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quante et peut-être plus sûre, lorsqu'elle explique des locutions comme celle du pont aux ánes. L'explication de celle-ci a plusieurs pages; en voici le début :

« C'est le pont aux ânes, se dit des réponses triviales dont les plus ignorants ont coutume de se servir lorsqu'on leur propose quelque difficulté à résoudre. N'avez-vous rien de mieux à répondre à mon objection? Ce que vous dites-là, c'est le pont aux ânes. »

Ainsi parle l'Académie; mais quel est ce fameux pont aux ânes? Où est-il situé? L'Académie ne le dit pas. Au fait, elle ne doit pas le savoir; ce pont n'est pas à son usage.

Et bien! ce pont aux ânes se trouve dans les archives de notre vieux Théâtre français.

Alors Génin, nous rappelant que « les misères et les infortunes de la vie conjugale ont défrayé la gaieté de tous nos vieux poëtes,» analyse une ancienne pièce d'un auteur inconnu dont le héros, un pauvre homme, ne parvient pas à inculquer à sa moitié l'obéissance. Un grave personnage qu'il consulte, Dominé Dé ou Saint-Jourd'hui, répond à toutes ses doléances:

Vade, tenez le pont aux ânes.

Las de ne pas obtenir d'autre réponse, il suit cet unique conseil et va se tenir sur le pont du village où les ânes passent journellement.

Hé bien doncques, pour vous complaire,
Je vais voir que ces asnes font

Et qu'on leur faict dessus ce pont.

Or, voici ce qu'il y voit: l'âne d'un bûcheron s'arrête et refuse d'avancer; le maître lève le bâton et lui frotte les côtes, en lui chantant ce refrain:

Trottez, Nolly, trottez, trottez!

Vous avez trouvé vostre maistre.

Le mari «< rentre au logis, bien décidé à mettre à profit

la parabole du pont aux ânes et la leçon de Saint-Jourd'hui. Et comme, à ses premiers ordres, la femme fait la récalcitrante, lui, sans daigner discuter ses mauvaises raisons, empoigne un gourdin et la rosse comme une madame Sganarelle, en lui chantant :

Trottez, vieille, trottez, trottez!

Puis le mari et la femme disent au public, chacun avec une légère variante, ce couplet primitif :

Noble dame qui avez soing,
Vous pouvez par cecy noter :
Le pont aux asnes est tesmoing;
Besoin faict la vieille trotter.

De cette farce du Pont aux anes, qu'il analyse bien plus complétement, Génin tire cette conclusion: « Le remède était facile, à la portée de tout le monde; c'était le pont aux ânes. Le mot est resté proverbe, qui dépose encore du succès populaire de cette comédie. »

Disons pour notre part: Si non e vero, bene trovato. Cette méthode historique est charmante; elle instruit et amuse, alors même que l'on conserverait quelques doutes sur la justesse de l'explication; car à propos de la farce du Pont aux ánes, on peut encore se demander si le proverbe est venu de la comédie, ou si la comédie n'a pas été faite pour le proverbe. C'est toujours l'histoire de ce quatrain de l'époque révolutionnaire :

Un pauvre Suisse qu'on ruine
Voudrait bien qu'on déterminât
Si Rapinat vient de rapine
Ou rapine de Rapinat.

Mais de tels doutes pourraient paraître irrévérencieux pour la science étymologique, et les étymologistes euxmêmes, comme le prouve si bien l'exemple de Génin, se donnent réciproquement tant d'occasions d'exercer les uns

contre les autres leur verve satirique, que les étrangers, les profanes, n'ont pas besoin de leur fournir matière à quelques épigrammes de plus.

Deux autres réimpressions nous ramènent aussi cette année le nom d'un philologue non moins distingué, mais Dieu merci, assez plein de jeunesse et d'avenir pour que nous puissions attendre, pour parler amplement de lui, quelque œuvre nouvelle. Nous voulons désigner M. Ernest Renan, qui vient de donner à la fois une deuxième édition, revue et considérablement augmentée, de son livre intitulé De l'origine du langage', et la première partie d'une nouvelle édition, également revue et augmentée, de l'Histoire et système comparé des langues sémitiques 2. De ces deux ouvrages, le premier appartient plus particulièrement à la philologie générale, à la philosophie des langues; le second est une des sources les plus importantes de la connaissance, aujourd'hui si en faveur, des langues orientales. Mais chez M. Renan, la philosophie et la science sont toujours si naturellement alliées qu'il porte dans un cadre philosophique beaucoup de science, et dans un livre de recherches savantes beaucoup de philosophie: on sait avec quel talent de style l'une et l'autre sont mises en œuvre dans ses ouvrages. M. Renan est de ceux qui dans le domaine de la philologie pure ou de l'exégèse théologique, ne dédaigne pas de déployer toutes les qualités de l'écrivain.

