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et il s'échappe sans cesse de sa propre courbe, selon la tengente, pour se promener dans les libres espaces de la fantaisie et de l'art. Son style est orné, vif, coloré, animé; sa pensée a des échappées poétiques. Il a tout l'éclat et tout l'élan de l'imagination dans un système qui supprime l'imagination. Nous connaissons tous, chez les philosophes, de ces inconséquences, sans avoir besoin de remonter jusqu'au divin Platon, ce poëte éminent, qui bannissait les poëtes de sa république. Ailleurs, dans la philosophie proprement dite, nous avons vu ce même M. Taine réduire systématiquement toute la science à une analyse, ennemie déclarée de tout dogmatisme, et se laisser aller à son tour à un dogmatisme exubérant. Aujourd'hui, ce qu'il porte de vie et d'art dans la critique prouve contre lui-même que la géométrie, la mécanique, l'anatomie, la science, en un mot, est insuffisante pour expliquer dans l'homme la vie, le jeu des idées et des passions et les mouvements imprévus de la liberté. Ce n'en est pas moins un spectacle pénible, en définitive, que celui d'un homme d'un tel talent travaillant à s'enfermer dans un système qui condamne le talent et l'annihile, et se rivant à une chaîne malheureuse contre laquelle proteste ce qu'il y a de meilleur en lui.

Les Essais de critique et d'histoire contiennent des analyses et des peintures très-complètes et très-vives. L'Angleterre y est représentée par trois noms importants, ceux de MM. Macaulay,Charles Dickens et Thackeray. L'histoire animée, vivante, intéressante et variée, telle que la conçoit le premier de ces trois écrivains, est exposée dans tout son jour. M. Taine nous montre les qualités essentiellement anglaises de M. Macaulay, et celles qui lui appartiennent plus personnellement. Il éclaire son sujet par des comparaisons et oppose la faculté dominante de l'historien anglais aux facultés dominantes des grands historiens de notre pays.

MM. Ch. Dickens et Thackeray fournissent au critique l'occasion de montrer les nuances qui peuvent séparer deux hommes de génie dans un même pays, dans un même genre et dans une foule de conditions générales identiques. Mais comme on ne tient jamais tant à faire profession de ses principes que lorsqu'on les voit démentis par les effets, c'est au moment où M. Taine s'apprête à nous faire le mieux sentir, par la vertu de l'analyse littéraire, la diversité de deux écrivains qui semblaient appeler une même formule génératrice, qu'il s'attache à reproduire sa théorie sous sa forme la plus brutale, c'est à propos de Dickens qu'il nous redit:

Le génie d'un homme ressemble à une horloge : il a sa structure, et parmi toutes ces pièces un grand ressort. Demêlez ce ressort, montrez comment il communique le mouvement aux autres, suivez ce mouvement de pièce en pièce, jusqu'à l'aiguille où il aboutit. Cette histoire intérieure du génie ne dépend point de l'histoire extérieure de l'homme et la vaut bien.

Cela dit, il envisage dans M. Dickens l'écrivain et montre en lui un peintre, un peintre anglais. Puis, par une contradiction avec cette doctrine du développement intérieur, indépendant des choses du dehors, il considère le public et les conditions diverses qu'impose la nature du public auquel il faut toujours présenter des personnages qu'il veuille accepter. Dans Thackeray, M. Taine étudie tour à tour le satirique et l'artiste, et suit avec détail toutes les applications de ces deux qualités et de leur combinaison.

En France, l'auteur des Essais étudie Fléchier à propos de la réimpression de ses Mémoires sur les Grands-Jours d'Auvergne, et à propos de Fléchier, la société féodale et le XVIIe siècle dans leur fusion et leur contraste. Les Mémoires du duc de Saint-Simon fournissent au critique l'occasion de suivre plus loin l'histoire de la monarchie. MM. Guizot

et Michelet, MM. Troplong et Montalembert le ramènent aux idées et aux choses contemporaines.

Dans chacune de ces études revient de temps en temps le système de l'auteur avec ses formules. Mais c'est en quelque sorte pour l'acquit de sa conscience. La méthode est plus souvent rappelée qu'appliquée. Les hommes sont définis, mais ils ne restent pas dans l'abstraction où l'auteur les pose; ils sortent de leur cadre, ils marchent, ils agissent, ils essayent de vivre. Qu'importe, après tout, qu'on me dise en deux mots que M. Macaulay est un historien orateur, M. Guizot un historien philosophe, M. Thiers un historien vulgarisateur, Augustin Thierry un historien artiste; si ces étiquettes générales ne dispensent pas l'auteur de faire de chacun d'eux un excellent portrait? Je vous passerai volontiers le caprice d'écrire au-dessous du tableau du cheval de Buffon, de Bossuet ou de Job les mots scientifiques de mammifère vertébré, si le tableau respire le mouvement, l'ardeur, la vie que tout à l'heure vous nous décriviez si bien. Je pardonne, ou du moins j'oublie la méthode en faveur de l'artiste dont elle n'a pas encore glacé la main.

