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seuls, à l'ombre, dans le fond du jardin ! Il lisait, tout haut, tête nue, posé sur un tabouret de bâtons secs; le vent frais de la prairie faisait trembler les pages du livre et les capucines de la tonnelle.

Quelle pureté ! que de poésie! C'est vraiment une scène d'Hermann et Dorothée ou de Werther. Placez dans ce cadre deux chastes fiancés, et vous croirez que la nature ellemême veut se mettre en harmonie avec leurs âmes, à force de grâce et de fraîcheur. Ailleurs, les amours de cette femme perdue et du plus trivial des clercs de notaire illuminent et transforment une chambre banale qui leur sert de refuge, et dans cette voluptueuse solitude, les plus gracieuses familiarités préludent ou se mêlent à des transports dignes de Messaline. Car c'est là une des théories de la littérature fataliste de même que la nature, indifférente à l'homme, pare des mêmes fleurs les lieux témoins de son bonheur ou de sa misère, l'imagination de l'écrivain doit prodiguer au vice et à la vertu les mêmes sourires.

Quelque chose d'aussi remarquable chez M. Flaubert que toutes ces peintures sans intérêt des détails matériels ou ces grâces ironiques de l'imagination, c'est la force, la crudité de certaines expressions, qui mettent en relief un caractère, accusent le système personnel de l'auteur, expliquent une situation et l'éclairent dans toute sa profondeur. Il appelle la première femme de Bovary « une veuve dont les pieds dans le lit étaient froids comme des glaçons. » Il dit de la seconde femme que « sa maison [était] trop petite et ses rêves trop hauts. » Il définit le bonheur « l'harmonie du tempérament et des circonstances,» les émotions tendres et craintives d'une fiancée « l'irritation causée par la présence de l'homme. »

Cette femme, que le projet d'aller trouver son amant « fait haleter de convoitise,» accepte, sans raisonner, le crime ou l'infamie, plutôt que de se laisser arracher de ses bras. Se croyant sur le point d'être surprise par son mari:

« As-tu tes pistolets?» demande-t-elle à Rodolphe. Plus tard, pressant Léon de lui procurer trois mille francs, pour détourner une saisie imminente, elle ajoute : « Si j'étais à ta place, moi, je les trouverais bien. 11 « Où donc ? » —

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« A ton étude. » Si c'est là la nature audacieusement prise sur le fait, tant pis pour la nature et tant pis pour l'art qui la copie! Mais, encore une fois, c'est la nature malade, hors d'elle et bouleversée, qu'il faut abandonner à la science pour la traiter ou à la loi pour la punir, mais que l'écrivain ne peut peindre avec cette complaisance qu'après avoir dépouillé de parti pris les sentiments qui font l'écrivain véritable, l'indignation et la pitié.

Malgré le système faux et dangereux qui a eu tant de conséquences pour le développement de tout le livre, Madame Bovary était pour un début, même pour le début d'un écrivain qui n'était plus un jeune homme, un livre singulièrement remarquable. Et quoique toute l'œuvre portât la trace d'une longue et patiente élaboration, l'auteur néanmoins et l'éditeur, qui osait à peine payer l'aventureux manuscrit quelques centaines de francs, ont dû être surpris d'un si rapide succès. Il serait puéril de l'expliquer par le système seul ou par l'avidité du public pour les lectures troublantes. La plus grande part en doit revenir au talent. Une conception hardie, une exécution puissante, des caractères d'un dessin net et franc, la clarté de l'intrigue, rachetant les lenteurs de l'action, un rare talent de peindre, le sentiment excessif du détail, des traits à l'emporte-pièce, et, malgré des incorrections, un style travaillé et souvent heureux, voilà plus qu'il n'en faut, dans tous les temps et en dehors de toutes les écoles, pour

réussir.

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Encore le roman physiologique. Recrudescence de succès.
M. Ernest Feydeau.

Au même système appartient, plus franchement encore, un autre livre qui, avec un talent inférieur peut-être, mais d'un autre genre, a obtenu dans toute l'année 1858 un -succès plus formidable. C'est le roman de Fanny1, de M. Ernest Feydeau, auteur d'une Histoire des usages funèbres et des sépultures des peuples anciens (3 vol. in-4), qui, sans la petite débauche d'imagination que l'archéologue vient de commettre, ne serait guère sortie de l'obscurité réservée à tant de gros livres. Fanny donc, comme Madame Bovary, a été pour le public la révélation éclatante d'un talent parfaitement inconnu jusqu'à ce jour. Le succès de ce roman ne sera-t-il qu'un feu de paille? Je ne sais, mais il a pris comme une traînée de poudre. C'est M. Jules Janin qui a eu l'honneur d'y mettre la mèche, Dieu sait avec quelles étincelles! Sa lettre à Mme Armande Bernard, au Tréport, qui sert de Préface à la seconde édition, est un véritable feu d'artifice tiré pour fêter le joyeux avénement du petit livre. Il a taillé pour lui ses plus jolies phrases à facettes, fait miroiter tous ses riens ingénieux, prodigué « ses tons câlins.... ses chatoiements ineffables; » il a si bien étourdi le public avec son charmant caquetage sur les petits et les grands mérites de Fanny, qu'il place à un rang très-honnête entre Daphnis et Chloé, Manon Lescaut, Paul et Virginie, Adolphe, etc., ou même l'Agricola de Tacite, les Dialogues de Lucien, l'Ane d'Or d'Apulée, le Traité de la Vieillesse, etc., que chacun se serait cru un barbare

