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nent un droit sur nous, et une sorte de dépendance où nous nous assujettissons volontairement. Je ne prétends pas détruire par ce que je dis la confiance, si nécessaire entre les hommes, puisqu'elle est le lien de la société et de l'amitié : je prétends seulement y mettre des bornes, et la rendre honnête et fidèle. Je veux qu'elle soit toujours vraie et' toujours prudente, et qu'elle n'ait ni foiblesse, ni intérêt; mais je sais bien qu'il est malaisé de donner de justes limites à la manière de recevoir toute sorte de confiance de nos amis, et de leur faire part de la nôtre.

On se confie le plus souvent par vanité, par envie de parler, par le desir de s'attirer la confiance des autres, et pour faire un échange de secrets. Il y a des personnes qui peuvent avoir raison de se fier en nous, vers qui nous n'aurions pas raison d'avoir la même conduite, et on s'acquitte envers ceux-ci en leur gardant le secret, et en les payant de légères confidences. Il y en a d'autres dont la fidélité nous est connue, qui ne ménagent rien avec nous, et à qui on peut se confier par choix et par estime.

cela elle n'a rien fait par le dessein de lui plaire ou de lui faire honneur; qu'elle n'est allée chez lui que parce qu'elle ne s'est pas crue en sûreté dans la maison d'un autre; qu'elle ne lui a laissé ses pierreries que par la crainte d'être volée en chemin, et que tout ce qu'elle a fait n'a été que pour son propre intérêt et par pure nécessité. » — L'allusion à la fuite de la duchesse de Chevreuse en Espagne, à l'assistance que la Rochefoucauld lui prêta en cette occasion, aux pierreries qu'il reçut d'elle en dépôt, est évidente (voyez, à ce sujet, dans notre tome II, les Mémoires, et la longue Lettre de septembre 1638, Ire du recueil). L'ouvrage de J. Esprit parut aussitôt après sa mort, en 1678; la Rochefoucauld n'a pu manquer de lire la maxime de son collaborateur et d'être choqué de l'application. On n'est trahi que par les siens.

1. L'édition de Duplessis ne donne pas : « toujours vraie et. » 2. Mais ne se trouve pas dans les éditions antérieures, et je sais bier commence une nouvelle phrase.

3. Rapprochez des maximes 137 et 475.

On doit ne leur cacher rien1 de ce qui ne regarde que nous, se montrer à eux toujours vrais2, dans nos bonnes qualités et dans nos défauts même, sans exagérer les unes, et sans diminuer les autres3; se faire une loi de ne leur faire jamais de demi-confidences, qui embarrassent toujours ceux qui les font, et ne contentent presque3 jamais ceux qui les reçoivent : on leur donne des lumières confuses de ce qu'on veut cacher, et on augmente leur curiosité; on les met en droit d'en vouloir savoir davantage, et ils se croient en liberté de disposer de ce qu'ils ont pénétré. Il est plus sûr et plus honnête de ne leur rien dire, que de se taire quand on a commencé à parler.

Il y a d'autres règles à suivre pour les choses qui nous ont été confiées : plus elles sont importantes, et plus la prudence et la fidélité y sont nécessaires. Tout le monde convient que le secret doit être inviolable; mais on ne convient pas toujours de la nature et de l'importance du secret : nous ne consultons le plus souvent que nous-mêmes sur ce que nous devons dire et sur ce que nous devons taire; il y a de secrets de tous les temps, et le scrupule de les révéler ne dure pas toujours.

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On a des liaisons étroites avec des amis dont on connoît la fidélité; ils nous ont toujours parlé sans réserve, et nous avons toujours gardé les mêmes mesures avec

1. Ici encore les précédents éditeurs ont changé la construction: ■ ne leur rien cacher. »

2. Voyez ci-dessus, p. 85, note 3.

3. Voyez les maximes 202, 206, et le Portrait de la Rochefoucauld fait par lui-même, plus haut, p. 7.

4. Des dans les diverses éditions.

5. Les diverses éditions ont omis presque, comme, deux lignes plus bas, et devant on augmente.

6. Le, au lieu de les, dans la plupart des éditions.

eux; ils savent nos habitudes et nos commerces, et ils nous voient de trop près pour ne s'apercevoir pas1 du moindre changement; ils peuvent savoir par ailleurs ce que nous sommes engagés de ne dire jamais à personne; il n'a pas été en notre pouvoir de les faire entrer dans ce qu'on nous a confié, et qu'ils ont peut-être quelque intérêt de savoir; on est assuré d'eux comme de soi, et on se voit cependant réduit à la cruelle nécessité de perdre leur amitié, qui nous est précieuse, ou de manquer à la foi du secret. Cet état est sans doute la plus rude épreuve de la fidélité; mais il ne doit pas ébranler un honnête homme : c'est alors qu'il lui est permis de se préférer aux autres; son premier devoir est indispensablement de conserver le dépôt* en son entier, sans en peser les suites: il doit non-seulement ménager ses paroles et ses tons, il doit encore ménager ses conjectures, et ne laisser jamais rien voir, dans ses discours ni dans son air, qui puisse tourner l'esprit des autres vers ce qu'il ne veut pas dire".

