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pas possible, cela ne sera pas ! » il est témoin des scènes conjugales les plus complètes. Après le délire d'une longue fièvre, pendant laquelle il repousse violemment la femme dont le souvenir le tue, il se sent flétri, vieilli, désenchanté, et va chercher au bord de la mer la solitude et le silence, tandis qu'il voit en perspective Fanny donner à un autre, à d'autres encore, dans sa vie, la même place.

Voilà le livre. Peut-on maintenant poser la question de sa moralité? A ce point de vue, tout est déplorable: l'exemple, la leçon, le sentiment. Le talent qu'il révèle, et nous verrons tout à l'heure quelle sorte de talent, ne pouvait être employé à un plus mauvais usage. Quel exemple que celui d'une telle séduction exercée par une telle femme! Dans leurs rendez-vous, entre deux caresses adultères, elle parle à son amant de ses enfants; elle veut qu'il s'y intéresse à cause d'elle. Quant à son mari, si elle ne le sacrifie pas tout entier, ce n'est pas par un sentiment quelconque du devoir, c'est parce qu'une femme sensée doit toujours faire cause commune avec son mari; quand il a des torts, elle les cache à son amant, et un jour qu'il s'est laissé emporter contre elle à des violences que Roger a surprises, elle s'efforce de l'excuser. Si elle revient à lui dans l'intimité de la vie commune et paraît oublier dans ses bras les serments qu'elle a faits à son amant, c'est qu'elle a deviné chez lui une passion pour une autre femme, et cette infidèle créature ne peut souffrir l'idée d'avoir une rivale. Tels sont ses mobiles d'action. Elle n'en a pas moins à la bouche, comme son amant, les mots sacrés de morale et de devoir. Quand Roger voudra par la suite assurer plus de liberté à leurs coupables jouissances, c'est au nom de la morale qu'elle essaye de le contenir ! Avec quelle crudité et quel raffinement à la fois elle explique les faveurs qu'elle accorde à son mari :

Pardonne-moi. Cette femme qu'il a connue à Londres est la cause de tout. J'ai besoin de calme, ménage-moi. J'ai eu

tort, car je t'aime, mais je ne suis qu'une femme. Et tu ne connais pas les femmes! Tu ne sais pas ce qu'il y a souvent d'honnêteté dans leurs trahisons.

Alors elle lui expose comment une femme peut faillir sans être coupable et se traîner dans la fange sans se souiller. C'est la casuistique renversée; de banals sophismes sont employés pour justifier envers l'amant la fidélité au mari.

Si tu savais combien je me déteste ! Je voudrais arracher mon cœur de mon corps! Mon cœur est pur. Il m'eût toujours suffi de te voir, de t'écouter, de te sentir auprès de moi. C'est parce que je t'aime, que tu es le seul être qui ne soit pas un homme pour moi. Je n'aime au monde rien que toi.

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Quand Roger lui répond par une apologie de la puissance de l'amour, qui, ne connaissant que lui-même et absorbant tout en lui, ne distingue ni bien ni mal, réclame l'abandon absolu de la personne, de toutes ses pensées, de toutes ses affections, de tous ses devoirs, de toutes ses vertus, et foule aux pieds « les dévouements mesquins, les vertus étroites, les devoirs pâles,» on sent que l'amant est dans son rôle; c'est la passion que ses blasphèmes passionnés défendent. Mais qu'une bouche impure invoque le devoir pour sauver ce hideux accouplement de l'amante et de l'épouse, de la maîtresse et de la mère, c'est une profanation inconnue, une prostitution de la morale elle-même. Niez la morale, immolez le devoir, mais ne les souillez pas.

Du reste, Fanny est bien la sœur de Mme Bovary. La fatalité les emporte toutes deux. Mme Bovary obéit à la tyrannie de son tempérament, Fanny suit la pente naturelle de son esprit, de son âme. Seulement la nécessité qui entraîne l'héroïne de M. Flaubert, est plus brutale, plus matérialiste, et partant d'une contagion moins dangereuse. Livrée surtout à l'entraînement déréglé des sens,

car il lui en fal

ses défaites sont grossières comme les influences qui les causent. De plus, elle a lutté avant de succomber, et, une fois déchue, elle ne cherche pas dans les raffinements du sophisme et les transactions de la conscience une réhabilitation mensongère. Enfin la fatalité de ses chutes est presque rachetée par la fatalité de l'expiation. Dans Fanny, la nécessité, moins grossière et moins accusée, pare de fleurs ses victimes; si même on peut appeler victime une femme sans trouble, sans remords, qui s'abandonne à sa nature, n'éprouve le besoin de rien justifier que ce qu'il lui reste d'honneur, et qui, condamnée par la passion amoureuse à chercher sa félicité dans une suite d'attachements illégitimes, aura pour seul châtiment, lait un, d'après la poétique du genre, la vaine recherche du bien.... son martyre éternel! » Sort terrible, n'est-ce pas? que partagent avec elle le savant, l'artiste, le saint lui-même, dans leur poursuite éternelle du vrai, du beau, du bien, de l'infini! Car n'est-ce pas une amère dérision que de nous montrer, au dernier moment, dans cette femme perdue et hypocrite, « l'idéal de l'amour qui l'entraîne et qui ne s'effacera pas même dans les neiges de l'âge. » A qui ce mysticisme sentimental, si tardif d'ailleurs, donnera-t-il le change? Et qui peut prendre au sérieux une pareille expiation? Rendez-nous les victimes de la fatalité antique; montrez-nous

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La douleur vertueuse
De Phèdre, malgré soi, perfide, incestueuse;

Montrez-nous que

Du crime affreux dont la honte la suit
Jamais son triste cœur n'a recueilli le fruit.

