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La critique d'art philosophique : MM. de Sutter, H. Bouchitté et A. Mazure.

A côté des prémices, si longtemps attendues, du gigantesque travail que l'Académie des beaux-arts n'accomplira, si elle ne le presse davantage, qu'en une suite de siècles, il faut placer les travaux particuliers que l'Institut a du moins le mérite de susciter par ses concours et par ses prix, ou de sanctionner de son approbation. Dans ce nombre nous mentionnerons d'abord la Philosophie des beaux-arts appliquée à la peinture, par M. de Sutter, ouvrage approuvé par l'Académie des beaux-arts1. Ce livre remarquable par l'élévation de la pensée, appartient à la plus pure doctrine spiritualiste et trouve dans les sentiments du beau, du vrai et du bien, les alliés naturels ou plutôt les fondements mêmes du sentiment esthétique. Après avoir esquissé dans son introduction une histoire sommaire de la peinture, l'auteur recherche quelle est la mission des beaux-arts et quel rôle ils ont à remplir dans la société.

C'est de ces hautes considérations que découlent les préceptes qui doivent diriger l'artiste. Aux yeux de M. de Sutter, le beau, l'utile, le bonheur des hommes sont les objets essentiels de cette mission. Le perfectionnement moral de celui qui le cultive est, pour l'art lui-même, la première condition de tout progrès. Toutes ces nobles idées sont exposées, dans la première partie, avec chaleur et une véritable éloquence. Des chapitres distincts traitent du beau idéal, de la grâce, du goût, de la théorie de la beauté. Ils témoignent déjà de la sûreté et de l'éten

1. In-8°. Veuve J. Renouard.

due des connaissances pratiques que M. de Sutter unit à une aussi haute philosophie.

Elles sont plus sensibles dans la seconde et la troisième parties qui entrent de plus en plus dans les détails de l'application. La seconde contient d'intéressantes considérations sur l'étude des passions et leur rapport avec l'art, sur l'anatomie et son utilité plastique, sur la composition, cette partie la plus intellectuelle de l'exécution, sur les différents genres en peinture et sur les jugements dans les arts. La troisième partie, encore plus spéciale, est consacrée aux règles du coloris, de la perspective aérienne, du clair-obscur, du dessin, en un mot de toutes les parties techniques de l'art. Elle se termine par des conseils éclairés sur la marche à suivre dans les études.

C'est sans doute la justesse de ces conseils et la fermeté de tous les principes sur lesquels ils reposent, qui ont déterminé l'Académie des beaux-arts à recommander cet ouvrage, comme pouvant être utile à la fois aux jeunes élèves et aux gens du monde. L'élévation des idées esthétiques le recommandent également aux philosophes. Voici comment, pour concilier dans l'art le besoin d'ordre et le besoin de liberté qui possèdent également l'artiste de génie, l'auteur lui présente comme but de ses efforts le beau suprême, c'est-à-dire l'harmonie parfaite des éléments, l'idéal, qui règle la pensée et modère l'imagination.

Une œuvre d'art est une œuvre spontanée, conforme aux lois de la nature, du sentiment et de la raison. La raison, le sentiment et la règle sont trois termes nécessairement enchaînés, qui composent la formule des beaux-arts. La règle est dans le principe d'unité, d'où émane l'idée d'ordre et d'harmonie que présente la nature elle-même. La raison et le sentiment servent à coordonner les unités particulières, c'est-à-dire à trouver la loi générale, en vertu de laquelle chaque unité peut s'accorder, dans son développement, avec toutes les autres. Les relations des diverses unités entre elles, forment l'objet

des beaux-arts, comme les relations des astres forment l'objet de la mécanique céleste; elles se découvrent, de même que celles-ci, par les données de l'expérience et l'application du raisonnement.

C'est à cette métaphysique assez abstraite que M. de Sutter rattache, par des applications peut-être plus ingénieuses que solides, les détails de la pratique. C'est en son nom qu'il veut remettre en vigueur les doctrines traditionnelles des grands maîtres, hors desquelles il n'y a eu et il ne peut y avoir que décadence. L'importance qu'il donne aux idées morales et au sentiment religieux dans l'inspiration artistique, font de tout son livre comme le commentaire de l'antique maxime platonicienne : Le beau n'est que la splendeur du bien.

