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ainsi leur âme nationale dans des accents que personne n'a écrits et que tout le monde chante. Tous les sens veulent porter leur tribut au patriotisme et s'encourager mutuellement. Le pied marche, le geste anime la voix, la voix enivre l'oreille, l'oreille remue le cœur. L'homme tout entier se monte, comme un instrument d'enthousiasme. L'art devient saint, la danse héroïque, la musique martiale, la poésie populaire. L'hymne qui s'élance à ce moment de toutes les bouches ne périt plus. Semblable à ces drapeaux sacrés suspendus aux voûtes des temples et qu'on n'en sort qu'à certains jours, on garde le chant national comme une arme extrême pour les grandes nécessités de la patrie. Le nôtre reçut des circonstances où il jaillit un caractère particulier qui le rend à la fois plus solennel et plus sinistre; la gloire et le crime, la victoire et la mort semblent entrelacés dans ses refrains. Il fut le chant du patriotisme, mais il fut aussi l'imprécation de la fureur; il conduisit nos soldats à la frontière, mais il accompagna nos victimes à l'échafaud. Le même fer défend le cœur du pays dans la main du soldat, et égorge les victimes dans la main du bourreau.

Les descriptions de la nature ont, dans les Entretiens de M. de Lamartine, une magnificence qui rappelle son beau Voyage en Orient. Voici, par exemple, un tableau des côtes de la Syrie qui ne parle pas seulement aux yeux, mais où toutes les voix de la nature, trouvant leur écho harmonieux dans l'âme du poëte, deviennent distinctes à l'oreille même du lecteur.

Le silence est interrompu tout à coup par le gosier éclatant d'un bulbul, rossignol de l'Asie, qui entonne sans exorde sa mélodie aérienne dans les ténèbres, sur un rameau du térébinthe. A ce signal, toute la nature inanimée, comme un orchestre lui répond. Le vent, endormi dans les bois et sur la mer, parcourt en s'éveillant peu à peu toutes les gammes de ses instruments; il siffle entre les cordages des mâts et des vergues dépouillés de toiles, des barques de pêcheurs à l'ancre dans l'anse du rivage; il petille dans l'écume légère qui commence à franger la crête des flots; il gronde avec les lourdes lames qui s'amoncellent sur la pleine mer; il tonne avec les neuvièmes vagues qui couvrent par intervalle le cap

ruisselant de leur écume; il s'interrompt pendant les repos de la mer qui semble battre, par le rhythme de ses cadences, la mesure du concert des éléments; l'oreille entend plus près d'elle, dans la vallée, les gazouillements du ruisseau grossi par la fonte des neiges du Liban. Les cascades sément les flocons d'écume sur l'herbe de ses rives; elles plient à peine les roseaux de son lit en approchant de son embouchure. Les feuilles dentelées du pin parasol, tantôt secouées, tantôt caressées par le vent de mer, rendent des hurlements, des gémissements, des plaintes inarticulées, des soupirs, des respirations et des aspirations mélodieuses qui parcourent en un instant toutes les notes de l'air, et qui font rendre à l'âme, par consonnance, toutes les notes de la sensation, depuis l'infini des bruits jusqu'à l'infini des silences.

Tous les arts sont traduits, comme la nature, dans ce magnifique langage. La peinture y retrouve ses couleurs, la sculpture son relief, l'architecture la grandeur de ses lignes et la beauté de ses proportions, la musique tous les trésors de son harmonie. Qu'y a-t-il d'étonnant que M. de Lamartine comprenne ainsi tous les arts et en parle si bien les différentes langues? Tous les arts n'ont-ils pas pour sœur aînée la poésie ?

Nous n'irons ni si loin ni si haut avec la Revue critique des livres nouveaux, de M. J. Cherbuliez1, le second recueil périodique que nous devons considérer ici comme un livre. La Revue de M. Cherbuliez, qui est arrivée à sa vingt-sixième année, a cessé de faire partie, en 1858, de la Bibliothèque universelle de Genève, pour reprendre le cours de sa publication indépendante. Son caractère propre, son utilité est l'exactitude de ses comptes rendus. Ici, point de ces théories générales substituées à l'analyse des livres qu'il s'agit de faire connaître; point de ces excursions à perte de vue dans le domaine de l'histoire ou de la fantaisie. Le sujet d'un livre nouveau, le point de vue sous lequel il est envi

1. Genève et Paris. Lib. Cherbuliez.

sagé, la méthode, la manière propre de l'auteur, voilà ce que M. Cherbuliez s'attache, avant tout, à faire connaître à ses lecteurs. Ce n'est pas qu'il n'ait lui-même des idées très-arrêtées, et peut-être un peu exclusives, moins pourtant sur la littérature que sur toutes les grandes questions d'histoire, de morale, de religion, de politique, que la critique littéraire rencontre sans cesse en son chemin. Le Suisse, sinon le protestant, est toujours là, et comme le dit M. Cherbuliez lui-même, son recueil, « rédigé sous un point de vue qui n'est pas celui de la presse française, exprime des idées et défend des principes auxquels on ne saurait justement refuser une part légitime d'influence. » Mais si la Revue critique, fidèle à son titre, juge, et quelquefois sévèrement, elle ne juge jamais qu'après un sincère exposé des faits et des pièces. Nous aimons à nous associer ici aux témoignages honorables et nombreux que le rédacteur se félicite d'avoir recueillis durant une période d'un quart de siècle. Nous comprenons que les écrivains mêmes qu'une divergence d'opinions lui a fait traiter avec rigueur, reconnaissent la loyauté de sa critique.

