Page images
PDF
EPUB

merce que les honnêtes gens ont ensemble leur donne de la familiarité, et leur fournisse un nombre infini de sujets de se parler sincèrement, personne presque n'a assez de docilité et de bon sens pour bien recevoir plusieurs avis qui sont nécessaires pour maintenir la société : on veut être averti jusqu'à un certain point, mais on ne veut pas l'être en toutes choses, et on craint de savoir toutes sortes de vérités.

Comme on doit garder des distances pour voir les objets, il en faut garder aussi pour la société : chacun a son point de vue, d'où il veut être regardé1; on a raison, le plus souvent, de ne vouloir pas être éclairé de trop près, et il n'y a presque point d'homme qui veuille, en toutes choses, se laisser voir tel qu'il est'.

[merged small][ocr errors][merged small]

II y a un air qui convient à la figure et aux talents de chaque personne : on perd toujours quand on le quitte pour en prendre un autre. Il faut essayer de connoître celui qui nous est naturel, n'en point sortir, et le perfectionner autant qu'il nous est possible.

Ce qui fait que la plupart des petits enfants plaisent, c'est qu'ils sont encore renfermés dans cet air et dans ces manières que la nature leur a donnés, et qu'ils n'en

qui commence la phrase suivante, était le dernier de celle-ci, et se joignait à ce qu'ils ne connoissent pas. De plus, la proposition qui suit était coupée en deux, et la seconde partie, depuis personne presque n'a assez de docilité, était rejetée à la ligne. Nous rétablissons le texte d'après le manuscrit.

1. Voyez la maxime 104.

2. Rapprochez de la Réflexion suivante, de la Réflexion 13o, et de la maxime 256.

3. Voyez les maximes 134 et 203.

3

connoissent point d'autres. Ils les changent et les corrompent quand ils sortent de l'enfance : ils croient qu'il faut imiter ce qu'ils voient faire aux autres', et ils ne le peuvent parfaitement imiter; il y a toujours quelque chose de faux et d'incertain dans toute imitation. Ils n'ont rien de fixe dans leurs manières ni dans leurs sentiments; au lieu d'être en effet ce qu'ils veulent paroître, ils cherchent à paroître ce qu'ils ne sont pas. Chacun veut être un autre, et n'être plus ce qu'il est3: ils cherchent une contenance hors d'eux-mêmes, et un autre esprit que le leur; ils prennent des tons et des manières au hasard; ils en font l'expérience sur eux, sans considérer que ce qui convient à quelques-uns ne convient pas à tout le monde, qu'il n'y a point de règle générale pour les tons et pour les manières, et qu'il n'y a point de bonnes copies. Deux hommes néanmoins peuvent avoir du rapport en plusieurs choses sans être copie l'un de l'autre, si chacun suit son naturel; mais personne presque ne le suit entièrement. on aime à imiter; on imite souvent, même sans s'en apercevoir, et on néglige ses propres biens pour des biens étrangers, qui d'ordinaire ne nous conviennent pas.

1. Les éditions précédentes omettent faire aux autres. A la fin de la phrase elles donnent : « cette imitation, » au lieu de : « toute imitation. » Voyez la maxime 618.

2. Rapprochez de la fin de la Réflexion précédente, de la 13o Réflexion, et de la maxime 256.

3.

Il n'est esprit si droit
Qui ne soit imposteur et faux par quelque endroit :
Sans cesse on prend le masque, et quittant la nature,
On craint de se montrer sous sa propre figure....
Rarement un esprit ose être ce qu'il est.

(Boileau, épitre IX, vers 69-74.)

4. Dans les éditions antérieures : « ils en font des expériences; » et deux lignes plus bas : « de règles générales. ›

5. Voyez la maxime 133.

Je ne prétends pas, par ce que je dis, nous renfermer tellement en nous-mêmes, que nous n'ayons pas la liberté de suivre des exemples, et de joindre à nous des qualités utiles ou nécessaires que la nature ne nous a pas données: les arts et les sciences conviennent à la plupart de ceux qui s'en rendent capables; la bonne grâce et la politesse conviennent à tout le monde; mais ces qualités acquises doivent avoir un certain rapport et une certaine union avec nos qualités naturelles, qui les étendent et les augmentent imperceptiblement1.

Nous sommes quelquefois élevés à un rang et à des dignités qui sont au-dessus de nous2; nous sommes souvent engagés dans une profession nouvelle où la nature ne nous avoit pas destinés : : tous ces états ont chacun un air qui leur convient, mais qui ne convient pas toujours avec notre air naturel; ce changement de notre fortune change souvent notre air et nos manières, et y ajoute l'air de la dignité, qui est toujours faux quand il est trop marqué et qu'il n'est pas joint et confondu avec l'air que la nature nous a donné: il faut les unir et les mêler ensemble, et qu'ils ne paroissent jamais séparés *.

