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les lois de la poésie et de la musique, et qui veille à leur conservation; c'est l'État qui règle le culte que l'on doit aux dieux. L'État est toujours le souverain maître; et s'il laisse quelque chose à l'individu, ce n'est pas par respect pour ses droits, c'est par complaisance pour sa faiblesse. Chose étrange! Platon, disciple de Socrate, et qui a écrit son apologie, n'a eu aucun sentiment de ce conflit de la conscience et de l'État, qui est si frappant dans l'Apologie elle-même. Il a cru qu'il suffisait de changer un Etat injuste en un État juste, pour qu'il eût droit à tout, sans penser qu'un État juste est celui qui ne peut pas tout et qui accorde à chacun ce qui lui est dû.

En résumé, Platon est un moraliste plus qu'un politique. Le principe de sa morale est vrai : c'est que l'idée du bien, ou Dieu, est la fin suprême des actions humaines. Le principe de sa politique est faux : c'est que l'État est le maître absolu des citoyens. On fera bien peu de progrès sur sa morale, si ce n'est dans les applications et dans les méthodes. Mais sa politique est l'opposé de la politique véritable. En morale, il pressent l'avenir; en politique, il ne regarde que le passé. Son idéal moral est encore le nôtre; son idéal politique est l'image immobile d'une société éteinte et disparue. Comment a-t-il pu être si grand en morale et se tromper à ce point en politique? C'est qu'il a confondu les deux sciences, et n'a vu dans l'une que l'application de l'autre.

Nous retrouvons une partie du sujet du mémoire précédent dans le Tableau historique des progrès de la philosophie politique, suivi d'une Etude sur Sièyès, par M. E. de Beauverger1. C'est, comme l'indique le titre, une esquisse des diverses doctrines politiques, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. L'auteur ne professe d'attachement exclusif pour aucun des systèmes dont il se fait le consciencieux rapporteur; il les subordonne tous aux principes fondamentaux de la morale et de l'ordre social. A ses yeux celuici trouve ses meilleures garanties dans un régime de gounement mixte où la liberté et l'autorité se tempèrent mutuellement et se maintiennent dans un juste équilibre.

1. In-8°. Leiber et Commelin.

De l'exposition qu'il présente des nombreux systèmes produits par la philosophie politique, ressort cette conclusion qu'ils se ramènent tous à un petit nombre de théories absolues, toujours les mêmes, toujours combattues ou défendues par les mêmes arguments, et également impuissantes, à toutes les époques comme sous tous les climats, à satisfaire les besoins multiples et impérissables de l'humanité.

Leur grand tort est de supposer la nature de l'homme susceptible d'une entière transformation, et d'autoriser au besoin, pour l'application d'une conception idéale, l'asservissement du plus grand nombre sous le joug de la force. La pensée humaine semble donc tourner dans un cercle vicieux, et M. de Beauverger rabat un peu les prétentions de la philosophie politique, qui « a éclairé le monde et l'a trompé, a tour à tour condamné et justifié le despotisme, séduit et averti les peuples, en un mot, joué le rôle de toutes les philosophies, avec l'avantage et le danger d'une application plus vaste et aussi plus immédiate. Qui pourrait pourtant, ajoute-il, contester les bienfaits de son influence sur la conscience du genre humain? » Le principal service qu'elle rend, sort de la comparaison même de ses erreurs; c'est une conclusion en faveur de l'observation et de l'expérience dont les utopistes ne peuvent s'éloigner, sans tourner, depuis deux mille ans, dans le même cercle de doctrines stériles ou funestes.

Parmi les études historiques auxquelles la philosophie tend à se réduire chez nous, il en est qui nous permettent d'aller chercher au loin dans le présent ou dans le passé l'inspiration métaphysique qui nous fait défaut. On sait de quelles sérieuses études la philosophie allemande, à partir de Kant, a été l'objet pour les philosophes français. Depuis la première et brillante exposition qui en fut donnée par Mme de Staël, dans son Allemagne, une foule d'esprits curieux ou puissants ont fait la lumière sur toutes les

obscurités des doctrines germaniques, jusqu'à ce qu'enfin un intrépide philosophe, M. J. Barni, se consacrât tout entier à nous en ouvrir les sources dans un ensemble complet de traductions et de commentaires. La même chose arrive, pour des temps plus reculés, à une école de métaphysique non moins profonde et encore plus obscure, l'ancienne école d'Alexandrie. M. Cousin, qui a édité Proclus, a suscité bien des recherches particulières sur divers points de la doctrine néoplatonicienne; et à l'occasion d'un des plus beaux concours de l'Institut, MM. J. Simon et E. Vacherot ont publié des travaux remarquables d'ensemble sur l'histoire même de l'école.

