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trace l'auteur. Ses plaintes si légitimes contre la manie si générale aujourd'hui « d'aspirer à une fonction publique, pour en tirer vanité ou pour en vivre commodément,» ont plus d'originalié et de force. On en jugera par les lignes suivantes :

C'est une fièvre endémique qu'on nommerait à bon droit le mal français. La belle éducation, qu'à cet égard les pères donnent à leurs fils, ne manque pas de porter ses fruits. A vingt-cinq ans, l'aspirant fonctionnaire est vieux déjà de circonspection et de tactique. Il sonde prudemment le terrain sur lequel il marche; il sait les hommes qui, de près ou de loin, levier ou échelon, peuvent le servir et le faire arriver. Il a étudié les mœurs des animaux qui vivent de leur chasse, et il a appris d'eux à ruser, à patienter longtemps, à endurer beaucoup de choses. Il s'est fait enfin à son usage personnel des axiomes de morale mitigée, ceux-ci notamment : « Se bien garder d'avoir quelque chose à soi, un caractère, une conviction, un culte de l'âme, et des règles fixes pour juger la conduite des hommes publics; tenir toujours pour certain que la bonne cause est celle qui a réussi; ignorer les pouvoirs déchus, les hommes tombés, et ne les renier toutefois que dans les cas pressants. » Les jeunes gens de cette école ont les plus belles chances d'avenir.

Nous retrouvons encore une fois le roman d'un jeune homme pauvre dans Adrien Sattori de Mme W. Geisendorf'. Nous en empruntons le compte rendu à la consciencieuse Revue critique des livres nouveaux que publie et rédige l'éditeur même de ce roman : « Adrien Sattori est un pauvre orphelin qui lutte avec courage contre l'infortune, et réussit à vaincre les obstacles par son énergie et sa persévérance. Mais ce n'est pas pour lui qu'il cherche le succès .... Il aspire surtout à faire le bien, et l'idée du devoir dessine

vivre au milieu des hommes, en contact et en communauté, pour ainsi dire, avec leurs intérêts et leurs passions. Jeune, il faut qu'il soit de glace à la mollesse et aux voluptés, etc.

1. In-12, Paris et Genève. J. Cherbuliez.

toute sa conduite. Cette noble ardeur-lui fait accepter sans murmure les sacrifices les plus pénibles; jamais l'intérêt personnel n'arrête ni même ne tempère son dévouement généreux. Aux difficultés matérielles de la vie s'ajoute encore le soin de diriger l'éducation d'un jeune frère, tâche délicate et périlleuse dont Adrien s'acquitte avec une sollicitude admirable. Pour lui le bonheur est dans l'accomplissement de cette tâche. Il a sans doute des moments d'angoisse, des heures de découragement; mais son àme se retrempe bientôt à la source de toute force et de toute consolation. Les bonnes semences déposées dans une si riche nature ne sont pas restées stériles, et la piété s'y trouve intimement unie aux doux souvenirs de l'affection maternelle.... Le caractère d'Adrien est vrai, simple et naturel, honnête par instinct plutôt que par calcul, et religieux sans lamoindre affectation. L'auteur nous paraît avoir su se tenir habilement en garde contre les écueils de ce genre de composition.... Ce sont des scènes empruntées à la vie ordinaire où la supériorité morale d'Adrien se manifeste en actes et non pas seulement en paroles. Un tel exemple vaut mieux que tous les préceptes, parce qu'il montre leurs résultats pratiques et d'ailleurs excite davantage l'intérêt.... La marche de l'action est bien conduite et semée de jolis détails, les personnages sont esquissés avec talent, et l'ensemble du récit ne peut que laisser des impressions éminemment salutaires. »

Dans les rangs de cette croisade des écrivains religieux, nous rencontrons deux fois de suite un auteur anonyme qui, sous le titre général de Tableaux historiques, a donné successivement deux romans chrétiens : Péricla1, et la Fille des cèdres. L'action du premier de ces romans se passe sous Dioclétien. L'auteur, qui s'est inspiré des Martyrs de

1. In-12. Meyrueis. 2. Deux vol. in-12, même librairie.

Chateaubriand, a fait de Péricla une nouvelle Cymodocée; mais il a banni de son sujet toute image d'amour. Son héroïne est une jeune fille grecque tenue sévèrement jusqu'à son mariage dans le gynécée, et ne connaissant d'autre chemin que celui de l'église. Et cependant elle prend tout d'un coup un rôle actif, déploie tous les talents, parle avec éloquence, électrise la foule par ses hymnes, possède les langues étrangères, dessine, peint, en un mot, résume en elle toutes les perfections d'une chrétienne antique et d'une femme du monde moderne. Mais le mieux est l'ennemi du bien, et la morale envahit tellement l'œuvre littéraire que les coreligionnaires de l'auteur en blâment eux-mêmes l'intempestive exubérance. Plus malheureusement encore, tout le livre paraît écrit avec une négligence, une incorrection qui ne sauraient être les auxiliaires utiles d'aucune morale.

