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En fait de nouveautés, le Théâtre-Français en a encore donné une qui date de deux mille et quelques cents ans, et qu'il serait pourtant injuste d'oublier; nous voulons parler de l'OEdipe roi de Sophocle, traduit littéralement par M. Jules Lacroix (18 septembre). Bien des fois le théâtre grec a fourni des sujets à notre scène: notre époque classique a vécu en grande partie de ces emprunts. Mais les auteurs les plus pénétrés de l'antiquité ont cru devoir toujours en accommoder les conceptions au goût et aux idées des modernes. C'est ce qui fait qu'en imitant ils sont restés créateurs, et que l'Achille de Racine a toujours paru un héros français, comme sa Phèdre paraissait à Chateaubriand une femme chrétienne. OEdipe roi, le chef-d'œuvre de toute la tragédie grecque, avait été en particulier pour Corneille et Voltaire l'objet d'une plus ou moins malheureuse imitation. La Comédie-Française a osé remettre l'œuvre antique elle-même sous les yeux d'un public non moins surpris que respectueux, et cela sans aucune altération ni dans la pensée ni dans la forme, avec une fidélité qui était elle-même la plus grande des hardiesses.

M. Jules Lacroix a fidèlement répondu à ces vues; sa traduction, dégagée de ces périphrases au moyen desquelles la littérature du premier Empire prétendait donner de l'élégance aux anciens, est avant tout scrupuleusement exacte. Par là elle arrive, presque sans le chercher, à reproduire lagrâce naïve, la simplicité noble, l'éloquence passionnée du modèle. Les choeurs, cette partie si importante du drame hellénique, ont été religieusement conservés, et une large et mélodieuse musique, composée tout exprès par M. Edmond Membrée, pour en soutenir la poésie, venait compléter l'intelligente mise en scène déployé par M. Empis pour cette résurrection.

Il y a quelque chose de non moins intéressant pour le public ordinaire du Théâtre-Français que les productions

nouvelles, ce sont les reprises de pièces appartenant à l'ancien répertoire. C'est là que paraît dans tout son jour le talent des acteurs appelés à maintenir sur cette scène privilégiée les grandes traditions. Cette année a été signalée par plusieurs reprises solennelles. Celle de Don Juan, ou le Festin de Pierre, nous a montré dans M. Bressant un Don Juan accompli pour le grand air, les belles manières et l'infinie souplesse; dans M. Regnier, un Sganarelle trèsamusant; dans M. Maubant, un majestueux Don Louis; dans M. Got, un Pierrot d'un naturel parfait; dans Mlles Fix, Dubois et Judith, d'aimables personnes, trop aimables même pour leur rôle.

Une reprise plus remarquée encore a été celle du Bourgeois gentilhomme, d'abord exécutée à la salle Ventadour, pendant les travaux de restauration de la salle Richelieu (10 juillet, 10 août). Elle a mis surtout en relief le talent de M. Samson, dans le rôle de M. Jourdain. Cette naïveté orgueilleuse, ce mélange de faste et de petitesse, de prétention et de mauvais goût, cette nature prise sur le fait dans une foule de traits devenus classiques, tout cela a été interprété avec une intelligence, une bonhomie, une finesse parfaite. Les autres rôles étaient tenus avec honneur par Mme Lambquin (Mme Jourdain), Mlle Emma Fleury (Lucile), M. Delaunay (Cléante), M. Leroux (Dorante), Mlle Augustine Brohan (Nicole). N'oublions pas que pour rendre la représentation du Bourgeois gentilhomme complète, on avait repris la musique de Lulli, qui, interprétée par les élèves du Conservatoire même, a plu encore, à deux siècles de distance, par sa fraîcheur..

Après le Bourgeois gentilhomme, les Folies amoureuses, l'École des Vieillards, les comédiens ordinaires de Sa Majesté ont repris, dans leur salle restaurée, deux œuvres souveraines, Polyeucte, avec une nouvelle distribution de rôles, et le Misanthrope, avec M. Bressant pour Alceste, et Mme Arnould-Plessis pour Célimène.

On voit que si le Théâtre-Français n'a pas encouragé pendant la campagne dernière cette fécondité d'invention qui a pour se répandre tant d'autres scènes, sa direction n'est pas restée tout à fait inactive, et à défaut de créations suscitées ou accueillies, elle s'est attachée par un emploi encore sérieux de ses forces à maintenir le niveau de l'art dramatique.

Odéon.

3

MM. Paul de Musset, Em. Augier, Léon Halévy,
Louis d'Assas, Louis Bouilhet, etc., etc.

