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aux élèves de déterminer les sens différents et qui embarrasseraient plus d'un maître; tels sont les mots idylle, églogue, pastorale et bucolique, sur lesquels se tait l'ouvrage de M. Lafaye. On chercherait en vain dans ce livre de haute philologie, de linguistique savante et de grammaire philosophique, ces trois mots eux-mêmes: philologie, linguistique et grammaire. Comment M. Lafaye, un philosophe, ne nous a-t-il pas donné la synonymie des mots argument, raisonnement, preuve, démonstration, termes communs à la philosophie et à la langue littéraire, et qui à ce double titre devaient avoir droit de cité?

Mais ce sont là des misères que la critique a presque honte de signaler dans une œuvre aussi riche; car en présence de ce travail colossal, on ne sait ce qu'on doit le plus admirer de la sagacité ou de la patience, du savoir ou du courage, du talent ou de l'activité laborieuse que l'exécution d'un tel plan suppose, et l'on ne peut que souhaiter à l'Académie, pour sauver l'avenir de son Dictionnaire historique de la langue française, de s'adjoindre l'auteur du Dictionnaire des Synonymes de la langue française comme quarante et unième membre.

Nous n'avons point de place ici pour parler des travaux lexicographiques, universels et de seconde main, dont la langue française est sans cesse l'objet. Plusieurs pourtant sont en cours de publication, comme le Nouveau dictionnaire universel de la langue française de M. Poitevin', qui prendra place, pour l'étendue, à côté du Dictionnaire national de M. Bescherelle, et le Dictionnaire français illustré, dirigé par M. Dupiney de Vorepierre qui, comme l'indique son second titre d'Encyclopédie universelle, contient, avec les mots, les notions sur les choses mêmes et

1. In-4, t. I et II, 97 livraisons sur 133. Reinewald.
2. In-4, t. I, 65 livraisons sur 140. Michel Lévy frères.

forme un dictionnaire des sciences, des arts, etc. autant qu'un dictionnaire de la langue.

Nous devons peut-être une mention à part au Nouveau dictionnaire critique de la langue française de M. B. Legoarant', dont le but est de rectifier et de compléter les principaux dictionnaires français existants, y compris et surtout le Dictionnaire de l'Académie. Cet ouvrage, malgré son étendue et le luxe de son exécution typographique, n'est destiné à servir de dictionnaire à personne; c'est tout modestement un supplément à tous les autres dictionnaires. Il consiste dans l'examen raisonné de la sixième édition du Dictionnaire de l'Académie et de son Complément, et propose, sous chaque article de ses deux ouvrages, les améliorations dont il le croit susceptible, soit pour rectifier les erreurs, soit pour combler les lacunes. Le même travail est fait séparément pour le Dictionnaire national de M. Bescherelle et les autres principaux lexiques, notamment le Nouveau Dictionnaire universel de M. Poitevin. Tout cet in-quarto n'est donc qu'une suite d'errata à l'usage des personnes qui se servent des autres dictionnaires. Il est difficile de concevoir un emploi de son savoir moins personnel et plus désinterressé.

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L'amusement et la science philologiques: François Génin
et M. Ern. Renan.

Des travaux curieux ou importants de philologie ont encore occupé cette année la critique littéraire; mais, datant déjà d'assez loin, ils n'étaient ramenés sous nos yeux que

1. In-4. Ve Berger-Levrault et fils.

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par de nouvelles éditions. Nous profiterons pourtant de ce retour pour payer, en passant, un tribut d'éloges et de sympathiques regrets au savant et spirituel auteur des Récréations philologiques1 Ce livre si digne de son double titre, c'est-à-dire si amusant et si instructif, de François Génin, dont la première édition 2 fut, en quelque sorte, son testament philologique, n'est, selon le sous-titre, qu'un recueil de notes pour servir à l'histoire des mots de la langue française. On le voit, c'est, dans un petit cadre, le sujet même du grand Dictionnaire historique de l'Académie. Mais celui qui se propose de dessiner seulement. quelques croquis ou quelques esquisses, n'est pas tenu de subordonner son sujet à un plan comme celui qui entreprend de composer un tableau. L'auteur des Récréations philologiques donne pour guide à la science la fantaisie, et met en œuvre les matériaux fournis par des recherches de bénédictin avec une verve caustique digne de l'école de Voltaire.