Dans l'année qui ouvre pour la revue de M. Cherbuliez une nouvelle série, les articles sont en général assez courts. Cette brièveté permet à l'auteur d'embrasser un ensemble d'œuvres considérables. Quelques comptes rendus seulement, tels que celui des Récréations philosophiques de François Genin et celui de l'Origine du langage de M. Renan prennent les proportions d'une étude, et des citations habilement choisies font mieux connaître que des discussions le caractère de chacune d'elles. Les douze livraisons mensuelles ne contiennent pas moins de trois cent-quarante noms d'auteurs dont les œuvres se répartissent avec proportion entre la littérature proprement dite, l'histoire, la religion ou la philosophie et les sciences et les arts.

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Livres de critique et d'histoire littéraire ayant de l'unité.
Un ouvrage de théorie M. Edm. Arnould.

De ces livres qui ne sont que des revues ou de ces revues qui sont presque des livres, passons à des ouvrages de critique ou d'histoire littéraire qui offrent une certaine unité d'objets ou de composition. Les uns se rapportent à des questions de théorie, les autres à des points particuliers de l'histoire des lettres, et mettent en lumière soit un personnage unique, soit une suite de personnages d'une même époque ou d'écrivains d'un même genre. Nous ouvrirons cette nouvelle série par le compte rendu des Essais de théorie et d'histoire littéraire de M. Edmond Arnould', dans lesquels nous trouvons plus de force et un tout autre esprit de synthèse que dans la plupart des recueils de la critique contemporaine. Ce volume ne contient que trois mémoires: le premier est intitulé De l'invention originale; le second, Essais d'une théorie du style; le troisième, De l'influence exercée par la littérature italienne sur la littérature française. Les deux premiers ont été couronnés par l'Académie française et recommandés par les éloges les plus sympathiques de M. Villemain. Ces trois mémoires portent le cachet d'une étude sérieuse, approfondie et d'un talent littéraire réel.

Dans le premier, le domaine de l'invention originale a été parfaitement déterminé. Cette faculté par laquelle l'homme se rapproche peut-être de Dieu, n'a rien de commun pourtant avec la création proprement dite. L'homme ne crée pas, c'est-à-dire ne donne pas l'être au néant. Tous les éléments dont l'inventeur dispose existent autour de

1. In-8°. A. Durand.

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lui, sous sa main ou devant ses yeux; il se borne à les mettre en œuvre. L'inventeur ne crée « ni la substance de << ses œuvres ni même la forme des êtres auxquels, en qua« lité de poëte, il donne le jour. De cette substance qui n'appartient qu'à Dieu, de ces formes créées par Dieu << seul, il extrait, suivant son inspiration propre, la matière « de ses productions et leur imprime, en les combinant, son cachet personnel et original. » M. Arnould ajoute, pour confirmer la théorie par les faits, que les plus originaux entre les poëtes n'ont inventé ni leurs sujets ni leurs personnages. Homère, Eschyle, le Dante, Shakespeare, Milton, etc., les empruntent soit à la tradition, soit même à des poëtes antérieurs. Suivant l'auteur, on peut être aussi inventeur et original par le style; alors la personnalité de l'écrivain se reflète dans les personnages, dans les idées et les sentiments exprimés.

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Il y a un danger que M. Arnould signale, c'est celui de laisser absorber le caractère général par le caractère particulier, le fond par la forme. Il faut se garder de peindre une époque ou un pays, avec une fidélité telle qu'il suffise de quelques années pour détruire la ressemblance du tableau. Voulez-vous, dit-il, précisément plaire à vos compatriotes, non pas aujourd'hui, mais demain, mais toujours? Soyez humain, c'est-à-dire universel. Voulez« vous vivre au delà de vos frontières et conquérir peu à " peu l'admiration de tous les peuples? Ne soyez pas « homme seulement, soyez en même temps l'homme de < votre époque et de votre pays. Faites plus encore; sans « cesser d'être tout cela, soyez vous-même. » Formule ingénieuse dans l'expression, et au fond très-féconde. M. Arnould la développe par des considérations d'une philosophie très-haute.

La faculté de produire étant naturelle à l'homme, ne peut s'éteindre qu'avec lui. Être fini, il aspire à l'infini; limité dans le temps, limité dans l'espace, limité dans ses moyens

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