Et quelle que soit la puissance qui s'acharne sur elle, volonté d'un Dieu implacable, délire des passions, entraînement des sens, cette héroïne antique et païenne sera

plus chrétienne, plus moderne et moins souillée que vos dames du monde actuel; car elle sera plus humaine.

Quelle est donc la valeur littéraire d'un tel livre ? Car on a besoin de chercher dans le mérite de la mise en œuvre la raison de l'accueil si sympathique fait à de pareilles monstruosités, et l'on sait que pour le public le talent est comme la robe du cardinal, il couvre tout. Le talent de l'auteur de Fanny, qu'on a tour à tour rabattu ou exagéré, comme il arrive aux choses nouvelles, me semble suffire, par la littérature qui court, pour expliquer, de compte à demi avec les dangereux instincts qu'il flatte, un si rapide succès. Son principal mérite, à nos yeux, a dû ressortir de l'analyse même du livre. Jamais conception. ne fut plus simple et plus claire. Le roman tout entier n'est qu'une situation; l'auteur la soutient d'un bout à l'autre sans fléchir; il la creuse, il l'épuise; et à ce point de vue, je conçois le mot de M. Sainte-Beuve: « Fanny est un poëme. » Le critique a songé peut-être que les plus grands poëmes ont les sujets les plus restreints et les abordent brusquement. L'auteur de l'Iliade ne chante que la colère d'Achille. M. Feydeau, qui n'est pas encore Homère, n'a pris qu'un épisode de la vie d'une femme, condamnée par le destin à courir éternellement les mers du vice; en attendant qu'il nous en donne l'Odyssée, Fanny est l'Iliade de l'adultère. Avec toute l'élégance dont cette femme est revêtue, elle est dans la fange comme dans son élément; elle y entre de plain-pied, elle s'y meut à l'aise et avec grâce; elle y marche d'un pas intrépide, elle y nage à vigoureuses brassées; et tel est l'élan de sa nature dans le désordre qu'après qu'elle a accompli sous nos yeux une aussi forte étape, le livre se ferme sur la perspective de la carrière qu'il lui reste encore à fournir.

Y a-t-il de nos jours beaucoup d'écrivains qui aient un pareil souffle? Avons-nous beaucoup de livres dont le cadre soit aussi rempli avec aussi peu d'éléments? A défaut

d'incidents, qu'il est si facile à l'imagination de multiplier, l'auteur a soutenu l'intérêt de ce long duo par la passion. Celle qui anime la femme, sans doute, n'est pas trèsardente; le caractère qu'on lui prête comporte peu les violences, les éclats; elle cède à des appétits sans cesse renaissants; elle n'a pas, comme Phèdre, toutes les fureurs de l'amour; mais elle a besoin de les exciter, et elle y réussit. Cet amant presque anonyme ne vit que pour elle, que d'elle, qu'en elle. Quand il l'attend, son image vivante anime tous les objets qui l'entourent; quand elle est là, il s'abîme, il s'anéantit dans l'adoration. Le moindre point noir à l'horizon lui fait peur; une fois le trouble entré dans son âme, il n'en sort plus. Les orages succèdent aux orages, avec de délicieuses éclaircies, jusqu'à ce qu'enfin de l'excès même de la passion sorte la catastrophe qui l'éteint.

Le style de Fanny, avec des défauts sensibles, a les qualités dangereuses qui conviennent au choix du sujet et à la manière dont il est conçu. Il est brillant, animé, parfois déclamatoire; dans ce sentiment unique et cette situation toujours la même, il est exubérant, surchargé, inépuisable; la phrase est courte, pourtant, mais le détail s'ajoute au détail dans une infatigable succession; tout y est accusé, jusqu'aux ombres; chaque objet a trop de relief, il semble que tous les mots se soulignent ou prennent des capitales. La manie de tout peindre par des épithètes qui déterminent la forme ou l'usage de chaque chose, est portée ici plus loin encore que dans Mme Bovary. Voici, au hasard, quelques exemples de ce style coupé, travaillé, fouillé, élégant et pittoresque jusqu'à la fatigue:

Enfin se levait le jour tant souhaité! Debout dès le matin, je prenais un enfantin plaisir à parer moi-même mon logis. Je le décorais de fleurs nouvelles; je baissais les rideaux de brocatelle rose, ramagés de grands bouquets, afin de tamiser doucement, en les colorant d'une tendre nuance, les éclats de

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