Page images
PDF
EPUB

nous n'y voyons qu'une imprudence: quand le sujet d'un livre est par lui-même si vaste, à quoi bon le grossir de choses qui peuvent y paraître étrangères?

L'Académie française ou ses rédacteurs ont dû être trèsembarrassés sur le choix des auteurs auxquels ils devaient emprunter les exemples des divers emplois d'un mot; il ne suffit pas en effet qu'une manière de parler ait été adoptée par le premier venu qui tient une plume, pour que cette locution prenne place dans l'histoire de la langue. Comment feraient, grand Dieu! les continuateurs du dictionnaire, lorsqu'ils auraient affaire à ces innombrables auteurs de notre siècle qui renouvellent la langue, chacun à sa manière, en l'estropiant et en émaillant leur style, sous prétexte d'originalité, de solécismes et de barbarismes! N'y a-t-il pas, dans le passé, bien des écrivains qui ont traité notre langue avec la même ignorance ou le même sans façon. Sans doute personne ne songe à tirer de leur exemple une autorité; mais doit-on même l'enregistrer comme un fait historique?

De toutes ces considérations il résulte qu'un dictionnaire historique de la langue française supposait bien des choses qu'il est difficile d'attendre d'une compagnie, si illustre qu'elle soit; il fallait, outre la science qui ne manque pas ici, de l'unité et de la suite dans les recherches, un plan nettement arrêté, déterminant d'avance les proportions de toutes les parties, une main ferme tenant l'unité, dirigeant l'effort principal sur les points faibles, sacrifiant les curiosités inutiles et enfouissant au besoin des montagnes de matériaux dans les cartons. Ce sentiment de l'unité, d'où naissent l'ordre et la clarté, le lucidus ordo d'Horace, a de sévères exigences, et le critique que nous avons déjà cité fait bien sentir comment le nouveau Dictionnaire historique de la langue française ne pouvait y satisfaire :

Qu'on ne se fie pas, dit-il, sur les ressources que peut offrir l'association, en particulier celle des savants qui entrent dans

l'Académie française. Cette association est très-puissante assurément pour recueillir les matériaux; mais les coordonner, les apprécier, les mettre en œuvre, c'est l'affaire d'un seul esprit. Jamais, comme le dit La Bruyère, une réunion d'hommes n'a pu faire un bel ouvrage littéraire, et la Compagnie anglaise qui a voulu nous donner une histoire universelle plus étendue et plus complète que les précédentes, ne nous a en réalité laissé qu'un fouillis, où personne ne saurait voir un titre de gloire pour l'Angleterre.

Ainsi le sort du Dictionnaire historique de la langue française est marqué d'avance; ou l'Académie doit changer radicalement le plan et les conditions de son œuvre, ou cette œuvre ne s'achèvera pas; elle se continuera peutêtre, en temps inopportun, par fragments, par fascicules, sans proportion avec elle-même, sans rapport avec la diversité des temps qu'elle devra traverser, toujours plus incomplète et plus arriéré, si elle laisse marcher les siècles et avec eux la langue plus changeante, comme dit Horace, que les feuilles des bois, ou, si elle veut les suivre, toujours plus disproportionnée et plus disparate. Et quand l'Académie, dans sa préface, nous cite les beaux vers de l'Art poétique sur les révolutions incessantes du langage, qu'elle prenne garde qu'on ne lui cite pour les appliquer à son œuvre les dix premiers vers de ce poëme de la raison et du bon sens.

Ut atrum

Desinat in piscem mulier formosa superne.

2

Une œuvre individuelle: le Dictionnaire des Synonymes de la langue française, par M. B. Lafaye. - Autres travaux lexicographiques.

Si l'Académie française, par ce début pompeux, inceptis gravibus, qui prouve au moins qu'elle vit, confirme les

idées de La Bruyère sur l'impuissance d'une réunion d'hommes à produire une œuvre véritable, voici un travail complet sur une des parties les plus intéressantes de la langue française, dont l'exécution par un seul homme prouve ce qu'on peut attendre de l'activité et de la persévérance individuelles. Nous voulons parler du Dictionnaire des Synonymes de la langue française ', par M. Lafaye, professeur de philosophie et doyen de la Faculté d'Aix. Ce n'est point ici une promesse, un début, une ébauche, c'est une œuvre achevée, pleine d'unité et de proportion, où un seul sujet est envisagé et, dans ses parties essentielles du moins, étudiée de la façon la plus approfondie; ce n'est point la pierre d'attente d'un monument qui ne viendra jamais, c'est le monument lui-même, élevé de la base au faîte, et dont les distributions intérieures sont également terminées.

