e fus de la portée des hommes vulgaires est celle dont le Légiflateur met les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner par l'autorité divine ceux que ne pourroit ébranler la prudence humaine. * Mais il n'appartient pas à tout homme de faire parler les Dieux, ni d'en être cru quand il s'annonce pour être leur interprête. La grande ame du Législateur est le vrai miracle qui doit prouver sa miffion. Tout homme peut graver des tables de pierre, ou acheter un oracle, ou feindre un fecret commerce avec quelque divinité, ou dresser un oiseau pour lui parler à l'oreille, ou trouver d'autres moyens grossiers d'en impofer au Peuple. Celui qui ne saura que cela pourra même assembler par hazard une troupe d'insensés, mais il ne fondera jamais un empire, & fon extravagant ouvrage périra bientôt avec lui. De vain s preftiges forment un lien passager, il n'y a que la sagesse qui le rende durable. La Loi Judaïque toujours fubfiftante, celle de l'enfant d'Isinaël qui depuis dix fiecles régit la moitié du monde, annoncent * E veramente, dit Machiavel, mai non fu alcuno ordinatore di leggi straordinarie in un popolo, che non ricorresse a Dio perche altrimenti non Sarebbero accettate; perche sono molti beni conosciuti da uno prudente, i quali non hanno in feraggioni evidenti da potergli perfuadere ad altrui. Difcorsi sopra Tito Livio. L. I. c. XI. 3 ! encore aujourd'hui les grands hommes qui les ont dictées; & tandis que l'orgueilleuse Philofophie ou l'aveugle esprit de parti ne voit en eux que d'heureux imposteurs, le vrai politique admire dans leurs institutions ce grand & puissant génie qui préside aux établissements durables. Il ne faut pas de tout ceci conclure avec Warburton que la politique & la Religion ayent parmi nous un objet commun, mais que dans l'origine des Nations l'une sert d'inftrument à l'autre. CHAPITRE VIII. COMME Du Peuple. OMME avant d'élever un grand édifice l'Architecte obferve & fonde le fol, pour voir s'il en peut foutenir le poids, le fage Instituteur ne commence pas par rédiger de bonnes loix en elles-mêmes, mais il examine auparavant fi le Peuple auquel il les destine est propre à les supporter. C'est pour cela que Platon refusa de donner des loix aux Arcadiens & aux Cyréniens, fachant que ces deux Peuples étoient riches & ne pouvoient fouffrir l'égalité: c'est pour cela qu'on vit en Crete de bonnes loix & de méchants hommes, parce que Minos n'avoit discipliné qu'un Peuple chargé de vices. MILLE Nations ont brillé fur la terre qui n'auroient jamais pu souffrir de bonnes loix, & celles mêmes qui l'auroient pu n'ont eu dans toute leur durée qu'un temps fort court pour cela. Les Peuples, ainsi que les hommes, ne font dociles que dans leur jeunesse; ils deviennent incorrigibles en vieillissant : quand une fois les coutumes font établies & les préjugés enracinés, c'est une entreprise dangereuse & vaine de vouloir les réformer; le Peuple ne peut pas même souffrir qu'on touche à ses maux pour les détruire, semblable à ces malades stupides & fans courage qui frémissent à l'aspect du Médecin. Ce n'est pas que, comme quelques maladies bouleversent la tête des hommes & leur ôtent le souvenir du passé, il ne se trouve quelquefois dans la durée des Etats des époques violentes où les révolutions font fur les Peuples ce que certaines crises font fur les individus, où l'horreur du paffé tient lieu d'oubli, & où l'Etat, embrasé par les guerres civiles, renaît pour ainsi dire de sa cendre & reprend la vigueur de la jeunesse en fortant des bras de la mort. Telle fut Sparte au temps de Lycurgue, telle fut Rome après les Tarquins; & telles ont été parmi nous la Hollande & la Suisse après l'expulfion des Tyrans. MAIS ces événements font rares; ce font des exceptions, dont la raison se trouve toujours dans la constitution particuliere de l'Etat excepté. Elles ne fauroient même avoir lieu deux fois pour le même Peuple; car il peut se rendre libre tant qu'il n'est que barbare, mais il ne le peut plus quand le reffort civil est use. Alors les troubles peuvent le détruire sans que les révolutions puissent le rétablir, & fitôt que fes fers sont brifés, il tombe épars & n'existe plus : il lui faut désormais un maître, & non pas un libérateur. Peuples libres, souvenez-vous de cette maxime: on peut acquérir la liberté; mais on ne la recouvre jamais. IL est pour les Nations, comme pour les hommes, un temps de maturité qu'il faut attendre avant de les soumettre à des loix; imais la maturité d'un Peuple n'est pas toujours facile à connoître, & fi on la prévient l'ouvrage est manqué. Tel Peuple est disciplinable en naissant, tel autre ne l'est pas au bout de dix fiecles. Les Russes ne seront jamais vraiment policés, parce qu'ils l'ont été trop tôt. Pierre avoit le génie imitatif; il n'avoit pas le vrai génie, celui qui crée & fait tout de rien. Quelques-unes des chofes qu'il fit étoient bien, la plupart étoient dé placées. Il a vu que fon Peuple étoit barbare, il n'a point vu qu'il n'étoit pas mûr pour la police; il l'a voulu civilifer, quand il ne falloit que l'aguerrir. Il a d'abord voulu faire des Allemands, des Anglois, quand il falloit commencer par faire des Ruffes; ila empêché ses Sujets de jamais devenir ce qu'ils pourroient être, en leur perfuadant qu'ils étoient ce qu'ils ne sont pas. C'est ainsi qu'un Précepteur François forme son Eleve pour briller un moment dans son enfance, & puis n'être jamais rien. L'Empire de Ruffie voudra fubjuguer l'Europe, & fera fubjugué lui-même. Les Tartares, ses Sujets ou fes voisins, deviendront ses maîtres & les nôtres, Cette révolution me paroît infaillible. Tous les Rois de l'Europe travaillent de concert à l'accélérer. CHAPITRE IX. COMME Suite. OMME la nature a donné des termes à la stature d'un homme bien conformé, passe lesquels elle ne fait plus que des Géants ou des Nains, il y a de même, eu égard à la meilleure constitution d'un Etat, des bornes à l'étendue qu'il peut avoir, afin qu'il |