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1. Les diverses éditions, sauf celle de 1731, construisent ainsi : « ne pas s'apercevoir. »

2. « Nous nous sommes engagés. » (Édition de Duplessis.)

3. Les éditeurs précédents ont ainsi coupé la phrase après confié:

« ils ont peut-être même quelque intérêt de le savoir. ›

4. Tel est l'ordre des mots dans le manuscrit. Les éditeurs donnent:

« est de conserver indispensablement ce dépôt. »

5. Dans l'édition de 1731 il y a païser, au lieu de peser. Les éditeurs suivants ne comprenant sans doute pas le membre de phrase ainsi imprimé, l'ont omis.

6. Cet adverbe est omis également dans les diverses éditions.

7. Voyez le Portrait du duc de la Rochefoucauld fait par lui-même, ci-dessus, p. 11, et la 2o des Réflexions diverses. — Mlle de Scudéry (Nouvelles conversations de morale, de la Confiance, 1688, tome II, p. 750): « Celui qui révèle son secret à un ami indiscret est plus indiscret que l'indiscret même. » — La Bruyère (de la Société et de la Conversation, no 81, tome I, p. 244) : « Toute révélation d'un secret est la faute de celui qui l'a confié. »

On a souvent besoin de force et de prudence pour opposer1 à la tyrannie de la plupart de nos amis, qui se font un droit sur notre confiance, et qui veulent tout savoir de nous. On ne doit jamais leur laisser établir ce droit sans exception : il y a des rencontres et des circonstances qui ne sont pas de leur jurisdiction; s'ils s'en plaignent, on doit souffrir leurs plaintes, et s'en justifier avec douceur; mais s'ils demeurent injustes, on doit sacrifier leur amitié à son devoir, et choisir entre deux maux inévitables, dont l'un se peut réparer, et l'autre est sans remède.

VI. DE L'AMOUR ET DE LA MER *.

Ceux qui ont voulu nous représenter l'amour et ses caprices l'ont comparé en tant de sortes à la mer2, qu'il est malaisé de rien ajouter à ce qu'ils en ont dit : ils nous ont fait voir que l'un et l'autre ont une inconstance et une infidélité égales, que leurs biens et leurs maux sont sans nombre, que les navigations les plus heureuses sont exposées à mille dangers, que les tempêtes et les écueils sont toujours à craindre, et que souvent même on fait naufrage dans le port; mais en nous exprimant tant d'espérances et tant de craintes, ils ne nous ont pas assez montré, ce me semble, le rapport qu'il y a d'un amour usé, languissant et sur sa fin, à ces longues bonaces, à ces calmes ennuyeux, que l'on rencontre sous la ligne. On est fatigué d'un grand voyage, on souhaite de l'achever; on voit la terre, mais on manque de vent pour y

1. Les éditions antérieures donnent : « pour les opposer. » 2. L'auteur lui-même a déjà appliqué cette comparaison à l'amour-propre. Voyez la fin de la maxime 563.

3. L'édition de M. de Barthélemy omet leurs biens et.

arriver; on se voit exposé aux injures des saisons; les maladies et les langueurs empêchent d'agir; l'eau et les vivres manquent ou changent de goût; on a recours inutilement aux secours étrangers; on essaye de pêcher, et on prend quelques poissons, sans en tirer de soulagement ni de nourriture; on est las de tout ce qu'on voit, on est toujours avec ses mêmes pensées, et on est toujours ennuyé; on vit encore, et on a regret à vivre1; on attend des desirs pour sortir d'un état pénible et languissant, mais on n'en forme que de foibles et d'inutiles.

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Quelque différence qu'il y ait entre les bons et les mauvais exemples, on trouvera que les uns et les autres ont presque également produit de méchants effets'; je ne sais même si les crimes de Tibère et de Néron ne nous éloignent pas plus du vice, que les exemples estimables des plus grands hommes ne nous approchent de la vertu. Combien la valeur d'Alexandre a-t-elle fait de fanfarons! Combien la gloire de César a-t-elle autorisé d'entreprises contre la patrie! Combien Rome et Sparte ont-elles loué de vertus farouches! Combien Diogène a-t-il fait de philosophes importuns, Cicéron de babillards, Pomponius Atticus de gens neutres et paresseux, Marius et Sylla de vindicatifs, Lucullus de voluptueux, Alcibiade et Antoine de débauchés, Caton d'opiniâtres! Tous ces

1. M. de Barthélemy donne : « de vivre. »

2. Rapprochez de la maximc 230.

3. Le copiste avait mis ennuyeux; la correction est de la main même de la Rochefoucauld.

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