Page images
PDF
EPUB

en forme une idée véritable; mais, à parler généralement, il y a peu de gens qui aient le goût fixe et indépendant de celui des autres : ils suivent l'exemple et la coutume, et ils en empruntent presque tout ce qu'ils ont de goût1.

Dans toutes ces différences de goûts que l'on vient❜ de marquer, il est très-rare, et presque impossible, de rencontrer cette sorte de bon goût qui sait donner le prix à chaque chose, qui en connoît toute la valeur, et qui se porte généralement sur tout: nos connoissances sont trop bornées, et cette juste disposition des qualités qui font bien juger ne se maintient d'ordinaire que sur ce qui ne nous regarde pas directement. Quand il s'agit de nous, notre goùt n'a plus cette justesse si nécessaire; la préoccupation le trouble; tout ce qui a du rapport à nous paroît sous une autre figure; personne ne voit des mêmes yeux ce qui le touche et ce qui ne le touche pas'; notre goût est conduit alors par la pente de l'amourpropre et de l'humeur, qui nous fournissent des vues nouvelles, et nous assujettissent à un nombre infini de changements et d'incertitudes; notre goùt n'est plus à nous, nous n'en disposons plus : il change sans notre consentement, et les mêmes objets nous paroissent par

1. Voyez la maxime 533, et la 13o des Réflexions diverses.

2. « Qu'on vient, » dans l'édition de 1731 et dans les suivantes. Duplessis donne gout, au singulier.

3. Rapprochez de la maxime 244, et des 13e et 16o Réflexions diverses.

4. a De qualités. » (Éditions antérieures.)

5. « La trouble. » (Ibidem.)

6.

Tout ce qui a du rapport à nous nous paroît. » (Ėditions de 1731 et de Brotier.) Les éditeurs suivants, à partir d'Aimé-Martin (1822), ne donnent qu'un seul nous.

7. Voyez les maximes 88 et 428. 8. Dans les diverses éditions: a .... pente.... »

n'est conduit alors que par la

tant de côtés différents, que nous méconnoissons enfin ce que nous avons vu et ce que nous avons senti.

[merged small][ocr errors][merged small]

Il y a autant de diverses espèces d'hommes qu'il y a de diverses espèces d'animaux, et les hommes sont, à l'égard des autres hommes, ce que les différentes espèces d'animaux sont entre elles et à l'égard les unes des autres. Combien y a-t-il d'hommes qui vivent du sang et de la vie des innocents: les uns comme des tigres, toujours farouches et toujours cruels; d'autres comme des lions, en gardant' quelque apparence de générosité; d'autres comme des ours, grossiers et avides; d'autres comme des loups, ravissants et impitoyables; d'autres comme des renards, qui vivent d'industrie, et dont le métier est de tromper!

3

Combien y a-t-il d'hommes qui ont du rapport aux chiens! Ils détruisent leur espèce; ils chassent pour le plaisir de celui qui les nourrit; les uns suivent toujours leur maître, les autres gardent sa maison. Il y a des lévriers d'attache', qui vivent de leur valeur, qui se destinent à la guerre, et qui ont de la noblesse dans leur courage; il y a des dogues acharnés, qui n'ont de qualités que la fureur; il y a des chiens, plus ou moins inutiles, qui aboient souvent, et qui mordent quelquefois; il y a même des chiens de jardinier. Il y a des singes et des

1. Et d'autres comme des lions, et gardant. » (Édition de M. de Barthélemy.)

2. Ravisseurs. (Ibidem.)

3.

Des rapports. › (Ibidem.)

4. En langage de vénerie, ce sont les lévriers que l'on emploie à courre la grosse bête, le loup et le sanglier, par exemple.

5. On appelle proverbialement chiens de jardinier, les gens qui ne

guenons qui plaisent par leurs manières, qui ont de l'esprit, et qui font toujours du mal; il y a des paons qui n'ont que de la beauté, qui déplaisent par leur chant, et qui détruisent les lieux qu'ils habitent.

Il y a des oiseaux qui ne sont recommandables que par leur ramage et par leurs couleurs. Combien de perroquets, qui parlent sans cesse, et qui n'entendent jamais ce qu'ils disent; combien de pies et de corneilles, qui ne s'apprivoisent que pour dérober1; combien d'oiseaux de proie, qui ne vivent que de rapines; combien d'espèces d'animaux paisibles et tranquilles, qui ne servent qu'à nourrir d'autres animaux !

Il y a des chats, toujours au guet, malicieux et infidèles, et qui font patte de velours; il y a des vipères, dont la langue est venimeuse, et dont le reste est utile'; il y a des araignées, des mouches, des punaises et des puces, qui sont toujours incommodes et insupportables; il y a des crapauds, qui font horreur, et qui n'ont que du venin; il y a des hiboux, qui craignent la lumière.

savent ni faire, ni laisser faire, parce que les chiens qui gardent les jardins ne mangent ni légumes ni fruits, et n'en laissent pas prendre. Voyez le tome V des Lettres de Mme de Sévigné, p. 316 et note 9. 1. La célèbre histoire de la Pie voleuse s'est passée au dix-septième siècle.

