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Mais peut-il en être ainsi, quand il s'agit de notre propre histoire, d'un siècle relativement voisin du nôtre ? Et quand il y a tant de sources directes, anciennes ou nouvellement retrouvées, d'où peut jaillir à flots la vérité, qu'est-il besoin de dégager, au prix de tant d'efforts, je ne sais quelle obscure lumière d'un pareil amas de nuageuses suppositions?

Que de doutes en effet vont nécessairement planer sur les résultats des recherches de M. Cousin! Les portraits du Grand Cyrus ont-ils la valeur historique qu'il leur prête, ou plutôt l'emploi perpétuel de l'allégorie par Mlle de Scudéry n'avait-il pas pour but de déguiser la vérité autant que de la dire? Que de flatteries dans les portraits! Que d'exagération dans les récits! Supposez que vous arriviez à mettre sous chaque personnage du roman un nom réel : croyez-vous que vous puissiez y mettre aussi l'homme luimême. Et puis que de héros, dans ce livre, dont on ne peut reconnaître dans l'histoire du temps les modèles. La clef du grand Cyrus suffisait à peine aux contemporains eux-mêmes, pour comprendre les allégories de ce fantastique roman. Aujourd'hui, aucune clef ne saurait suffire. Dans tous les cas, les révélations de Mlle de Scudéry, si explicites qu'on les suppose, ne nous feraient connaître que des événements déjà connus par des documents historiques plus importants, ou de petites intrigues et des incidents microscopiques, dont ce nouveau genre d'exégèse nous fait payer trop cher la science incertaine.

Toute question de vérité et d'utilité étant mise à part, on ne peut contester que M. Cousin ne porte dans cette interprétation d'énigmes autant de sagacité que de courage. Cette transformation du roman en histoire est pour lui l'occasion de passer en revue tous les personnages notables d'une époque qu'il aime. Il tire du Grand Cyrus, comme d'un musée fossile, une suite de portraits auxquels il rend, en artiste habile, la vie et la jeunesse.

Peut-être Mlle de Scudéry elle-même, si elle était admise

à visiter la galerie que M. Cousin a peuplée de ses héros antiques, redevenus personnages de cour, trouverait-elle qu'ils ont fait plus que changer de vêtements et de nom et qu'en donnant des étiquettes à ses statues, on a commis, comme il arrive dans la classification d'un musée, des transpositions et des confusions curieuses; mais il est un de ses contemporains, Boileau, qui s'étonnerait bien davantage de voir tout ce monde fantastique qu'il croyait avoir tué pour jamais sous les coups de la satire, s'animer, se mouvoir à la voix et au souffle d'un puissant enchanteur.

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L'exemple de M. Cousin a porté ses fruits. Toutes les femmes célèbres du XVIIe siècle auront leur monographie ou, comme on dit des anciens monuments, leur restauration. M. Amédée Renée qui avait présenté l'année précédente, à propos des Nièces de Mazarin', un tableau de la société au XVIIe siècle, a été encouragé par le succès, et a donné dans Madame de Montmorency une nouvelle étude de mœurs et de caractère sur la même époque. Ces deux tableaux se font à la fois pendant et contraste. Les Nièces de Mazarin ont fait surtout défiler devant nous les brillantes folies du siècle, les intrigues, les agitations de la passion, les fuites, les enlèvements, le fracas des aventures; dans Madame de Montmorency, nous trouvons toute une histoire intime où les événements célèbres ont leur contre-coup douloureux, mais où la vie intérieure d'une femme pure, sensible, éprouvée par l'amour, déchirée par la politique et réfugiée enfin dans la religion, tient la principale place. L'héroïne de M. A. Renée est la femme de cet héritier du nom de Montmorency que le cardinal de Richelieu osa envoyer à l'échafaud.

Issue de la maison des Ursins, elle avait été appelée,

1. In-8°. F.-Didot frères. Plusieurs éditions, dont une de luxe avec portraits.

2. In-8°. Ibidem, deux éditions.

sous la régence, par sa tante et marraine Marie de Médicis, pour épouser le fils du connétable. La jeune Marie, passant de son couvent de Florence au milieu d'une cour pleine d'intrigues, s'y gouverna avec sagesse, évita tous les piéges, résista à toutes les séductions, et au milieu de la vie la plus brillante et la plus agitée, ne connut qu'une passion mondaine, un amour sans bornes pour son mari. Elle connaissait aussi tous les sentiments que la religion inspire ou protége, une charité ardente, un amour des pauvres tout italien dans sa manifestation. La fin terrible de Montmorency la ramène au cloître où « cette sainte de l'amour, comme dit M. Renée, associe encore le souvenir passionné de son mari à sa ferveur religieuse.

