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CRITIQUE ET HISTOIRE LITTÉRAIRE,
MÉLANGES.

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Origine de la plupart des livres de cette classe.
Le livre-fragments.

Après la poésie, le théâtre et le roman, ces trois genres éminemment littéraires par le soin de la forme et l'art de la composition qu'ils réclament, nous devons placer les ouvrages de critique et d'histoire littéraire qui ont pour objet d'étudier les œuvres du passé ou du présent, d'en apprécier la valeur, d'y marquer l'influence exercée ou subie, d'y suivre le progrès ou la décadence ou simplement les mouvements et les révolutions de la langue et de la littérature. Rien de plus nombreux à notre époque que les livres qui rentrent dans cette classe. Il y a longtemps qu'on a remarqué que moins une génération produit de choses durables, plus elle éprouve le besoin de se replier sur ellemême, de se rendre compte de ses efforts stériles de création et d'en calculer les minimes effets. Dans l'absence d'œuvres originales, le critique met en cause les plus minces productions; il consacre à la pièce d'hier, au roman d'aujourd'hui, dix colonnes d'un journal ou plusieurs chapitres d'un livre, qui ne les sauveront pas de l'oubli. La critique littéraire a d'ailleurs toute une organisation formidable. Il n'est pas un journal politique, économique, ar

tistique, de modes, financier, industriel, qui n'ait sa revue bibliographique hebdomadaire ou de quinzaine, puis ses causeries, puis ses variétés, une foule enfin de prétextes qui ramènent, périodiquement ou non, les questions littéraires et l'examen des nouvelles productions sous des myriades de plumes.

Malgré tant d'empressement à faire les honneurs du compte rendu à tout ce qui peut poindre à l'horizon littéraire, il n'y a pourtant pas encore, dans ce qu'on appelle les nouveautés, une pâture suffisante pour tous les esprits qui vivent de la critique. Aussi plusieurs, et ce sont souvent les plus forts, laissent là le présent et ses élucubrations quotidiennes, pour aller chercher dans le passé des hommes et des œuvres plus dignes de leur étude. De là, dans les journaux et les revues, à propos des premières réimpressions venues, tant de monographies ingénieuses ou savantes sur tous les écrivains des trois derniers siècles, ou bien encore sur les principaux génies, anciens ou contemporains, des littératures étrangères. Un examen approfondi de la tragédie classique ou de l'éloquence religieuse au XVIIe siècle passera, dans le même journal, entre deux feuilletons sur Madame Bovary et Fanny. Les recoins les plus obscurs de notre histoire littéraire seront fouillés avec une curiosité infatigable, et des auteurs de troisième ou de quatrième ordre, qu'on pouvait croire à jamais oubliés, seront remis tout à coup dans une éblouissante lumière.

Voilà ce que fait chaque jour la critique littéraire dans les feuilles fugitives de la revue ou du journal. Mais nous sommes à une époque où l'homme de lettres ressemble plus à la fourmi qu'à la cigale, et ne laisse rien perdre. Ce qu'il a semé dans la publication périodique, il le recueille dans le livre. De là ces innombrables publications de critique ou d'histoire littéraire, sous des titres qui rappellent leur forme primitive et témoignent d'une absence complète d'unité ou de la fragilité du lien qui en rapproche les diverses

parties ce sont des Fragments, des Mélanges, des Variétés, des Souvenirs, des Causeries de tel ou tel jour de la semaine, des Essais, des Études, des Questions, des Symphonies de la saison, des Thèses, des Galeries ou simplement des Portraits, des Promenades, Voyages, etc.; que sais-je, enfin? tout un vocabulaire de dénominations propres à désigner ces réunions de membres qui ne forment pas plus un corps que tous nos recueils de poésies fugitives ne forment un poëme disjecti membra poetæ.