3

On ne parle pas de toutes choses sur un même ton et avec les mêmes manières; on ne marche pas à la tête

1. L'édition de 1731 et les suivantes terminent ainsi cette phrase: « et une certaine union avec nos propres qualités, qui les étend et les augmente (dans le texte de Duplessis : « étendent » et « augmentent ») imperceptiblement. » A la phrase suivante, elles omettent, dans le premier membre, quelquefois et qui sont. - Voyez la maxime 365.

2. Rapprochez des maximes 419 et 449.

3. Mme de Sablé (maxime 60) : « On est bien plus choqué de l'ostentation que l'on fait de la dignité, que de celle de la personne. C'est une marque qu'on ne mérite pas les emplois, quand on se fait de fête. >

4. Dans les éditions antérieures : « et les mêler ensemble, et faire en sorte qu'ils ne paroissent jamais séparés. ›

d'un régiment comme on marche en se promenant; mais il faut qu'un même air nous fasse dire naturellement des choses différentes, et qu'il nous fasse marcher différemment, mais toujours naturellement, et comme il convient de marcher à la tête d'un régiment et à une promenade.

Il y en a qui ne se contentent pas de renoncer à leur air propre et naturel, pour suivre celui du rang et des dignités où ils sont parvenus; il y en a même qui prennent par avance l'air des dignités et du rang où ils aspirent. Combien de lieutenants généraux apprennent à paroître1 maréchaux de France! Combien de gens de robe répètent inutilement l'air de chancelier, et combien de bourgeoises se donnent l'air de duchesses!

Ce qui fait qu'on déplaît souvent, c'est que personne ne sait accorder son air et ses manières avec sa figure, ni ses tons et ses paroles avec ses pensées et ses sentiments; on trouble leur harmonie par quelque chose de faux et d'étranger3; on s'oublie soi-même, et on s'en éloigne insensiblement; tout le monde presque tombe, par quelque endroit, dans ce défaut; personne n'a l'oreille assez juste pour entendre parfaitement cette sorte de cadence. Mille gens déplaisent avec des qualités aimables; mille gens plaisent avec de moindres talents*: c'est que les uns veulent paroître ce qu'ils ne sont pas; les autres sont ce qu'ils paroissent; et enfin, quelques avantages ou quelques désavantages que nous ayons reçus de la nature, on plaît à proportion de ce qu'on suit l'air, les tons, les manières et les sentiments qui conviennent à

1. Les précédents éditeurs donnent étre, au lieu de paroître. Cette phrase exclamative et la suivante sont biffées au manuscrit.

2. Voyez les maximes 240, 255, et la 4o des Réflexions diverses. 3. Les éditions antérieures avaient omis ce membre de phrase. 4. Rapprochez des maximes 155 et 251, qui répètent la même idée.

LA ROCHEFOUCAULD. I

19

notre état et à notre figure, et on déplaît à proportion de ce qu'on s'en éloigne1.

IV. - DE LA CONVERSATION 2.

3

Ce qui fait que si peu de personnes sont agréables dans la conversation, c'est que chacun songe plus à ce qu'il veut dire qu'à ce que les autres disent. Il faut écouter ceux qui parlent, si on en veut être écouté3; il faut leur laisser la liberté de se faire entendre, et même de

1. Chacun pris dans son air est agréable en soi;
Ce n'est que l'air d'autrui qui peut déplaire en moi.

(Boileau, épitre IX, vers go et 91.)

2. Il existe de ce morceau deux versions: 1o celle du manuscrit, que nous suivons et que suit également d'assez près le texte de 1731; 2o celle de Brotier (1789). D'où Brotier l'a-t-il tirée? Probablement de quelque bibliothèque privée. Voici du moins ce qu'il nous dit dans un passage déjà cité (plus haut, p. 272) de ses Observations sur les Réflexions diverses: « On en trouvoit quelques parties, surtout ce qui regarde la Conversation, dans des bibliothèques particulières. » Le marquis de Fortia, dans son édition de l'an X (1802), et les éditeurs venus après lui, ont donné la leçon de Brotier comme texte principal, et ajouté en appendice la leçon de 1731. Nous indiquerons les différences qu'offrent les éditions antérieures comparées à la nôtre. Celle de Brotier en a de très-notables, et particulièrement plusieurs additions. Que peu de personnes. » (Édition de Brotier.)

[ocr errors]

3.

4.

A ce qu'il a dessein de dire qu'à ce que les autres disent, et que l'on n'écoute guère quand on a bien envie de parler. » (Ibidem.) — Voyez les maximes 139 et 510.

5. « Si on veut en être écouté. » (Édition de 1731.) — Meré (maximes 117 et 118): « Quelque facilité que l'on ait à s'exprimer, il faut toujours dire beaucoup de choses en peu de mots, et se souvenir que la conversation n'est pas comme un État monarchique, où un seul a droit de parler, mais comme une espèce de république, où tous ceux qui la composent peuvent dire ce qu'ils pensent. » — « C'est un grand défaut dans la conversation que d'y vouloir toujours briller et s'y faire plus écouter que les autres. »

« PreviousContinue »