Page images
PDF
EPUB

PLUS on approche de la ligne, plus les Peuples vivent de peu. Ils ne mangent prefque pas de viande ; le ris, le maïz, le cuzcuz, le mil, la caffave, font leurs aliments ordinaires. Il y a aux Indes des millions d'hommes dont la nourriture ne coûte pas un fol par jour. Nous voyons en Europe même des différences fenfibles pour l'appétit, entre les Peuples du Nord & ceux du Midi. Un Espagnol vivra huit jours du dî-. ner d'un Allemand. Dans les Pays où les hommes font plus voraces, le luxe fe tourne auffi vers les chofes de confommation. En Angleterre, il fe montre fur une table chargée de viandes; en Italie, on vous régale de fucre & de fleurs.

LE luxe des vêtements offre encore de femblables différences. Dans les climats où les changements des faifons font prompts & violents, on a des habits meilleurs & plus fimples; dans ceux où l'on ne s'habille que pour la parure, on y cherche plus d'éclat que d'utilité, les habits eux-mêmes y font un luxe. A Naples vous verrez tous les jours fe promener au Paufylippe des hommes en vefte dorée, & point de bas. C'est la même chose pour les bâtiments; on donne tout à la magnificénce quand on n'a rien à craindre des injures de l'air. A Paris, à Londres, on veut être logé chaudement & commo

dément à Madrid on a des fallons fuperbes, mais point de fenêtres qui ferment, & l'on couche dans des nids-à-rats.

LES aliments font beaucoup plus fubftantiels & fucculents dans les Pays chauds; c'est une troisieme différence qui ne peut manquer d'influer fur la feconde. Pourquoi mange-t-on tant de légumes en Italie ? parce qu'ils y font bons, nourriffants, d'excellent goût: en France, où ils ne font nourris que d'eau, ils ne nourriffent point, & font prefque comptés pour rien fur les tables. Ils n'occupent pourtant pas moins de terrein, & coûtent du moins autant de peine à cultiver. C'eft une expérience faite que les bleds de Barbarie, d'ailleurs inférieurs à ceux de France, rendent beaucoup plus en farine, & que ceux de France à leur tour rendent plus que les bleds du Nord. D'où l'on peut inférer qu'une gradation femblable s'obferve généralement dans la même direction de la ligne au pole. Orn'eft-ce pas un défavantage vifible, d'avoir dans un produit égal une moindre quantité d'aliment ?

A TOUTES ces différentes confidérations j'en puis ajouter une qui en découle & qui les fortifie; c'eft que les pays chauds ont moins befoin d'habitants que les pays froids, & pourroient en nourrir davantage : ce qui produit un double fuperflu, toujours à l'avan

tage

tage du defpotifme. Plus le même nombre d'Habitants occupe une grande furface, plus les révoltes deviennent difficiles, parce qu'on ne peut fe concerter ni promptement ni fécrétement, & qu'il eft toujours facile au Gouvernement d'éventer les projets & de couper les communications: mais plus un Peuple nombreux fe rapproche, moins le Gouvernement peut ufurper fur le Souverain; les Chefs déliberent auffi fûrement dans leurs cham bres que le Prince dans fon confeil, & la foule s'affemble auffi-tôt dans les places que les troupes dans leurs quartiers. L'avantage d'un Gouvernement tyrannique eft donc en ceci d'agir à grandes diftances. A l'aide des points d'appui qu'il fe donne, fa force augmente au loin comme celle des léviers. * Celle du Peuple au contraire n'agit que concentrée, elle s'évapore & fe perd en s'éten dant, comme l'effet de la poudre éparse à terre, & qui ne prend feu que grain à grain.

*Ceci ne contredit pas ce que j'ai dit ci-devant L. II. Chap. IX. fur les inconvénients des grands Etats: car il s'agiffoit là de l'autorité du Gouvernement fur fes Membres, & il s'agit ici de fa force contre les Sujets. Ses Membres épars lui fervent de points d'appui pour agir au loin fur le Peuple, mais il n'a nul point d'appui pour agir directement fur ces Membres mêmes. Ainfi dans l'un des cas la longueur du lévier en fait la foibleffe, & la force dans l'autre cas. F

Les Pays les moins peuplés font ainfi les plus propres à la tyrannie : les bêtes féroces ne regnent que dans les déferts.

CHAPITRE IX.

Des fignes d'un bon Gouvernement.

Q

UAND donc on demande abfolument quel eft le meilleur Gouvernement, on fait une question infoluble comme indéterminée; ou, fi l'on veut, elle a autant de bonnes folutions qu'il y a de combinaisons poffibles dans les pofitions abfolues & relatives des Peuples.

MAIS fi l'on demandoit à quel figne on peut connoître qu'un Peuple donné est bien ou mal gouverné, ce feroit autre chose, & la question de fait pourroit fe réfoudre.

CEPENDANT on ne la réfout point, parce que chacun veut la réfoudre à fa maniere. Les Sujets vantent la tranquillité publique, les Citoyens la liberté des Particuliers; l'un préfere la fûreté des poffeffions, & l'autre celle des personnes; l'un veut que le meilleur Gouvernement foit le plus févere, l'autre foutient que c'est le plus doux; celui-ci veut qu'on puniffè les crimes, & celui-là qu'on les prévienne; l'un trouve

beau qu'on foit craint des voifins, l'autre aime mieux qu'on en foit ignoré; l'un est content quand l'argent circule, l'autre exige que le Peuple ait du pain. Quand même on conviendroit fur ces points & d'autres femblables, en feroit-on plus avancé? Les quantités morales manquant de mesure précife, fût-on d'accord fur le figne, comment l'être fur l'eftimation?..

Pour moi, je m'étonne toujours qu'on méconnoiffe un figne auffi fimple, ou qu'on ait la mauvaise foi de n'en pas convenir. Quelle eft la fin de l'affociation politique ? C'eft la confervation & la profpérité de fes Membres. Et quel eft le figne le plus für qu'ils fe confervent & profperent? C'est leur nombre & leur population. N'allez donc pas chercher ailleurs ce figne fi difputé. Toutes chofes d'ailleurs égales, le Gouvernement fous lequel, fans moyens étrangers, fans naturalisations, fans colonies, les Citoyens peuplent & multiplient davantage, , eft infailliblement le meilleur: celui fous lequel un Peuple diminue & dépérit, eft le pire. Calculateurs, c'est maintenant votre affaire; comptez, mefurez, comparez.

*On doit juger fur le même principe, des fiecles qui méritent la préférence pour la profpérité du Genre-humain. On a trop admiré ceux où l'on a yu fleurir les Lettres & les Arts, fans

« PreviousContinue »