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fit mourir son fils1, et elle étoit peut-être mêlée avec moins d'autres vices'; mais le degré de cruauté exercée sur un simple animal ne laisse pas de tenir son rang avec la cruauté des princes les plus cruels, parce que leurs différents degrés de cruauté ont une vérité égale.

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Quelque disproportion qu'il y ait entre deux maisons qui ont les beautés qui leur conviennent, elles ne s'effacent point l'une par l'autre : ce qui fait que Chantilly n'efface point Liancourt3, bien qu'il ait* infiniment plus de diverses beautés, et que Liancourt n'efface pas aussi Chantilly, c'est que Chantilly a les beautés qui conviennent à la grandeur de Monsieur le Prince, et que Liancourt a les beautés qui conviennent à un particulier, et qu'ils ont chacun de vraies beautés. On voit néanmoins des femmes d'une beauté éclatante, mais irrégulière, qui en effacent souvent de plus véritablement belles; mais comme le goût, qui se prévient aisément, est le juge de la beauté, et que la beauté des plus belles personnes n'est pas toujours égale, s'il arrive que les moins belles effacent les autres, ce sera seulement durant quelques moments; ce sera que la différence de la lumière et du jour fera plus ou moins discerner la vérité qui est dans les traits ou dans les couleurs, qu'elle fera paroître ce que la

âme très-pernicieuse, et qu'il était dangereux de laisser grandir un tel sujet.

1. Don Carlos.

2. « Mêlée au moins d'autres vices. » (Édition de M. de Barthélemy.)

3. On sait que la terre de Chantilly appartenait aux Condé, et que la terre de Liancourt, une des plus belles de France, passa ainsi que celle de la Rocheguyon, dans la maison de la Rochefoucauld par le mariage de François VII, fils aîné de l'auteur des Maximes, avec sa cousine, Jeanne-Charlotte du Plessis Liancourt.

4. « Qu'il y ait. » (Édition de M. de Barthélemy.)

5. M. de Barthélemy a substitué point non plus à « pas aussi. » -Voyez le Lexique.

moins belle aura de beau1, et empêchera de paroître ce qui est de vrai et de beau dans l'autre2.

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Mon dessein n'est pas de parler de l'amitié en parlant de la société; bien qu'elles aient quelque rapport, elles sont néanmoins très-différentes : la première a plus d'élévation et de dignité3, et le plus grand mérite de l'autre, c'est de lui ressembler. Je ne parlerai donc présentement que du commerce particulier que les honnêtes gens doivent avoir ensemble.

:

Il seroit inutile de dire combien la société est nécessaire aux hommes tous la desirent et tous la cherchent, mais peu se servent des moyens de la rendre agréable et de la faire durer. Chacun veut trouver son plaisir et ses avantages aux dépens des autres; on se préfère toujours à ceux avec qui on se propose de vivre, et on leur fait presque toujours sentir cette préférence; c'est ce qui trouble et qui détruit la société. Il faudroit du moins savoir cacher ce desir de préférence, puisqu'il est trop naturel en nous pour nous en pouvoir défaire; il faudroit faire son plaisir de celui des autres, ménager leur amour-propre, et ne le blesser jamais.

L'esprit a beaucoup de part à un si grand ouvrage, mais il ne suffit pas seul pour nous conduire dans les

1. « Aura de lueur. » (Édition de M. de Barthélemy.) — A la ligne précédente, la même édition donne la couleur, au lieu de les couleurs. 2. Voyez la maxime 626, et la Lettre du chevalier de Meré.

3. Tel est le texte du manuscrit, au lieu d'humilité, que donnent toutes les éditions, et qui n'a pas ici de sens. A la ligne suivante, elles ont substitué est à c'est.

4. Voyez les maximes 81 et 83.

5. Dans les éditions postérieures à 1731 : « et ce qui détruit. ›

divers chemins qu'il faut tenir. Le rapport qui se rencontre entre les esprits ne maintiendroit pas longtemps la société, si elle n'étoit réglée et soutenue par le bon sens, par l'humeur, et par des égards qui doivent être entre les personnes qui veulent vivre ensemble1. S'il arrive quelquefois que des gens opposés d'humeur et d'esprit paroissent unis, ils tiennent sans doute par des liaisons' étrangères, qui ne durent pas longtemps. On peut être aussi en société avec des personnes sur qui nous avons de la supériorité par la naissance ou par des qualités personnelles; mais ceux qui ont cet avantage n'en doivent pas abuser ils doivent rarement le faire sentir, et ne s'en servir que pour instruire les autres; ils doivent leur faire apercevoir qu'ils ont besoin d'être conduits, et les mener par raison, en s'accommodant, autant qu'il est possible, à leurs sentiments et à leurs intérêts.