Nous avons de lui, dans une publication nouvelle, Le livre de Job 3, une preuve de plus de science et de talent. C'est une traduction du texte hébreu avec une étude sur l'âge et le caractère du poëme. La traduction est déclarée très-exacte par les hommes compétents; pour ceux qui ne

1 In-8°, t. I. Michel Lévy.
2. In-8°, t. I. Même librairie.
3 In-8°. Même librairie.

savent pas l'hébreu, elle est d'une grande richesse de langage; de vives couleurs, des mouvements impétueux, des effets de sons tout nouveaux nous donnent bien l'idée d'une poésie si étrangère et de cette « rime de pensées» qui enferme deux idées parallèles dans chaque verset. Ce n'est pas une traduction, mais une complète restauration de l'œuvre antique.

Dans l'étude critique qui la précède, M. Renan discute l'âge du poëme, et le dépouille, relativement du moins, du prestige de son antiquité. Jusqu'ici, sans s'accorder sur l'époque précise où a pu vivre ce patriarche de la douleur, on le plaçait généralement dans des temps antérieurs à Moïse, vers le xvIII avant Jésus-Christ, et pour ceux qui acceptaient sans conteste l'authenticité de l'œuvre, le poëme de Job était le plus ancien livre du monde. M. Renan le rapporte environ à l'an 700, et y reconnaît des mains différentes. Le prologue et l'épilogue ne sortent pas selon lui, de la même plume que le corps de l'œuvre, et il rejette le discours d'Ehhou, comme une maladroite interpolation.

Mais de semblables recherches d'érudition historique et religieuse nous entraînent loin de notre sujet, la philologie. Revenons-y pour rendre compte d'un dernier ouvrage lexicographique, composé spécialement pour les classes, et qui n'en a pas moins été accueilli, à juste raison, comme un monument durable des progrès de la philologie latine à notre époque.

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Encore une œuvre individuelle: Le premier véritable
Dictionnaire français-latin.

Le Dictionnaire français-latin de M. L. Quicherat1 est

1. Grand in-8° à trois colonnes, 1683 pages. L. Hachette et Cie.

composé sur le plan de son Dictionnaire latin-français qui était déjà dans les colléges ou dans le monde, entre toutes les mains. Peu de livres ont été aussi impatiemment attendus; car les dictionnaires français-latins étaient sans contredit, comme le remarque l'auteur, ceux de tous les ouvrages classiques dont les professeurs dénonçaient le plus sévèrement l'insuffisance et appelaient de tous leurs vœux le perfectionnement. » Que de fois, tous tant que nous sommes, lorsque nous étions sur les bancs, n'avons-nous pas été blâmés des emprunts que nous faisions à nos dictionnaires? Quand nous nous excusions d'un solécisme ou d'un barbarisme, en indiquant le malencontreux livre où nous l'avions trouvé : « Il fallait l'y laisser, » disaient nos maîtres. Aujourd'hui, grâce au nouveau Dictionnaire français-latin, les élèves ne seront plus excusables de défigurer, en essayant de l'écrire, la langue de Cicéron et de Tite. Live, et les hommes qui voudront pénétrer par une étude approfondie le génie des deux idiomes, auront sous la main, pour passer du français au latin, un guide sûr.

Ce que l'auteur du Dictionnaire français-latin a voulu faire sa Préface le dit, et l'ouvrage tout entier prouve que ce qu'il a voulu faire, il l'a fait. Partant du français, M. Quicherat a pris pour base le Dictionnaire de l'Académie française. Il ne s'est pourtant pas fait scrupule de s'en écarter, lorsqu'il y avait avantage. Il en a réformé les définitions défectueuses. Il en a retranché certains mots de la vieille langue française, aujourd'hui inusités ou incompréhensibles; il a accueilli certains mots nouveaux qui, malgré le dédain, juste ou immérité, avec lequel on les repousse, sont entrés de force dans l'usage général. Dans les articles consacrés à des mots qui offrent sous des sens différents des applications très-nombreuses, il a résumé, classé et numéroté les divers sens, afin de pouvoir être complet, sans obscurité ni désordre.

Mais c'est dans le passage d'une langue à l'autre qu'il

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