Il faut voir comme il traite quelques-uns de ses devanciers, les étymologistes surtout, depuis les pères de Trévoux et Ménage jusqu'à Charles Nodier! De combien de mystifications ces savants philologues ont été dupes, ou ont amusé le public! M. Génin est sans pitié pour eux; il joue avec leurs bévues comme un chat avec la souris; il fait tour à tour patte de velours et déchire. Il console le public de son ignorance, en lui faisant presque dire avec Baumarchais; « Que les gens d'esprit sont bêtes! » En voici un exemple: Dans une scène du Don Japhet d'Arménie de Scarron, Charles Nodier, comme éditeur du texte, fait dire au héros :

Depuis deux ou trois mois j'ai la tête pesante;
Je m'en vais exercer ma vertu carminante

Dans les lieux d'alentour....

1. 2 vol. in-12, deuxième édition. Chauverot. 2. 1856, 2 vo. n-8°.

Et à propos de la version qu'il adoptait, Charles Nodier ajoutait cette note assez gaie, mais d'un goût suspect:

Il veut dire qu'il va donner un libre cours au vents qui le tourmentent. L'expression serait grossière si elle n'était pas si savante. On appelle en médecine, carminatif tout remède contre les vents, les flatuosités. Ce mot vient du latin carminare, carder, ôter tout ce qu'il y a de grossier. C'est une idée des plus bouffonnes que de faire donner à ce fou un pareil motif de sortie.

Ce commentaire n'a qu'un petit malheur, c'est de porter à faux. La vertu carminante n'est qu'une faute d'impression de l'édition de La Haye (1775). Les meilleures éditions portent : vertu caminante, et exercer une vertu caminante signifie tout simplement dans la langue du temps: aller cheminer, aller faire un tour de promenade; c'est comme qui dirait aujourd'hui avec quelque emphase : exercer une faculté locomotive. Le texte rétabli, voici comment François Génin se moque du commentaire :

Voyez pourtant ce que c'est que la prévention! Si Voltaire, si M. de Voltaire, comme l'appelle impitoyablement son implacable ennemi M. Nodier, se fût avisé d'une pareille idée, Dieu sait si le critique, au lieu de la trouver des plus bouffonnes, ne l'eût pas déclarée sale, impudente, irrespectueuse pour le public; sans compter le barbarisme carminant mis à la place de carminatif. Mais c'est Scarron, ou du moins c'est à lui qu'on s'imagine avoir affaire, et M. Nodier protége Scarron, un des pères du grotesque; dès lors tout est pour le mieux.... Ah! monsieur Nodier, monsieur Nodier! Combien avez-vous sur la conscience de pareils jugements!

L'usage ordinaire des anciens étymologistes est de chercher l'origine des mots dans les langues étrangères; une ressemblance de forme leur sert de preuves ou les dispense d'en donner. M. Génin se moque beaucoup du principe qu'il réduit, en ces termes, à son expression la plus nette :

« Tout mot vient du mot qui lui ressemble le mieux. » Il nous montre Ménage, avec son érudition polyglotte, s'abattant sur le grec, le latin, l'italien, l'espagnol, l'allemand, le celtique, et ne faisant pas difficulté d'aller jusqu'à l'hébreu : « C'est dommage, ajoute-t-il, que de son temps on ne cultivât pas encore le sanscrit, l'indoustani, le thibétain et l'arabe: il les eut contraints à lui livrer des étymologies françaises. »

Pour lui, il suit une toute autre méthode; au lieu d'aller si loin, il va plus haut ou se donne la peine de regarder autour de lui; il remonte aux anciennes formes de mots; il consulte les façons de parler populaires qui les ont conservées; il ne dédaigne pas l'enseignement des patois. L'histoire de notre propre langue, comme source d'étymologie, lui paraît préférable à l'universalité des langues. La simple généalogie des mots explique comme indigènes des formes auxquelles la science moderne donne une origine exotique. C'est ainsi qu'au lieu de faire venir, comme tous ses savants confrères, la gueuse des forgerons de l'allemand giessen, gegossen, fondre, fondu, il fait remarquer que la forme gueuse est toute moderne, que l'ancien mot, la forme primitive est queux, qui ne ressemble plus à giessen. Ainsi Montaigne a dit, d'après Aristote, << que les cueux de plomb se fondent et coulent, de froid et de la rigueur de l'hiver comme d'une chaleur véhémente.» Ecrit de cette façon, queux vient de cos, cotis, d'où nous vient encore la queux à aiguiser. » Le morceau de métal fondu (la gueuse), dont la forme en carré long rappelle celle de la pierre à repasser a été nommé queux par catachrèse, comme nous dirions une brique de plomb, une brique d'argent, comme on dit une meule de fromage, un pain de savon, et nullement par allusion à la fonte du métal.

Voilà la méthode historique de M. Génin, fournissant l'étymologie des simples mots. Elle est plus vive, plus pi

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