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d'œuvre, pour le chef-d'œuvre peut-être de l'auteur, et comme dit M. de Porry dans son langage, « pour le plus beau diamant de sa couronne poétique.

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Le poëme de Poltava est, dit-on, moins parfait sous le rapport de la forme; mais il a une couleur locale et une empreinte patriotique qui en augmentent aux yeux des étrangers l'originalité. Entre les deux figures imposantes et énergiques du Czar Pierre et du rebelle Mazeppa, « l'épisode de la ravissante et coupable Marie, c'est encore le traducteur qui parle, — jette une délicieuse lueur sur les ombres de ce tableau sévère. D

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Le poëte Pouchkine a-t-il vraiment trouvé dans M. Eug. de Porry son introducteur auprès de nous? Il est permis d'en douter, sans avoir besoin de comparer les versions à l'original. Le jeune traducteur appartient à l'école de Delille, à cette école qui prête à tous les étrangers qu'elle fait parler français, une seule et même langue, moins élégante encore que banale. Vous avez vu partout les tournures, les périphrases, et jusqu'aux rimes mêmes que vous retrouvez dans ces vers pris au hasard :

Mais tout à coup Marie, atteinte d'épouvante,
Sur le perron glacé tombe presque mourante.
On vole à son secours.... elle rouvre ses yeux;
Mais l'effroi règne encore en son cœur soucieux.
Son corps durant deux jours languit sans nourriture'.
Plaintive, elle paraît, durant la nuit obscure,
Une ombre qui gémit; puis au troisième jour
Marie a du manoir disparu sans retour.

C'est Mazeppa qui l'a enlevée. Le langage du terrible héros de l'Ukraine, amoureux en cheveux blancs, a l'em

1. Réminiscence trop fidèle du traducteur, ou rencontre peu vraisemblable de Pouchkine avec Racine dans une périphrase classique! L'auteur de Phèdre a dit :

Et le jour a deux fois chassé la nuit obscure,
Depuis que votre corps languit sans nourriture.

preinte commune qu'une versification aussi molle donne nécessairement à toute pensée. Marie se plaint bientôt de sa froideur; elle lui prodigue en vain ses baisers

et ce langage tendre

Que Mazeppa naguère était ravi d'entendre;
Demande avec ardeur la cause des soucis
Dont le ravage est peint sur ses traits obscurcis.

Voici comment répond Mazeppa:

Quel injuste reproche! Ah! ma chère Marie,
Pourquoi livrer ton âme à cette rêverie!
'Par d'absurdes soupçons ton bonheur est troublé.
Rends vite la lumière à ton œil aveuglé :

Le puissant Mazeppa pour toi seule respire,
Et son cœur te préfère à la gloire, à l'empire.

D

Ce n'est pas là le style d'un maître, d'un poëte original, à quelque langue, à quelque civilisation qu'il appartienne. J'ai bien peur qu'après avoir faussé ce qu'il interprète, par l'entraînement d'une poétique surannée, le traducteur de Pouchkine n'ait été aussi malheureux dans les réductions et arrangements qu'il lui a fait subir; car il nous prévient que quelques changements lui ont paru nécessaires, « tan« tôt pour ajouter à l'intérêt dramatique, tantôt pour dis<< simuler quelques légères imperfections de l'original. Déplorable système ! Des coupures, des améliorations, des embellissements dans l'œuvre d'autrui, quand on veut, par cette œuvre, faire comprendre un génie, une littérature, une civilisation étrangère! c'est aller contre son but, c'est, suivant le jeu de mots que font les Italiens sur le nom ́même de traducteur (tradutore traditore), trahir l'écrivain dont on se fait le truchement et le public auquel on le présente. Ces remarques s'adressent moins à M. de Porry qu'à son système. Quand notre propre poésie paraît épuisée, languissante, il peut être utile de faire couler jusqu'à

nous les sources de vie et de jeunesse qui jaillissent encore chez d'autres peuples; mais que du moins ceux qui leur ouvrent les conduits, se gardent d'altérer et de corrompre ces eaux étrangères qui, pour avoir toute leur vertu, doivent rester vives et pures.

ROMAN.

Développement moderne du roman, et multiplicité
de ses formes.

Il y a un genre de littérature qui tient à lui seul plus de place que la poésie et le théâtre ensemble dans les préoccupations des gens de lettres et dans les habitudes de toute la société, c'est le roman. C'est par un roman couvert en bleu ou en rose que débute le jeune littérateur; c'est par un roman que le poëte, l'historien, l'érudit, le philosophe même veut souvent forcer de venir à lui une renommée rebelle ou ajouter une popularité improvisée à l'estime lentement acquise par de sérieux travaux. Le roman prend toutes les formes, il se resserre ou se dilate dans toutes les mesures, depuis la simple nouvelle, vive, légère, rapide, jusqu'à ces interminables compilations où, dans un cadre plus ou moins dramatique, l'auteur verse sans peine la science toute faite des encyclopédies. Ce que le roman fait vivre de familles par le papier et les matières qu'il emploie, par l'imprimerie, le brochage, le cartonnage et toutes les industries qui concourent à le mettre en circulation, est inconcevable. Jusqu'ici le roman s'engouffrait sous un format à lui, dans l'antre du cabinet de lecture où il fallait aller le chercher; aujourd'hui le tentateur vient à vous sous tous les aspects. Il se glisse par fragments dans tous vos journaux et recueils, depuis la feuille de mode jus

qu'aux grands organes de la politique ou de la critique littéraire. Il se présente aussi, imposant et compacte, dans ses organes spéciaux, qui tantôt réunissent les compositions éparses en feuilletons, tantôt s'ouvrent à des productions originales, tantôt enfin introduisent dans notre langue les plus célèbres romans de l'étranger. C'est ainsi que depuis le Journal pour tous, qui les a devancées et qui se maintient à leur tête, une foule de feuilles populaires apportent chaque semaine, pour quelques centimes, à trois ou 400 000 lecteurs, une copieuse pâture pour leur imagination.

Le roman a tous les tons et toutes les allures; tous les objets de la pensée lui appartiennent; tous les problèmes şont de son domaine, la morale, la religion, la philosophie, la politique, l'histoire, l'art, la littérature, toutes les sciences, les sciences occultes même, sont tour à tour ses tributaires. Il discute, il enseigne, il établit des principes, il trace des règles de conduite aux individus et aux Etats; il prêche les rois et les peuples; il défait et refait les lois; il démolit et reconstruit la société; il dévoile l'origine du monde, pénètre tous les mystères, déroule le tableau de nos destinées à venir. Et cette multiplicité de rôles n'est pas une fiction gratuite; il les a pris tour à tour sous la même plume, et nous pourrions citer, dans ces vingt dernières années, cinq ou six écrivains populaires qui se sont donné et peut-être ont cru de bonne foi remplir cette mission universelle.

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Succès du roman physiologique : M. G. Flaubert.

A en juger par le bruit qui s'est fait, en une année, autour de deux romans nouveaux, dont les auteurs, inconnus la veille ou à peu près, ont conquis d'un seul coup la

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