1. In-12. Amyot.

de ne pas donner une heure et un regard à cette jeune sœur des héros et des héroïnes de ces immortels petits livres.

De son côté, M. Sainte-Beuve, qui unit à tant de finesse et de tact, parfois tant d'indulgence, appelait Fanny, ce livre qui reluit et flamboie, comme dit M. Jules Janin, « l'œuvre d'un esprit ardent..., » Il ajoutait : « C'est presque un poëme par la forme, par la coupe, par le nombre et par un certain souffle qui y règne d'un bout à l'autre. »

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Ajoutez à tous ces éloges que ce livre, ce tout petit livre, ce livre exquis, éblouissant.... et plein d'abîmes (c'est toujours M. Jules Janin qui parle ainsi), étalait, sur la première page du moins, des prétentions à la moralité. Il a pour épigraphe une maxime de l'Ecclésiaste « Celui qui creuse une fosse y tombera, et celui qui renverse une clôture sera mordu par un serpent.» Vous comprendrez alors qu'un livre où « le conseil se cache au fond des embûches », comme dit encore M. Jules Janin, devait voir tomber devant lui toutes les portes. Et, dût-on le rejeter avec colère dès la dixième page, il y avait tant de mains empressées à le saisir, que ce n'était pas trop, pour satisfaire une telle avidité, d'une nouvelle édition tous les quinze jours.

Voyons à notre tour ce qu'il faut penser de tout ce bruit et quelle est la valeur de Fanny, comme œuvre d'art ou comme œuvre morale.

En deux mots, voici le sujet dans la définition même de l'héroïne Fanny est une épouse impudique qui se partage le plus équitablement possible entre son amant et son mari. Tout le livre est là: Fanny n'a point de passé; son amant Roger n'a point d'histoire; point d'événements romanesques, point de complications invraisemblables, pas d'autres personnages que ce mari et cet amant, dont la femme est à la fois le lien et la discorde. A part quelques incidents très-simples qui en deviennent l'occasion, toutes

les crises, toutes les péripéties sortent naturellement de la situation elle-même.

Et cette situation, elle est entière dès les premiers chapitres. Fanny est une femme de trente-cinq ans, belle encore, jeune par la passion et dévorée du besoin d'en exciter. Elle a épousé son mari par amour, et elle a plusieurs enfants. Pour Roger, qui a près de quinze ans de moins qu'elle, elle a tous les attraits et toutes les sortes de séductions de l'amour, depuis l'enivrement des sens jusqu'aux plus riantes, jusqu'aux plus pures illusions du cœur ou de l'imagination. Elle vient elle-même le trouver chez lui dans sa chambre élégante et solitaire, et se livrer à lui tout entière, une fois par semaine, à un jour fixe, à l'heure indiquée, avec la régularité, la ponctualité qu'une personne exacte peut apporter dans l'accomplissement d'un devoir ou d'un exercice d'hygiène. Elle est pour lui tour à tour ou même à la fois un ange de pudeur et une femme dévergondée, une sainte mère de famille et une maîtresse facile. Dans ses premiers transports, il oubliait presque qu'elle avait un mari; mais Fanny, pour le rapprocher d'elle, le fait inviter dans des maisons amies; elle veut même lui ouvrir son propre foyer. En présence de cet homme qui, dans l'épanouissement de sa maturité, semble écraser le jeune amoureux de la supériorité de sa force et de l'impassibilité souveraine qui révèle le maître, Roger ne peut plus éprouver qu'un sentiment, la jalousie. Alors leur ciel est troublé par des orages; de violentes explications, des récriminations amères, de longues excuses remplissent les heures destinées au bonheur et donnent à la jouissance même une saveur âcre et douloureuse. La situation se tend, les fureurs éclatent; Roger arrache à Fanny le serment de ne plus être femme pour son mari. Puis il se défie d'elle, il l'épie, la surveille; un jour, à la campagne, il parvient à se glisser sur le balcon de la chambre à coucher, et, malgré sa conscience qui lui crie: « Cela n'est

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