Qu'on n'attende pas de nous une revue complète de toutes ces revues, un compte rendu de tous ces comptes rendus, une critique de toutes ces critiques. A la rigueur, ces livres n'appartiennent pas à l'année qui les voit paraître; les articles qui les composent ont chacun leur date, et leur apparition dans le journal a eu quelquefois le caractère d'un événement. Ce qu'il y a de plus juste à faire, à l'égard de ces nouveautés qui ne sont pas nouvelles, c'est de signaler au fur et à mesure qu'ils paraissent, dans la presse périodique, les articles isolés dont la réimpression composera plus tard un livre. Cet usage introduit, je crois, par M. Ludovic Lalanne, dans l'Athenæum français, annexé aujourd'hui à la Revue contempordine, est encore pratiqué dans la Correspondance littéraire, fondée depuis par ce savant bibliophile. Comme nous nous proposons de suivre plus tard cet exemple dans le chapitre consacré aux journaux et recueils périodiques, nous pensons que nous payerons par là assez largement notre dette à la critique littéraire et aux livres qui en naissent, pour ne pas nous préoccuper d'offrir ici de ces derniers un ensemble complet. Une revue rapide de quelques-uns de ces sortes d'ouvrages suffira pour donner une idée de l'importance qu'ils tendent à prendre dans nos habitudes littéraires.

Les extrêmes en critique. MM. Sainte-Beuve et Taine.

Le type des mélanges de critique et d'histoire, ce sont les Causeries du lundi1, de M. Sainte-Beuve, de l'Académie française. Ce recueil, dont les douze premiers volumes se trouvaient déjà complétés par une table générale, ramenant à l'ordre alphabétique une accumulation de matières qui n'admettaient pas d'autre ordre, s'est augmenté cette année d'un treizième volume. Il règne naturellement dans celui-ci la même variété que dans les précédents. Le critique, à propos des publications dont il a eu à rendre compte, nous entretient successivement de Voltaire, du maréchal de Villars, du jeune journaliste Hippolyte Rigault, de Tallemant des Réaux et de Bussy, de Mme de Tracy, de M. Poirson, de M. Taine, de l'abbé Le Dieu et de Bossuet, de Maine de Biran, du général de Pelleport, de M. G. Flaubert, d'Alfred de Musset, de la famille de Mazarin et du maréchal de Saint-Arnaud. Nous donnons cette énumération, parce qu'elle nous semble faire ressortir mieux que toutes les remarques du monde cette absence de lien entre les parties d'un livre. Il est vrai que le titre de Causeries n'impose pas une grande préoccupation d'unité. Aussi ne songeonsnous point à reprocher à M. Sainte-Beuve ce genre de compositions à bâtons rompus dont il a donné les meilleurs modèles; on ne saurait offrir aux esprits curieux une lecture plus agréable et plus instructive à la fois; seulement

1. Jn-12, tome XIII. Garnier frères.

2. M. Sainte-Beuve considère ici en lui l'auteur de l'Histoire de la Querelle des anciens et des modernes. Ce n'est point une notice nécrologique; M. Rigault est mort à la fin de l'année. Voy. ci-dessous Chronique littéraire.

nous ne pouvons nous empêcher de regretter que ce genre ait trouvé tant d'imitateurs. Il n'y a peut-être pas de cause plus funeste de stérilité pour l'esprit que cette habitude d'éparpiller sur tous les points tour à tour son attention et ses recherches, jetant au lecteur distrait, ici un nom sérieux et une grande œuvre, là un nom obscur et une frivole production, entremêlant tous les temps et tous les genres, allant d'analyse en analyse sans jamais essayer de synthèse, sans s'arrêter, dans cette promenade capricieuse, pour embrasser d'un coup d'œil l'horizon parcouru, et ramener tant d'appréciations diverses à des vues d'ensemble.

Dans cette revue infatigable de tant d'hommes et de tant de choses, M. Sainte-Beuve porte de précieuses qualités. Il est curieux, pénétrant, ingénieux; il saisit le détail et le met bien en relief; il choisit habilement ses extraits pour justifier ses appréciations; son impression est vive, son jugement nettement formulé; son style, autrefois contourné, tourmenté, bizarre, s'est façonné par un long usage à toutes les exigences de son rôle de cicerone, de truchement littéraire. Chargé de présenter au public tant d'hommes différents, il a une merveilleuse souplesse pour comprendre le langage de chacun d'eux et nous le faire. comprendre. On entre avec lui dans un sujet, on pénètre la nature intime d'un talent, on voit agir une foule de ressorts, on démêle tous les fils. L'œuvre s'explique par la biographie de l'auteur, et quelquefois la biographie par l'histoire ; il éclaire les faits que tout le monde sait par des anecdotes nouvelles, par des confidences; au rebours du géomètre et du dialecticien, il explique le connu par l'inconnu. Il est l'homme du détail, des nuances, des dissections minutieuses, et, quoique dans ces derniers temps il ait protesté contre les exagérations de l'école anatomique en littérature, il est un des maîtres de ce qu'on peut appeler l'anatomie littéraire.

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