Aujourd'hui M. N. Bouillet, dont le nom a été rendu sí populaire par des livres utiles à la jeunesse, s'est donné pour tâche de faire passer dans notre langue un merveilleux trésor d'élucubrations métaphysiques, les Ennéades de Plotin1.

Il fallait un vrai courage pour essayer de traduire pour la première fois les cinquante-quatre livres de mysticisme transcendental d'un auteur que jusqu'à présent on appelait

«

l'inintelligible. » L'état des manuscrits par lesquels l'ouvrage nous a été conservé, et les imperfections de toute nature des éditions du texte publiées jusqu'à ce jour, rendaient la tâche de traducteur encore plus difficile. Mais M. Bouillet avait déjà fait ses preuves comme intelligent et patient éditeur, en publiant, annotant et commentant les œuvres philosophiques de Cicéron et de Sénèque dans la collection Lemaire, où elles ne forment pas moins de treize volumes, et celles de Bacon dans cette excellente bibliothèque philosophique que M. Garnier avait inaugurée par son édition de Descartes. Le traducteur des Ennéades suit la méthode qui avait été adoptée pour les publications de cette dernière collection. Il fait précéder l'ouvrage de sommaires, destinés à

1. In-8°, 1857, t. I; 1858, t. II; L. Hachette et Cie.

servir de guides au lecteur. Il rattache au texte toutes les notes de détail qui suffisent pour en écarter, chemin faisant, les plus grosses épines, et reprend, à la fin de l'ouvrage, la suite des éclaircissements plus éténdus que réclament les principales obscurités. Des traductions d'opuscules accessoires, comme le Traité des facultés de l'âme par Porphyre, la Vie de Plotin par le même, des fragments de Porphyre, Jamblique et autres philosophes néoplatoniciens, accompagnent heureusement la restauration de cet important monument de la philosophie antique.

Théologie dogmatique et morale. MM. A. Coquerel, Bautain, R. P. Lacordaire, de Gasparin, Bungener, M. de Pressensé, de Bussy, J. Journet, etc.

La théologie en France est encore moins riche que la philosophie en ouvrages de théorie et de discussions dogmatiques, ou du moins les livres qui peuvent se produire en ce genre, échappent le plus souvent, par leur forme et par leur destination spéciale, au public lettré. Aussi voyons-nous sortir de la plume des théologiens, pour l'usage des gens du monde, des livres d'édification plutôt que d'enseignement dogmatique. En voici un qui réunit ces deux caractères et qui a pour auteur un des hommes les plus honorés du protestantisme français, le pasteur Athanase Coquerel; il a pour titre Christologie ou Essai sur la personne et l'œuvre de Jésus-Christ, en vue de la conciliation des églises chrétiennes1.

L'auteur, pour arriver à ce but, la conciliation de sectes diverses, laisse de côté les questions secondaires qui divisent le protestantisme et entravent sa marche. Il dégage

1. 2 vol. in-12. Cherbuliez.

de la doctrine évangélique elle-même, dont l'autorité est également reconnue par tous les chrétiens, tous les éléments d'unité qu'elle peut contenir. Il divise son sujet en trois parties: l'exégèse, la philosophie et la morale. La première consiste dans l'exposé même de l'enseignement christologique transmis par les évangélistes et les apôtres. La seconde remonte jusqu'aux principes de la science de l'être, c'est-à-dire de la connaissance de Dieu et de l'homme, pour faire à côté d'eux à la christologie sa place et, par l'union de l'exégèse et de la métaphysique, juger les systèmes christologiques les plus accrédités. La troisième partie, toute pratique, montre l'accord de la vraie christologie avec la nature morale et affectueuse de l'homme qui doit trouver en Jésus un modèle parfait et la source de l'unité.

On a beaucoup loué l'indépendance et la modération avec lesquelles l'auteur aborde devant le public les questions les plus délicates de la dogmatique. M. Coquerel croit, en ouvrant le champ à la discussion, mieux servir l'intérêt de la religion qu'en fuyant une lutte dont le résultat définitif doit être le triomphe de la vérité.. Il ne faut pas trop s'effrayer, selon lui, des armes que le scepticisme et l'incrédulité peuvent aller chercher à leur tour dans les mystères de l'évangile, et il dit avec autant d'élévation que de raison :

Cette peur ne peut s'emparer que de ces esprits retardataires, catéchumènes trop dociles de la tradition, qui prennent notre sainte et glorieuse réformation, non pour une porte ouverte, mais pour une borne posée. Faut-il donc cesser de faire de la théologie, parce qu'il y a telle théologie qui vient en aide à l'incrédulité? Non, il sera temps de s'arrêter, lorsque la chretienté sera parvenue à la théologie vraie, à celle qui donnera pleine satisfaction et à la raison et à la conscience, la seule d'où l'incrédulité ne pourra jamais dégager le poison perfide qui, sous ombre d'exciter la vie, aggrave la mort. En attendant, je ne vois aucun inconvénient réel à ce

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