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CHAPITRE X.

De l'abus du Gouvernement, & de fa pente à dégénérer.

COMM

OMME la volonté particuliere agit fans cefle contre la volonté générale, ainfi le Gouvernement fait un effort continuel contre

pénétrer l'objet fecret de leur culture, fans en confidérer le funefte effet; idque apud imperitos humanitas vocabatur, cum pars fervitutis effet. Ne verrons-nous jamais dans les maximes des livres l'intérêt groffier qui fait parler les Auteurs? Non, quoi qu'ils en puiffent dire, quand, malgré fon éclat, un Pays fe dépeuple, il n'est pas vrai que tout aille bien, & il ne fuffit pas qu'un Poëte ait cent mille livres de rente pour

que

fon fiecle foit le meilleur de tous. Il faut moins regarder au repos apparent, & à la tranquillité des Chefs, qu'au bien-être des Nations entieres & fur-tout des Etats les plus nombreux. La grêle défole quelques Cantons, mais elle fait rarement difette. Les émeutes, les guerres civiles effarouchent beaucoup les Chefs, mais elles ne font pas les vrais malheurs des Peuples, qui peuvent même avoir du relâche tandis qu'on difpute à qui les tyrannifera. C'eft de leur état permanent que naiffent leurs profpérités ou leurs calamités réelles : quand tout refte écrasé fous le joug, c'eft alors que tout dépérit; c'eft alors que les Chefs les détruifant à leur aife, ubi folitudinem faciunt, pacem appellant. Quand les tracafferies des Grands agitoient le Royaume

la Souveraineté. Plus cet effort augmente, plus la conftitution s'altere; & comme il n'y a point ici d'autre volonté de corps qui réfiftant à celle du Prince faffe équilibre avec elle, il doit arriver tôt ou tard que le Prince opprime enfin le Souverain & rompe le traité focial. C'eft là le vice inhérent & inévitable qui, dès la naissance du corps politique, tend fans relâche à le détruire, de même que la vieilleffe & la mort détruifent enfin le corps de l'homme.

IL y a deux voyes générales par lefquelles un Gouvernement dégénere; favoir, quand il fe refferre, ou quand l'Etat fe diffout.

LE Gouvernement fe refferre quand il paffe du grand nombre au petit, c'est-à-dire de France, & que le Coadjuteur de Paris portoit au Parlement un poignard dans fa poche, cela n'empêchoit pas que le Peuple François ne vécût heureux & nombreux dans une honnête, & libre aifance. Autrefois la Grece fleuriffoit au fein des plus cruelles guerres : le fang y couloit à flots, & tout le Pays étoit couvert d'hommes. Il fembloit, dit Machiavel, qu'au milieu, des meurtres, des profcriptions, des guerres ci-, viles, notre République en devînt plus puiffante; la vertu de fes Citoyens, leurs mœurs, leur indépendance avoient plus d'effet pour la renforcer, que toutes fes diffentions n'en avoientpour l'affoiblir. Un peu d'agitation donne du reffort aux ames, & ce qui fait vraiment profpérer l'efpece eft moins la paix que la liberté.

de la Démocratie à l'Ariftocratie, & de l'Ariftocratie à la Royauté. C'est là fon inclinaifon naturelle. * S'il rétrogradoit du petit

*La formation lente & le progrès de la République de Venife dans fes lagunes offre un exemple notable de cette fucceffion; & il eft bien étonnant que depuis plus de douze cents ans les Vénitiens femblent n'en être encore qu'au fecond terme, lequel commenca au Serrar di Configlio en 1198. Quant aux anciens Ducs qu'on leur reproche, quoi qu'en puiffe dire le squitinio della libertà veneta, il eft prouvé qu'ils n'ont point été leurs Souverains.

On ne manquera pas de m'objecter la République Romaine qui fuivit, dira-t-on, un pro

près tout contraire, paffant de la Monarchie à

Ariftocratie, & de l'Ariftocratie à la Démocratie. Je fuis bien éloigné d'en penfer ainfi.