2. On sait que la thériaque est une sorte d'opiat dans lequel il entre de la chair de vipère. — La vipère était un remède autrefois fort à la mode. Mme de Sévigné, dans sa lettre du 20 octobre 1679 (tome VI, p. 58), raconte à sa fille que l'amie de la Rochefoucauld (Mme de la Fayette) prend des bouillons de vipères qui lui donnent des forces à vue d'œil. Ailleurs, Charles de Sévigné conseille trèssérieusement à sa sœur de couper des vipères par morceaux, d'en farcir le corps d'un poulet, et d'en faire ainsi manger au comte de Grignan. C'est à ces vipères, dit-il, que je dois la pleine santé dont je jouis. » (Lettre du 8 juillet 1685, tome VII, p. 420 et 421.) Mme de Sablé tenait école de droguerie, aussi bien que de friandise (voyez V. Cousin, passim); il y a dans ses papiers (Portefeuilles de Vallant) diverses recettes de médecine où les vipères tiennent une grande place.

1

Combien d'animaux qui vivent sous terre1 pour se conserver! Combien de chevaux, qu'on emploie à tant d'usages, et qu'on abandonne quand ils ne servent plus; combien de bœufs, qui travaillent toute leur vie, pour enrichir celui qui leur impose le joug; de cigales', qui passent leur vie à chanter; de lièvres, qui ont peur de tout; de lapins, qui s'épouvantent et se rassurent en un moment'; de pourceaux, qui vivent dans la crapule et dans l'ordure; de canards privés, qui trahissent leurs semblables, et les attirent dans les filets; de corbeaux et de vautours, qui ne vivent que de pourriture et de corps morts! Combien d'oiseaux passagers, qui vont si souvent d'un monde à l'autre, et qui s'exposent à tant de périls, pour chercher à vivre! combien d'hirondelles, qui suivent toujours le beau temps; de hannetons, inconsidérés et sans dessein; de papillons, qui cherchent le feu qui les brùle! Combien d'abeilles, qui respectent leur chef, et qui se maintiennent avec tant de règle et d'industrie! combien de frelons, vagabonds et fainéants, qui cherchent à s'établir aux dépens des abeilles! Combien de fourmis, dont la prévoyance et l'économie soulagent

1. « Sur terre. » (Édition de M. de Barthélemy.)

2. Le texte de M. de Barthélemy a « des cigales, » et de même des, et non de, devant tous les noms d'animaux, jusqu'à la fin de la phrase. 3. Qui s'épouvantent et rassurent. » (Édition de M. de Barthélemy.) On trouvera plus loin, à l'Appendice, la fable de la Fontaine, les Lapins, dont la Rochefoucauld lui avait fourni le sujet.

4. On peut voir dans l'Histoire naturelle de Buffon (édition annotée par M. Flourens, Paris, 1854, tome VIII, p. 467 et suivantes) une intéressante description faite par un habitant de Montreuil-sur-Mer, et contenant tout le détail de la chasse dont parle ici la Rochefoucauld. On se sert de canes et de canards privés, mais provenant d'œufs de canards sauvages, pour attirer ces derniers dans les filets. L'auteur de la description désigne par le terme consacré de traitres ceux qui sont dressés à cette chasse.

5. M. de Barthélemy a omis cette conjonction.

tous leurs besoins! combien de crocodiles, qui feignent de se plaindre pour dévorer ceux qui sont touchés de leurs plaintes! Et combien d'animaux qui sont assujettis parce qu'ils ignorent leur force!

Toutes ces qualités se trouvent dans l'homme, et il exerce, à l'égard des autres hommes, tout ce que les animaux dont on vient de parler exercent entre eux.

XII. de l'origine DES MALADIES *.

Si on examine la nature des maladies, on trouvera qu'elles tirent leur origine des passions et des peines de l'esprit. L'âge d'or, qui en étoit exempt, étoit exempt de maladies; l'âge d'argent, qui le suivit, conserva encore sa pureté; l'àge d'airain donna la naissance aux passions et aux peines de l'esprit : elles commencèrent à se former, et elles avoient encore la foiblesse de l'enfance et sa légèreté. Mais elles parurent avec toute leur force et toute leur malignité dans l'àge de fer, et répandirent dans le monde, par la suite de leur corruption,

1. C'est du proverbe bien connu : larmes de crocodile, qu'est venue cette croyance, que la Cépède ne mentionne pas dans son Histoire des quadrupèdes ovipares. Gesner, qui, dans son Histoire des animaux, a réuni les contes comme les vérités de l'antiquité, dit (au livre II, p. 16, Francfort, 1617, in-folio) que, selon quelques auteurs, le crocodile, quand il voit de loin un homme, se met à pleurer (pour l'attirer sans doute), puis bientôt après le dévore.

2. Notre auteur a pu emprunter aux anciennes traditions poétiques l'idée première de ce morceau, mais non les distinctions étranges qu'il y ajoute comme par un jeu d'esprit. Hésiode se contente de dire (OEuvres et Jours, vers 90-92) que « les hommes des premiers temps vivaient sur la terre exempts de tous maux, et du pénible travail, et des cruelles maladies; » et Horace (livre I, ode III, vers 29-31), que a la Maigreur, et la cohorte des Fièvres, ne s'abattit sur la terre qu'après que Prométhée eut dérobé le feu à la demeure céleste.

« PreviousContinue »