Voilà le cadre intéressant qu'il s'agissait de remplir. L'auteur a su nous intéresser à cette passion violente sans éclat et à cette longue tristesse, portée pendant trente ans au fond d'une cellule. Et pour échapper à la monotonie qui était l'écueil d'un pareil sujet, il n'a pas cherché à multiplier les incidents; il a tiré seulement parti de ceux qu'il rencontrait sur son passage, comme des épisodes de la vie de son héroïne.

C'est à l'analyse des sentiments de celle-ci, au développement de son cœur, au milieu du tourbillon du monde, dans les crises de la douleur ou dans la sombre sérénité du cloître, qu'il s'est attaché de préférence; c'est une belle âme qu'il a voulu faire connaître, en la suivant dans les conditions que la vie lui avait faite. A ce point de vue, rien ne saurait être plus complet, plus habilement conduit que cette monographie, et ce livre pourrait se compter parmi les meilleurs ouvrages que l'ascétisme chrétien a inspirés sur la vie intérieure, s'il n'était en même temps une œuvre d'art littéraire. On peut juger du caractère général de l'ouvrage par ces quelques lignes de la conclusion.

Ce fut le 5 juin 1666, que cette belle âme, honneur de son

siècle, quitta la terre. Elle n'avait souhaité que le silence et l'oubli son vœu devait être exaucé, car son nom est à peine resté dans la mémoire des hommes. C'est que le monde se prend surtout par les contrastes: La Vallière a l'attrait de ses fautes pour faire aimer sa vertu; saint Augustin nous touche de plus près que les autres Pères de l'Église : il semble que sa sainteté se détache et ressorte mieux sur l'orage de ses passions. Entre les femmes célèbres par le dévouement et l'amour, il n'y en a pas de plus grande que la veuve de Montmorency; mais sa vertu n'a pas eu d'ombre et s'est ensevelie dans sa perfection.

A côté de Mme de Montmorency, M. A. Renée fait connaître accessoirement son mari, et, à propos de la catastrophe qui l'emporte, il ramène Richelieu devant le tribunal de l'histoire. Le procès de Montmorency est reproduit avec une grande vérité et offre la plus intéressante mise en scène. Quant au cardinal, M. Renée le juge avec une sévère indépendance dont tant de panégyriques modernes nous avaient fait perdre l'habitude. Il ne craint pas de rappeler que les plus vastes desseins dans Richelieu n'excluent jamais les petites passions. » Il a pour les victimes du grand ministre une indulgence qui va jusqu'à la sympathie et qui a excité parmi les critiques d'assez vives réclamations.

Pour nous, sans chercher l'arrière-pensée d'un parti dans les protestations qu'on élève au nom de la morale contre la politique, nous aimons à voir un écrivain de ce caractère et de ce talent se souvenir que la raison d'État ne justifie pas plus le crime que la gloire ne l'efface.

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Autres monographies. Le xviie siècle : MM. Houssaye
et Capefigue.

Voici tout un siècle dans un homme, et cet homme résume, aux yeux de son historien, tous les grands hommes,

ou peu s'en faut, de l'humanité. Cet homme c'est Voltaire, et son historien est M. Arsène Houssaye. Le livre nouveau consacré à celui qui a déjà été l'objet de tant de diatribes et de tant de panégyriques, s'intitule résolûment le roi Voltaire1. Le mot n'est pas de l'invention de l'auteur; il appartient en quelque sorte à Frédéric de Prusse, qui, un jour qu'on lui demandait quel était le souverain qu'il redoutait le plus en Europe, répondit: « Le roi Voltaire. >> Pour être un mot historique, le titre n'en est pas moins heureux. M. Arsène Houssaye a du bonheur dans ses titres quand il a voulu composer une galerie avec les portraits des hommes de génie ou de talent que l'Académie française a négligé d'appeler dans son sein, il leur a fait lui-même, en son privé nom, les honneurs d'une élection académique; il a créé pour eux un quarante et unième fauteuil, dont il a spirituellement écrit l'histoire, en nous faisant assister aux discours de tous les récipiendaires qu'il conviait à l'occuper.

Un titre heureux est aussi le plus souvent une idée heureuse, et il appelle de lui-même tout le développement du livre. Le plan du roi Voltaire, comme celui de l'histoire du Quarante et unième fauteuil, est tout entier dans l'étiquette. Un roi a une généalogie, une jeunesse, une cour, des maîtresses, des ministres, un peuple, des ennemis; il faut raconter ses conquêtes, retracer sa mort; on peut parler de son Dieu, et enfin de sa dynastie. La traduction du mot dans les faits est complète, le cadre est vaste et bien rempli.

Il l'est surtout agréablement. Le roi Voltaire est une grande et brillante fantaisie avec variations, exécutée en l'honneur de celui qui fut le philosophe des rois, avant de passer roi lui-même; c'est une apothéose, moitié sérieuse, moitié plaisante, où à travers beaucoup d'esprit et d'hu

1. In-8°. Michel Lévy frères.

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