Le premier établiffement de Romulus fut un Gouvernement mixte, qui dégénera promptement en Defpotifme. Par des caufes particulieres l'Etat périt avant le temps, comme on voit mourir un nouveau né avant d'avoir atteint l'âge d'homme. L'expulfion des Tarquins fut la véritable époque de la naiffance de la République. Mais elle ne prit pas d'abord une forme conftante, parce qu'on ne fit que la moité de l'ouvrage en n'aboliffant pas le patriciat. Car de cette maniere l'Ariftocratie héréditaire, qui eft la pire des administrations légitimes, reftant en conflit avec la Démocratie, la forme du Gouvernement toujours incertaine & flottante ne fut fixée, comme l'a prouvé Machiavel, qu'à l'établiffement des Tribuns; alors feulement il y eut un vrai Gouvernement & une véritable Démocratie. En effet le Peuple alors n'étoit pas

nombre au grand, on pourroit dire qu'il fe relâche, mais ce progrès inverse eft impoffible.

En effet, jamais le Gouvernement ne change de forme, que quand fon reffort usé le laiffe trop affoibli pour pouvoir conferver la fienne. Or, s'il fe relâchoit encore en s'étendant, fa force deviendroit tout-à-fait nulle, & il fubfifteroit encore moins. Il faut feulement Souverain, inais auffi Magiftrat & Juge; le Sénat n'étoit qu'un tribunal en fous-ordre pour tempérer ou concentrer le Gouvernement, & les Confuls eux-mêmes, bien que Patriciens, bien que premiers Magiftrats, bien que Généraux abfolus à la guerre, n'étoient à Rome que les préfidents du Peuple.

Dès-lors on vit auffi le Gouvernement prendre fa pente naturelle & tendre fortement à l'Ariftocratie. Le Patriciat s'aboliffant comme de lui-même, l'Ariftocratie n'étoit plus dans le Corps des Patriciens comme elle est à Venife & à Genes, mais dans le Corps du Sénat compofé de Patriciens & de Plébéiens, même dans le Corps des Tribuns quand ils commencerent d'ufurper une puiffance active: car les mots ne font rien aux chofes, & quand le Peuple a des Chefs qui gouvernent pour lui, quelque nom que portent ces Chefs, c'eft toujours une Ariftocratie.

De l'abus de l'Ariftocratie naquirent les guerres civiles & le Triumvirat. Sylla, Jules-Céfar, Augufte, devinrent dans le fait de véritables Monarques; & enfin, fous le defpotifme de Tibere, l'Etat fut diffous. L'hiftoire Romaine në dément donc pas mon principe; elle le con firme.

donc remonter & ferrer le reffort à mefure qu'il cede, autrement l'Etat qu'il foutient tomberoit en ruine.

LE cas de la diffolution de l'Etat peut arriver de deux manieres.

PREMIÉREMENT quand le Prince n'adminiftre plus l'Etat felon les Loix & qu'il ufurpe le pouvoir fouverain. Alors il fe fait un changement remarquable; c'est que, non pas le Gouvernement, mais l'Etat fe refferre: je veux dire que le grand Etat fe diffour, & qu'il s'en forme un autre dans celui-là, compofé feulement des Membres du Gouvernement, & qui n'eft plus rien au refte du Peuple que fon maître & fon tyran. De forte qu'à l'inftant que le Gouvernement usurpe la fouveraineté, le pacte focial eft rompu, 18 & tous les fimples Citoyens, rentrés de droit dans leur liberté naturelle, font forcés, mais non pas obligés d'obéir.

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LE même cas arrive auffi quand les Membres du Gouvernement ufurpent féparément le pouvoir qu'ils ne doivent exercer qu'en Corps; ce qui n'eft pas une moindre infraction des Loix, & produit encore un plus grand défordre. Alors on a, pour ainfi dire, autant de Princes que de Magiftrats, & l'Etat, non moins divifé que le Gouvernement, périt ou change de forme.

QUAND l'Etat fe diffout, l'abus du Gou

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