Dans la Fille des cèdres, l'auteur de Péricla, ainsi que signe désormais le romancier anonyme, met au service des mêmes doctrines le même système. L'action, qui se passe au vir siècle, n'est que le prétexte de longs récits historiques et de thèses développées sur le culte des saints et des images, le mérite des œuvres, l'Église, les prophéties, l'Apocalypse, les doctrines des diverses sectes, etc. Tous les personnages, quels que soient leur âge, leur sexe, leur état, leur pays, parlent un même langage, le langage de l'auteur, qui est un mélange de périphrases poétiques et de termes abstraits, assaisonné d'incorrections et de néologismes. Là on prie; là on prêche, là on disserte; l'auteur est tour à tour ou à la fois théologien, ethnographe, moraliste, philosophe; il ne paraît, d'après les extraits que nous avons lus de son livre, lui manquer que d'être écrivain. Il annonce pourtant une troisième suite de ces tableaux édifiants, Isabelle de Melinder, conçue, dit-on, d'après la même méthode.

A côté des bons livres religieux, nous sommes menacés

de voir s'épanouir dans le roman les bons livres philosophiques. En voici un dont le sous-titre renferme une alliance de mots assez invraisemblable, Jean Balthazar ou le Philosophe millionnaire, par M. Jules Brisson1. Jean Balthazar, après avoir gagné passablement de millions dans toutes sortes d'aventures, en Californie surtout, veut se donner le plaisir d'éprouver le pouvoir de l'argent sur toutes les choses plus précieuses que lui: l'amitié, l'amour, l'opinion publique, la justice même. Il mène un train de prince, donne des fêtes de Sardanapale, ou si vous voulez, de Balthazar; il a des parents, des flatteurs, des âmes damnées. Il étudie le monde sous le jour que lui donne le reflet de l'or. Tout à coup il change de point de vue; il feint d'être ruiné, revêt toutes les apparences de la misère, et voit tous ces amis si dévoués s'éloigner de lui, comme s'il avait la peste. Mais, par un nouveau coup de théâtre, il reprend sa splendide existence de millionnaire et écrase de son mépris ceux qu'il a démasqués. Il va chercher le bonheur dans la retraite, à la campagne, avec sa femme et quelques vrais amis, justifiant une fois de plus ce vieux proverbe, que « Contentement passe richesse. »

A propos du roman philosophique, voici M. Léon Walras qui nous en donne en même temps la théorie et une application dans Francis Sauveur 2. Une préface assez pompeuse expose tout un système à la fois philosophique, religieux et littéraire, qui doit mettre l'art en harmonie avec le progrès de l'humanité, concilier l'esprit et la matière, ces deux éléments d'une lutte éternelle. Et ces grands résultats, M. Léon Walras les attend d'une science nouvelle qu'il annonce ainsi : « Que la philosophie, science occulte, renonce de nos jours à la recherche de son grand œuvre; son rôle est achevé. Que l'économie sociale,

1. In-12, bureau des salons.

2. In-12. Dentu.

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science de bien-être, commence le sien. » Il est assez étrange que l'auteur demande des armes contre le matérialisme et des moyens de régénération morale à une science qu'il définit « la science du bien-être », et alors qu'il veut « que notre âme renonce à s'expliquer à elle-même son origine, son avenir, — indéchiffrables énigmes, à se démontrer la cause dont l'univers est l'effet. » L'intention vaut mieux que le système, qui se prêterait plus naturellement à servir une intention opposée. Quant au roman qui en prétend être l'application, c'est un simple récit, où l'amour est mis aux prises avec le devoir et où le devoir triomphe. Un accent d'honnêteté profonde, une grande sobriété d'effets, un peu de froideur même dans le style, caractérisent cette œuvre modeste, qui a peu de rapport avec le programme ambitieux et dangereux que nous avons rappelé.

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Petits romans et nouvelles : Mme Ch. Reybaud, MM. Assollant, F. Mornand, Mmes de La Tour du Pin, L. Figuier.

Quittons les systèmes philosophiques, aussi étrangers, sinon aussi funestes, à l'art du romancier que la préoccupation exclusive de l'édification. L'art et la morale, l'intérêt et l'honnêteté, la passion et le devoir se trouvent réunis sans effort dans un charmant petit volume de Mme Charles Reybaud, Misé Brun'. C'est, si l'on veut, une nouvelle qui atteint les proportions du roman, ou un roman restreint aux proportions d'une nouvelle. Le sujet, qui ne comporte pas une longue analyse, est un épisode d'amour dans une histoire de brigands. L'héroïne est une douce et pieuse jeune petite bourgeoise, mariée à un

1. In-18 jésus. L. Hachette et Cie.

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