Parmi les travaux d'esthétique encouragés par l'Institut, nous remarquerons ensuite l'étude de M. H. Bouchitté qui a obtenu de l'Académie française le prix Bordin de 3000 francs. Le Poussin, sa vie et son œuvre1, est une étude biographique et morale sur un grand caractère, un noble esprit, une âme virile. Jamais artiste n'eut plus de dignité dans sa vie, ne professa mieux le culte désintéressé de l'art et cette indépendance un peu fière, qui nourrit, développe, exalte le sentiment esthétique. L'auteur suit pas à pas son héros, et le fait aimer en le montrant à la fois intéressant et naturel. Il fait un usage fréquent et assez heureux de la correspondance si curieuse du Poussin, dont on nous donnera un jour la publication. Il met sur le premier plan l'amitié de l'artiste avec Chantelou, secrétaire d'ambassade à Rome, où l'artiste français a passé presque toute sa vie. Les études qu'il a faites, les influences qu'il a subies sont reproduites dans une juste mesure. Des toiles de Ra

1. In-8° et in-12. Didier et Cie.

phaël, du Dominicain, etc., nous le voyons passer avec le flamand Du Quesnoy à l'étude de la sculpture, et aborder tour à tour le nu, l'écorché, l'anatomie.

L'appréciation de l'œuvre du Poussin par M. Bouchitté est prise d'assez haut, mais aussi d'assez loin, et demeure trop générale. Il n'étudie les deux suites des Sept sacrements que d'après la gravure: il n'a pas traversé la Manche tout exprès pour les voir, comme avait fait M. Cousin pour en parler dans son livre Du vrai, du beau et du bien. Croira-t-on que, dans cette monographie, le paysage, où le Poussin excelle, est traité en quatre pages! On trouve aussi peu de chose sur les tableaux mythologiques : le nu paraît effaroucher la gravité de l'auteur.

Ce que M. Bouchitté, doué de l'esprit philosophique, met le mieux en relief, ce sont les deux grandes qualités du Poussin, la clarté et la science de la composition : l'impression qui reste de toute cette lecture se résume assez bien pour le lecteur par ce beau mot du maître luimême : « Mon naturel me contraint de chercher à aimer les choses bien ordonnées, fuyant la confusion qui m'est aussi contraire et ennemie, comme est la lumière des obscures ténèbres. »

Le livre de M. Bouchitté a été l'objet, de la part de M. Ch. Lévêque, d'articles consciencieux et sérieux dont nous voulons reproduire ici la conclusion.

Cet ouvrage est un acte de justice; c'est un patriotique hommage rendu à un maître sur lequel il était plus que surprenant que nous n'eussions pas un volume. De plus, l'accord vraiment admirable qui régna dans Poussin, entre l'homme et l'artiste était un beau sujet d'étude morale. M. Bouchitté a le mérite d'avoir entrepris et achevé avec succès cette étude intéressante.... Toutefois, même après le livre judicieux, instructif et attachant de M. Bouchitté, un travail approfondi reste à faire sur le génie du Poussin, considéré dans ses développements progressifs, et sur la valeur tant absolue que relative de son œuvre, envisagée de près, en détail, et presque

page par page. Or, celui qui se chargera de cette belle tâche, devra résolument se mettre en route, sortir de France, fouiller les musées publics et privés, les portefeuilles généreusement ouverts et jalousement fermés, et, sur tout ce qu'a peint, dessiné ou écrit l'auteur des Sept Sacrements, ne s'en rapporter autant que possible qu'à ses propres yeux'.

La philosophie prend une plus large place encore dans un livre, dont le titre annonce hautement que la partie spéciale de l'art qu'on y veut traiter est rattachée à ses principes les plus élevés: Paysage, Dieu, la nature et l'art. L'auteur, M. A. Mazure, se préoccupe peu des procédés et du côté technique de la peinture. Il reconnaît « audessus des règles pratiques une sagesse sans laquelle l'art, en reproduisant la nature, ne saurait manifester la pensée qu'elle recèle. » Il veut « prendre l'art à sa source, le ramener à sa hauteur, l'agrandir par l'idéal. »

Il a un adversaire devant lui, un ennemi qu'il combat à outrance, c'est le réalisme, qui lui semble menacer non seulement la peinture et les arts plastiques, mais la poésie elle-même et la littérature. Pour le vaincre, il le démasque en ces termes : « Le réalisme est ancien; il est de tout temps comme système; ses traits sont trop marqués pour qu'il soit permis de les méconnaître; son nom primitif et patronymique est connu : il s'appelle le matérialisme. »

Se renfermant plus spécialement dans son sujet, il montre que la peinture, alors même qu'elle reproduit la nature morte, le paysage, a autre chose encore à faire que copier servilement la matière. Il faut en étudier les détails sans doute, mais il faut aussi en chercher le sens; il ne faut pas sacrifier la réalité, mais la subordonner à l'idéal.

Croyez-le bien, dit-il, quand vous exprimeriez dans la plus entière exactitude, les rugosités de l'écorce, les écorchures

1. Journal général de l'instruction publique, 29 mai et 2 juin 1858. 2. In-18. J. Tardieu.

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