Encore les volumes de Mélanges. MM. de Sacy, D. Nisard,
de Barante, Biot.

Parmi les auteurs de ces livres-feuilletons, dont les livres des autres sont l'occasion sans cesse renaissante, nous avons mis au premier rang et en quelque sorte hors ligne M. Sainte-Beuve et M. Taine, l'un comme le doyen et le plus fidèle représentant du genre, l'autre pour la révolution qu'il entreprend d'y faire et le talent avec lequel il soutient ses prétentions. Les divers volumes de fragments que nous allons maintenant parcourir ne sont pas

tous inférieurs aux Causeries de M. Sainte-Beuve ou aux Essais de M. Taine. Aux yeux de beaucoup même quelquesuns valent mieux, et à coup sûr les noms de plusieurs des auteurs jouissent d'une plus grande notoriété ou d'un plus grand crédit; mais ceux-là ne font pas de la critique littéraire l'arme acérée d'un système, ou de leurs causeries le sujet inépuisable d'une publication périodique pendant quinze années. Les auteurs dont nous allons parler n'ont guère offert au public, en fait de mélanges, qu'un recueil de choix, représentant par ce qu'elle a de meilleur, une longue carrière de critique ou de journaliste.

Tel est par excellence le caractère de la publication faite cette année par M. Silvestre de Sacy, de l'Académie française, sous le titre modeste de Variétés littéraires, morales et historiques1. Voici en quels termes M. de Sacy énonce lui-même la place que tient cet ouvrage dans son existence:

Le même travail a rempli toute ma vie ; j'ai fait des articles de journaux, je n'ai pas fait autre chose; encore n'ai-je travaillé qu'à un seul journal, le Journal des Débats. J'y travaille depuis trente ans. En quatre mots, voilà toute mon histoire :

Parmi les articles de critique et de littérature que j'y ai publiés, j'ai choisi ceux qui m'ont paru les moins indignes d'être remis sous les yeux du public; je les ai revus avec tout le soin dont je suis capable, sans rien changer pour le fond des choses, et j'en ai formé ces deux volumes.... Du moins, puis-je dire qu'ils expriment très-fidèlement mes sentiments, mes goûts et mes opinions en toute matière. Si peu de valeur qu'ait le cadeau, c'est moi-même que j'offre au public. Je ne pouvais pas faire autrement, je ne pouvais pas faire mieux; je suis là tout entier.

Ces deux volumes sont le premier ouvrage de M. de Sacy. Jusque-là, il ue comptait pas d'autre livre que le Journal des Débats, et dans ce livre, jusqu'à la loi Tinguy,

1. 2 vol. in-8°. Lib. Didier,

il écrivait chaque jour sous l'anonyme. Et pourtant il s'y était acquis une telle considération, une telle autorité, que personne n'a trouvé extraordinaire de voir, en 1854, l'Académie française choisir cet homme, qui n'avait jamais fait de livres, pour représenter dans son sein la littérature militante du journalisme. M. de Sacy est entré dans la polémique politique en 1828, à la veille d'une révolution et au milieu des craintes et des espérances qui mettaient dans le journalisme l'agitation à son comble. Il l'a quittée au lendemain d'une autre révolution, en 1848. Dans cette période de vingt ans, que de passions, que d'intérêts il a eu à combattre ou à servir! Conservateur et libéral, que de fois il a dû lutter contre ses propres amis pour défendre

tour à tour la liberté dans l'ordre ou l'ordre dans la liberté ! Lui-même nous dit avec quelle persévérance il a suivi tous les grands débats de la tribune ou de la presse, et avec quelle passion.

Dans l'espace de ces vingt années, il n'y a pas eu à la tribune ou dans la presse une discussion de quelque importance à laquelle je n'aie pris part; le cours des événements n'a pas soulevé une question, qui ne m'ait passé, pour ainsi dire, sous la plume.... Il fallait aller aux chambres, et, pendant de longues heures, l'esprit tendu, le cœur brûlant, assister, l'arme au bras, à ces joutes héroïques de la tribune; puis, le soir, prendre la plume à la hâte, retracer la séance en traits rapides, et en reproduire, pour le public, le sens politique et l'effet oratoire. Des nuits agitées suivaient des jours d'émotion. Jamais je n'ai pu assister de sang-froid à un grand débat parlementaire. Je frémissais d'indignation avec Casimir Périer. Un discours de M. Guizot, de M. Thiers ou du duc de Broglie me remuait jusqu'au fond de l'âme. Même après avoir écrit, le calme ne me revenait que lentement. Il fallait répondre aux journaux, et nous les avions presque tous contre nous. Pas un jour de relâche, pas un moment de repos. Nos mains ne quittaient pas la plume. Je m'étais promis de rester sur la brèche. J'y suis resté jusqu'à la fin.

Etranges conditions d'existence pour un homme dont le

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