:

Pour rendre la société commode, il faut que chacun conserve sa liberté : il faut se voir, ou ne se voir point, sans sujétion, pour se divertir ensemble, et même s'ennuyer ensemble; il faut se pouvoir séparer, sans que cette séparation apporte de changement; il faut se pouvoir passer les uns des autres, si on ne veut pas s'exposer à embarrasser quelquefois, et on doit se souvenir qu'on incommode souvent, quand on croit ne pouvoir jamais incommoder*. Il faut contribuer, autant qu'on le peut,

1. Ce passage est un heureux correctif à la maxime 87, qui n'est en réalité qu'une épigramme.

2. Au lieu de raisons que donnent toutes les éditions. Trois lignes plus haut on y lit : « les égards,» pour : « des égards; » et vers la fin de l'alinéa : « par la raison, » au lieu de « par raison. >

3. Les diverses éditions donnaient ainsi ce passage: « il ne faut point se voir, ou se voir sans sujétion, et pour se divertir ensemble; il faut pouvoir se séparer..., omettant ainsi le membre de phrase et méme s'ennuyer ensemble.

4. C'est presque textuellement la maxime 242.

au divertissement des personnes avec qui on veut vivre; mais il ne faut pas être toujours chargé du soin d'y contribuer. La complaisance est nécessaire dans la société, mais elle doit avoir des bornes: elle devient une servitude quand elle est excessive; il faut du moins qu'elle paroisse libre, et qu'en suivant le sentiment de nos amis, ils soient persuadés que c'est le nôtre aussi que nous suivons.

Il faut être facile à excuser nos amis, quand leurs défauts sont nés avec eux, et qu'ils sont moindres que leurs bonnes qualités; il faut surtout' éviter de leur faire voir qu'on les ait remarqués et qu'on en soit choqué, et l'on doit essayer de faire en sorte qu'ils puissent s'en apercevoir eux-mêmes, pour leur laisser le mérite de s'en corriger.

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Il y a une sorte de politesse qui est nécessaire dans le commerce des honnêtes gens : elle leur fait entendre raillerie, et elle les empêche d'être choqués et de choquer les autres par de certaines façons de parler trop sèches et trop dures, qui échappent souvent sans y penser, quand on soutient son opinion avec chaleur3.

Le commerce des honnêtes gens ne peut subsister sans une certaine sorte de confiance; elle doit être commune entre eux; il faut que chacun ait un air de sûreté et de

1. Les diverses éditions donnent souvent, au lieu de surtout. — A la ligne suivante, elles coupent la phrase après choqué, et en commencent une nouvelle par : « On doit, etc. »

2.

Duplessis (p. 219) estime que « l'excellent conseil donné ici part d'un sentiment bien plus juste et bien plus conforme à la véritable amitié que la maxime 410, dure pour le fond et même par la forme.»- Voyez la 18o des Réflexions diverses.

3. Dans son Portrait (ci-dessus, p. 8), l'auteur s'accuse lui-même de soutenir d'ordinaire son opinion avec trop de chaleur. Segrais dit pourtant (Mémoires, p. 170): « M. de la Rochefoucauld ne contestoit jamais. Quand quelqu'un lui avoit dit un sentiment différent du sien qu'il croyoit être bon: Monsieur, disoit-il, vous étes de ce sentiment-là, et moi je suis d'un autre. On en demeuroit là sans se mettre en colère de part ni d'autre. »

discrétion qui ne donne jamais lieu de craindre qu'on puisse rien dire par imprudence1.

Il faut de la variété dans l'esprit : ceux qui n'ont que d'une sorte d'esprit ne peuvent pas plaire longtemps'. On peut prendre des routes diverses, n'avoir pas les mêmes vues ni3 les mêmes talents, pourvu qu'on aide au plaisir de la société, et qu'on y observe la même justesse que les différentes voix et les divers instruments doivent observer dans la musique.

Comme il est malaisé que plusieurs personnes puissent avoir les mêmes intérêts, il est nécessaire au moins, pour la douceur de la société, qu'ils n'en aient pas de contraires. On doit aller au-devant de ce qui peut plaire à ses amis, chercher les moyens de leur être utile, leur épargner des chagrins, leur faire voir qu'on les partage avec eux quand on ne peut les détourner', les effacer insensiblement sans prétendre de les arracher tout d'un coup, et mettre en la place des objets agréables, ou du moins qui les occupent. On peut leur parler des choses qui les regardent, mais ce n'est qu'autant qu'ils le permettent, et on y doit garder beaucoup de mesure : il y a de la politesse, et quelquefois même de l'humanité, à ne pas entrer trop avant dans les replis de leur cœur; ils ont souvent de la peine à laisser voir tout ce qu'ils en connoissent, et ils en ont encore davantage quand on pénètre ce qu'ils ne connoissent pas. Bien que le com

1. Voyez la 5o des Réflexions diverses.

2. C'est la maxime 413. - Voyez aussi la 16o des Réflexions diverses. 3. Les éditions antérieures omettent les mots : « les mêmes vues ni.>> 4. C'est un démenti, sinon général, au moins en ce qui touche l'amitié, à l'impitoyable maxime sur la pitié (264°), et au passage du Portrait (ci-dessus, p. 9) où l'auteur déclare que la pitié « n'est bonne à rien au dedans d'une âme bien faite. »

5. Voyez la maxime 632. — Ce passage était singulièrement altéré dans les éditions précédentes, y compris celle de 1731; le mot bien,

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