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faut que mettre la main à la réalisation de la doctrine pour en voir sortir immédiatement le bonheur du genre humain. Un des adeptes du prophète nous vante, dans une préface, ces « prophétiques accords d'une voix inspirée, » et ajoute, sous forme de reproche ou de menace : « C'est faute de quelques cent ducats refusés à Colomb que Gênes a perdu l'Amérique.

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Quoi d'étonnant, quand de telles élucubrations trouvent des lecteurs et des apologistes, que les rêveries plus célèbres de Swedenborg excitent assez d'intérêt, pour encourager un auteur à traduire en français ses plus ténébreux ouvrages? Voici, pour cette année seulement, quatre volumes du théosophe suédois, comprenant surtout son Apocalypse et son Traité des représentations.

J'avouerai que je ne comprends guère mieux l'utilité et la destination d'une traduction en français de la Somme de Saint Thomas. Il me semble que ceux qui veulent se faire par eux-mêmes une idée précise de cet antique monument de philosophie scolastique, n'ont rien de mieux à faire que de recourir au texte original, qui est on ne peut plus accessible et dont l'obscurité ne tient pas à la langue, mais à un ordre particulier d'idées et de formes qu'une traduction ne peut pas ni ne doit pas faire disparaître. Il semble même que tout travestissement moderne doit nécessairement nuire à l'intelligence d'un auteur vers lequel il est plus facile d'aller que de le faire venir à nous. Mais tous les hommes curieux de connaître le thomisme ne pensent pas ainsi; car la traduction de la Somme théologique en français par M. F. Lachat poursuit tranquillement son cours, et onze volumes sur quatorze ont déjà paru3.

C'est ici, du reste, le lieu de dire quelle incroyable activité de la librairie religieuse se porte sur la réimpression

1. In-8°, 1858; t. X et XI. L. Vivès.

des grandes œuvres de la théologie ancienne et pour ainsi dire classique. A côté de la traduction de la Somme, marchent de front plusieurs reproductions du texte. Tous les anciens Pères, grecs ou latins, sont l'objet d'éditions incessantes, et les casuistes modernes, réimprimés à leur tour, peuvent prendre place à côté d'eux, dans les bibliothèques religieuses sous la forme de vingt ou trente volumes de grand format. Les Opera omnia du jésuite Suarez, dont la Summa theologia s'imprime aussi à part, ne formeront pas moins de vingt trois tomes in-folio. Le public et le monde des lettres ne se doutent pas de cette ardeur de production ou plutôt de reproduction que déploient certaines maisons de librairie et d'imprimerie, pour alimenter silencieusement le monde théologique.

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Economie politique. MM. P. J. Proudhon, Huard, Colins,
Baudrillart, Rapet, Modeste, etc., etc.

Si la philosophie se jette aujourd'hui dans l'histoire par crainte de la théorie, si la théologie, fuyant le dogme et abordant à peine l'histoire religieuse, ne fait preuve de vie que par des réimpressions infatigables des anciennes œuvres, il est, parmi les sciences morales et politiques, une science plus jeune, qui n'ayant encore presque point d'histoire se précipite avec fougue dans les hasards de la théorie et de l'invention, c'est l'économie politique. La science des Turgot, des Smith, des J. B. Say, des Rossi, des Blanqui, n'est pas aussi étrangère à la littérature que pourrait le faire croire la nature spéciale des questions qu'elle traite. Elle compte, parmi les noms que nous venons de rappeler des écrivains de distinction; plus près de nous, l'intérêt brûlant qui s'est attaché à certains problèmes économiques et sociaux, a transformé des livres de science

en œuvres de partis, auxquelles la passion et le talent ont assuré plus d'une fois une grande popularité.

C'est même à l'économie politique que se rapporte cette année un des livres qui ont eu en France et à l'étranger le plus de retentissement, celui que M. P. J. Proudhon a publié sous ce titre : De la Justice dans la Révolution et dans l'Église, Nouveaux principes de philosophie pratique, adressés à son Eminence Mgr Mathieu, cardinal-archevêque de Besançon 1. Cette publication, par les poursuites dont elle est devenue bientôt l'objet, appartient encore plus à l'histoire judiciaire qu'à l'histoire littéraire de l'année. Elle était mise en vente depuis dix jours à peine, et déjà la plus grande partie de l'édition était enlevée, lorsque parut dans le Moniteur du 29 avril la note suivante:

Le procureur impérial près le tribunal de la Seine, a fait saisir aujourd'hui, en vertu d'une ordonnance du juge d'instruction, Rohault de Fleury, l'ouvrage de M. P. J. Proudhon, intitulé De la Justice dans la Révolution et dans l'Église. Les principaux délits relevés à la charge de l'éditeur et de l'auteur de ces trois volumes, sont l'outrage à la morale publiqué et religieuse; l'apologie de faits qualifiés crimes ou délits; l'attaque contre le respect dû aux lois et contre les droits de la famille; la reproduction de fausses nouvelles, délits prévus par les articles 8 de la loi du 17 mai 1849; 3 du décret du 4 août 1848; 3 de la loi du 27 juillet 1849, et 15 du décret du 17 février 1852.

