seulement à aller à Rome, dans un âge avancé, à pied, et malgré les autres incommodités d'un si pénible voyage; mais la même opposition des religieux s'étant renouvelée à son retour, il partit une seconde fois pour retourner à Rome soutenir un intérêt si peu digne de lui, et il mourut en chemin, de fatigue, de chagrin, et de vieillesse '.

Trois hommes de qualité, Portugais, suivis de dix-sept de leurs amis, entreprirent la révolte de3 Portugal et des Indes qui en dépendent, sans concert avec les peuples ni avec les étrangers, et sans intelligence dans les places. Ce petit nombre de conjurés se rendit maître du palais de Lisbonne, en chassa la douairière de Mantoue, régente pour le roi d'Espagne, et fit soulever tout le royaume; il ne périt dans ce désordre que Vasconcellos, ministre

1. « Aux mêmes passions, pendant ce temps. » (Édition de M. de Barthélemy.)

2. «Il repartit une seconde fois. » (Ibidem.)

3. La Rochefoucauld se trompe : Henri de Joyeuse est mort à quarante et un ans.

4. Le chef de la conspiration était Pinto Ribeiro.

5.

Du Portugal. » (Édition de M. de Barthélemy)

6. Sans concert avec le peuple,... et sans intelligence dans la place. (Ibidem.)

7. Au manuscrit : Vasconchellos.

d'Espagne, et deux de ses domestiques. Un si grand changement se fit en faveur du duc de Bragance, et sans sa participation; il fut déclaré roi contre sa propre volonté, et se trouva le seul homme de Portugal' qui résistàt à son élection; il a possédé ensuite cette couronne pendant quatorze années*, n'ayant ni élévation, ni mérite; il est mort dans son lit, et a laissé son royaume paisible à ses enfants.

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Le cardinal de Richelieu a été maître absolu du royaume de France pendant le règne d'un roi qui lui laissoit le gouvernement de son État, lorsqu'il n'osoit lui confier sa propre personne; le Cardinal avoit aussi les mêmes défiances du Roi, et il évitoit d'aller chez lui, craignant d'exposer sa vie ou sa liberté; le Roi néanmoins sacrifie Cinq-Mars', son favori, à la vengeance du Cardinal, et consent qu'il périsse sur un échafaud. Ensuite le Cardinal meurt dans son lit; il dispose par son testament des charges et des dignités de l'Etat, et oblige le Roi, dans le plus fort de ses soupçons et de sa haine,

1. Ici le mot ne signifie pas serviteurs, mais il est pris au sens latin d'attaché à la maison ou à la personne; les deux domestiques dont il s'agit étaient le duc de Caminha et le comte d'Armamar.

2. Non pas toutefois sans la participation de sa femme, Louise de Guzman. C'est à son instigation que le complot se noua, et par sa fermeté qu'il réussit. Elle gouverna avec beaucoup d'adresse, sous le nom de son mari, qui n'eut besoin dès lors ni d'élévation, ni de mérite, et qui, en mourant, la nomma grande régente du royaume. 3. Du Portugal. (Édition de M. de Barthélemy.)

4. L'auteur se trompe de deux années; Jean, 8e duc de Bragance, régna, sous le nom de Jean IV, de 1640 à 1656, c'est-à-dire pendant seize ans.

5. « Un royaume. » (Édition de M. de Barthélemy.)

6. « La même défiance. » (Ibidem.)— 7. Au manuscrit : Saint-Mars. 8. Soupçons est écrit de la main de la Rochefoucauld, au lieu du mot défiances, qui était d'abord au manuscrit, et qu'il a effacé, sans doute parce qu'il l'avait employé déjà six lignes plus haut.

à suivre aussi aveuglément ses volontés après sa mort, qu'il avoit fait pendant sa vie.

Alphonse, roi de Portugal, fils du duc de Bragance dont je viens de parler, s'est marié1, en France, à la fille du duc de Nemours, jeune, sans biens et sans protection. Peu de temps après, cette princesse a formé le dessein de quitter le Roi, son mari'; elle l'a fait arrêter dans Lisbonne, et les mêmes troupes qui, un jour auparavant, le gardoient comme leur roi, l'ont gardé le lendemain comme prisonnier; il a été confiné dans une île de ses propres États, et on lui a laissé la vie et le titre de roi. Le prince de Portugal, son frère, a épousé la Reine; elle conserve sa dignité, et elle a revêtu le prince, son mari, de toute l'autorité du gouvernement, sans lui donner le nom de roi'; elle jouit tranquillement du succès d'une entreprise si extraordinaire, en paix avec les Espagnols, et sans guerre civile dans le royaume.

Un vendeur d'herbes, nommé Masaniel, fit soulever le menu peuple de Naples, et malgré la puissance des

1. Le 25 juin 1666. Sa femme était Marie-Élisabeth-Françoise de Savoie, fille de Charles-Amédée de Savoie, duc de Nemours et d'Aumale, et d'Élisabeth de Vendôme, petite-fille de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées.

2. Les débauches d'Alphonse VI l'avaient conduit à l'impuissance, et bientôt à l'imbécillité. Monté sur le trône en 1656, il fut déposé en 1667.

3. Dans l'ile de Terceira, une des Açores ; transféré au château de Cintra, il y mourut le 12 septembre 1683.

4. Ce membre de phrase a été omis par M. de Barthélemy, qui, quelques mots plus loin, donne : « ce prince, son mari. » — La reine de Portugal ne mourut qu'en 1683, le 27 décembre, deux mois après son premier mari.

5. En effet, pendant quinze ans, il ne porta que le titre de régent; mais, à la mort de son frère (1683), il se fit couronner roi de Portugal et des Algarves, sous le nom de Pedro II. - On voit à la forme du récit qu'il fut écrit quand le roi Alphonse vivait encore. La Rochefoucauld mourut trois ans avant lui, en 1680.

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