L'Odéon, le second théâtre Français, est le pays de l'initiative, le champ libre offert aux essais de l'inexpérience, aux inovations de la témérité, à ces œuvres d'auteurs déjà célèbres, qui par le sujet ou la forme, effarouchent le goût superbe et l'esprit conservateur de la comédie française. La direction de théâtre doit avoir l'activité fiévreuse de notre époque et ouvrir, pour ainsi dire, toutes les soupapes à notre besoin de produire. Là, ni repos ni trêve; on marche, on court, on tombe, on se relève; et au prix d'une foule de chutes qui s'oublient, on obtient quelques-uns de ces succès dont on se souvient toujours. C'est là que l'auteur de Lucrèce et d'Agnès de Méranie a renouvelé la tragédie classique par l'inspiration moderne, et qu'il a donné avec tant de succès la vraie comédie de notre siècle, dans l'Honneur et l'Argent, dont la Bourse fut le pendant moins heureux. C'est là que son émule, M. E. Augier, vit accueillir avec empressement cette charmante étude comique, la Ciguë, repoussée d'abord par les sociétaires de la Comédie-Française, qui s'empressèrent plus tard de la reprendre. Car notre première scène, à l'exemple de Molière, son patron, prend son bien partout où elle le trouve, et fait passer dans son répertoire les pièces déjà consacrées par le succès,

alors même qu'elle ne s'attache pas les auteurs qui ont fait ailleurs leurs preuves.

C'est à l'Odéon que nous trouverons encore en 1858 les grands essais dramatiques, les pièces en vers de trois et cinq actes, et, parmi ces dernières, les plus beaux succès poétiques de l'année.

En remontant au commencement de la saison théâtrale, nous la voyons inaugurée par un drame historique, en trois actes, Christine roi de Suède, de M. Paul de Musset (8 novembre 1857). L'auteur n'a pas refait sous ce titre la fameuse Christine à Fontainebleau de M Alex. Dumas. Il prend son héroïne, on pourrait dire son héros, à une époque où elle n'est pas connue par des actions d'éclat ou des crimes., Christine est encore femme; elle est dans ce court moment où elle a pu sentir battre son cœur, et une intrigue d'amour trouve place pour elle au milieu des graves intérêts de la science ou de la politique. Seulement les conseils où elle préside, les véritables séances d'académie qui se tiennent chez elle, ont bientôt étouffé cette lueur de sentiment et jeté leur glace sur toute la pièce. Drame insuffisant, l'étude historique de M. Paul de Musset a été remarquée pour la conscience et le soin avec lesquels elle reproduit une curieuse époque.

Elle a cédé la place à un drame de fantaisie, en cinq actes, le Rocher de Sisyphe, de M. Ed. Didier (11 décembre 1857). C'est la peinture d'une de ces situations fausses et cruelles, nées d'un généreux mouvement dans un milieu vicieux. Un jeune homme qui a sauvé de la mort une femme du demi-monde, et qui a dû ensuite la vie à ses soins, l'épouse en dépit de toutes les représentations. Ce mariage de reconnaissance, sans être pour la femme une réhabilitation, devient pour l'homme un fléau; c'est là le rocher de Sisyphe. Devant la malveillance du monde, il voit sa car

rière brisée, et se retire à la campagne où viennent l'assaillir toutes sortes de malheurs sans compensation. Ce drame assez triste a fourni à deux acteurs, M. Fechter et Mlle Thuillier, deux rôles très-remarqués.

La série des pièces en vers s'ouvre, à l'Odéon, par un acte d'un titre de bon augure, le Bonheur chez soi, de M. Victor Du Hamel (19 janvier 1858). Pourquoi chercher ailleurs le bonheur, quand il est au foyer, sous le toit conjugal? Voilà la question que nous adresse l'auteur par la bouche d'un mari qui avait épousé, sans s'en douter, un vrai trésor. Cet essai, dans le genre gracieux, a été une preuve de plus qu'une idée heureuse n'est pas encore une comédie toute faite.

Nous arrivons à une pièce capitale, à une comédie en cinq actes et en vers, la Jeunesse de M. Emile Augier (6 février). Plus remarquable comme œuvre de poésie que comme composition dramatique, la Jeunesse avait le tort de rappeler de trop près l'Honneur et l'argent. Les situations, les sentiments, le langage, tout est identique; dans l'une comme dans l'autre pièce, deux mariages sont en présence, un mariage d'amour et un mariage d'argent; d'un côté le bonheur promis par une passion honnête, et menacé par ce que l'ambition appelle la misère, de l'autre la perspective de la richesse au prix des sacrifices du cœur. De là les mêmes grandes scènes et les mêmes combats. Un avoué, qui res-. semble beaucoup au notaire de M. Ponsard, offre une brillante position sociale, sa propre charge, et pour condition le mariage avec une riche héritière. Le jeune homme, Philippe Huguet [de Champsableux], qui aime sa cousine Cyprienne, a aussi soif d'opulence; après des déchirements douloureux, il se résigne à subir la loi du moment, et c'est presque un hasard qui le ramène à ses premières pensées. Il a auprès de lui un bon conseiller, un peu rude d'écorce,

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