Le Dictionnaire des Synonymes de la langue française est le fruit de deux sortes d'études. Il résume, en se les assimilant par une coordination générale nouvelle et par l'appropriation particulière de chacun à son plan, tous les travaux antérieurs. Les livres spéciaux sur la synonymie de la langue française se retrouvent ici tout entiers, non pas comme les éléments indigestes d'une compilation, mais comme matériaux premiers d'une mise en œuvre originale. Ils ont laissé prendre tout ce qu'ils avaient de bon, mais ils n'ont pas plus fourni en définitive que les œuvres plus littéraires de nos grands écrivains où les questions de synonymie étaient touchées en passant ou plus souvent résolues par l'exemple. Bossuet, Pascal, Fénelon, Corneille, Racine, La Fontaine, Voltaire, Montesquieu, Saint-Simon, et tant d'autres n'ont pas apporté à l'infatigable chercheur un contingent moins précieux que Girard, Roubaux ou M. Guizot. La seconde source des réflexions et des faits

1. Grand in-8° à deux colonnes, LXXXIV-1108 pages. L. Hachette et Cie.

qui remplissent le nouveau dictionnaire, c'est l'étude personnelle que l'auteur a faite pendant près de trente ans de son sujet. Les anciens élèves de M. Lafaye se souviennent que lors de ses débuts dans l'enseignement, il aimait à leur donner comme sujets de dissertations de logique des exercices de synonymie. Le bel ouvrage qu'il donne aujourd'hui n'est qu'une seconde forme, perfectionnée et plus complète, d'un premier ouvrage qui avait obtenu de l'Institut le prix de linguistique en 1843.

Le titre de Dictionnaire des Synonymes ne donne pas une idée exacte de son travail; il y a en effet ici bien autre chose qu'un répertoire alphabétique des différents mots de la langue qui ont une signification commune ou analogue; il y a une théorie philosophique complète des lois qui président à la synonymie. Tout l'ouvrage se divise en deux parties: la première traite des synonymes qui ont le même radical; la seconde des synonymes à radicaux divers; une savante Introduction résume les principes qui ressortent de toutes les réflexions et de tous les faits accumulés dans ces deux parties.

La première est à la fois la plus scientifique et la plus nouvelle. L'auteur y déroule successivement les diverses acceptions que prennent régulièrement les mots d'une même famille, suivant les modifications internes ou externes qu'ils subissent. Il étudie d'abord les synonymes qui, avec un radical identique, ne diffèrent que par certaines circonstances grammaticales: tels sont les substantifs dont le sens varie suivant le nombre, comme vivacité et vivacités, la richesse et les richesses, air et airs, etc., ou suivant le genre, comme amour, foudre, œuvre, couple, etc.; les substantifs qui ne diffèrent que par l'article, avoir peine, pitié, horreur, avoir de la peine, de la pitié, de l'horreur; faire affront ou faire un affront, etc.; enfin les substantifs proprement dits comparés aux verbes ou adjectifs pris substantivement, volonté, vouloir, usage, user, etc.,

exposition, exposé, production, produit,' etc.; beauté, le beau, vérité, le vrai, etc.; tels sont encore les adjectifs. comparés aux locutions adjectives composées : important, d'importance, honoraire, d'honneur, etc., et les adjectifs de dérivations différentes; tels sont aussi les verbes dont le sens est modifié par l'adjonction du pronom personnel passer, se passer; mourir, se mourir, ou suivant l'emploi de la voix, du temps, du mode, suivant le rapport du verbe avec le régime, l'absence ou l'emploi et la nature de la préposition, en un mot, suivant une foule de modifications particulières de conjugaison ou de syntaxe.

M. Lafaye considère ensuite les synonymes dont le radical identique est joint à des préfixes qui déterminent seuls la différences des acceptions: tels sont les préfixes re: luire, reluire; vêtir, revêtir, etc.; con: plainte, complainte; cession, concession; de: livrer, délivrer; peindre, dépeindre; jurer, adjurer; ranger arranger; paraître, apparaître; en: durcir, endurcir; traîner, entraîner, etc., etc. Et ici non-seulement l'auteur nous montre les modifications du mot simple dépendant de la valeur de chaque préfixe, mais il compare ensuite chaque composé avec les composés du même radical et de préfixes différents, comme contenir, retenir; écoulement, découlement; atténuer, extėnuer; malcontent, mécontent; malhonnête, déshonnête, etc.

Le tableau le plus complet de toute cette première partie est celui des synonymes de même radical dont les différences dépendent de la valeur des terminaisons. L'auteur passe en revue encore une fois les substantifs, les adjectifs, les verbes, les adverbes, et établit un certain nombre de règles générales, éclaircies et justifiées par les plus nombreux exemples. Pour les substantifs, il étudie l'influence d'une quarantaine de terminaisons, telles que ment, ion, ive, ure, age, té (ité ou osité), esse, ance ou ence, is, ade, air, ée, erie, isme, eur, ette, etc. Sous chacune d'elles sont groupés une foule d'exemples qui mettent en relief la va

« PreviousContinue »