Dès cette époque, cet ouvrage qui avait déjà circulé dans tant de mains, avait donné lieu à des comptes rendus et à des critiques dans les journaux et surtout à de nombreuses reproductions d'extraits. Il continua d'être l'objet de divers examens, de brochures, de livres mêmes qui lui empruntèrent en partie son titre pour le retourner contre l'auteur. Tel fut, entre autres, le volume publié sous ce titre : De l'injustice dans la Révolution et de l'ordre dans l'Église, Prin

1. 3 vol. in-18. Garnier frères.

cipes généraux de philosophie pratique, Refutation de M. P. J. Proudhon, par M. Adolphe Huard ancien officier de la garde nationale de Paris, qui suivit, dans les journées de juin, le mouvement socialiste, fut guéri, dans la prison, de son exaltation démagogique, par le spectacle des mauvaises passions de ses camarades, et qui aujourd'hui combat avec ardeur les doctrines qui l'ont lui-même perdu.

Plus tard, au Congrès scientifique d'Auxerre, une assez longue pièce de vers, sous le titre d'Épître à P. J. Proudhon, fut lue solennellement par Mme Fanny Dénoix des Vergnes, la muse de l'Oise, comme on l'appelle. Ses quarante-cinq strophes consacrées à développer le contraste de génie angélique du publiciste révolutionnaire et de l'emploi infernal qu'il en fait, se terminent par cet appel à la clémence :

Et vous, Napoléon, souffrez un cri de grâce :
Souverain, commandez qu'on lui rende l'espace.
L'homme n'enchaîne pas les esprits des enfers;
Il ne peut au volcan dire: Retiens ta lave;
L'homme ne peut avoir la foudre pour esclave,
Ni garder l'aigle dans les fers.

Pour nous, nous ne soumettrons à aucune discussion un livre sur lequel la justice s'est prononcée 2 nous nous bornerons à en rappeler en quelques mots le multiple caractère. Ces études révolutionnaires, ironiquement dédiées à un prélat, et sous son nom « à tous les membres du clergé français étaient à la fois un livre de métaphysique, une autobiographie et un pamphlet. La métaphysique y avait des allures toutes scolastiques; c'était la méthode géométrique de Spinosa. Des principes posés sous forme

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1. In-12; Lebigre. Citons encore M. P. J. Proudhon, sur son premier ouvrage, etc., par M. Colins (in-8°, Bestel et Cie).

2. Voy. plus loin, dans la Chronique, le texte du jugement et de l'arrêt rendu dans cette affaire.

d'axiomes; des définitions numérotées pour y renvoyer plus facilement dans le cours de la discussion; puis des théorèmes ramenant sous diverses formes, le Quod crat demonstrandum, des géomètres, entre autres sous celle-ci : « Donc, conclusum est adversus theologos, etc., sans compter la distinction expresse des points de vue a priori et a posteriori. Etrange cadre, en vérité, pour un esprit fougueux dont les idées ne connaissent point de barrière, ni les sentiments de contrainte!

Malgré ces formes sévères de discussion, la pensée de M. Proudhon s'échappait à chaque instant en élans d'une singulière originalité, soit qu'il parlât de lui-même pour se défendre contre d'innombrables attaques, soit qu'il exaltât avec enthousiasme son propre système ou qu'il poursuivit, le fouet de la satire à la main, tous les systèmes différents du sien. Car c'est là un trait ordinaire des écrits de M. Proudhon. Il a des vérités, ou si l'on aime mieux, des duretés pour tout le monde. Dans son nouveau livre, il annonçait la décadence universelle, la perte de toute foi, la dissolution sociale. Et, selon lui, tous les partis, tous les régimes ont travaillé, par l'abandon de la Révolution, à cette œuvre de destruction, la démocratie aussi bien que la royauté, l'Empire, la Restauration, le gouvernement de Juillet, la République, la centralisation, le régime parlementaire, la religion, la philosophie, l'économie politique, le socialisme, etc. Mais nul à ses yeux n'y a autant travaillé que l'Église qu'il appelait à la fois la mère et la rivale de la Révolution. Et alors prenant à partie l'Église, il voyait en elle le seul représentant de la religion, et dans la religion la négation absolue de la Révolution, seul représentant de la justice. Entre ces deux termes pas de conciliation possible, pas de fusion, pas de transaction même; une guerre à mort dont M. Proudhon semblait vouloir être à la fois, comme dans la lutte du lion et du moucheron, le trompette et le héros.

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