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vement un grand homme avec tous ses défauts, et qui aurait été incomparable sans ces défauts.

Felix, qui potuit rerum cognoscere causas!

Ille metus omnes et inexorabile fatum

Subjecit pedibus.

Ce n'est pas peu de chose d'être content de Dieu et de l'univers, de ne point craindre ce qui nous est destiné, ni de se plaindre de ce qui nous arrive; la connaissance des vrais principes nous donne cet avantage, tout autre que celui que les stoïciens et les épicuriens tiraient de leur philosophie. Il y a autant de différence entre la véritable morale et la leur, qu'il y en a entre la joie et la patience: car leur tranquillité n'était fondée que sur la nécessité: la nôtre le doit être sur la perfection et sur la beauté des choses, sur notre propre félicité.

Mais que dirons-nous des douleurs corporelles? ne peuvent-elles pas être assez aigrés pour interrompre cette tranquillité du sage? Aristote en demeure d'accord; les stoïciens étaient d'un autre sentiment et même les épicuriens. M. Descartes a renouvelé celui de ces philosophes: il dit dans la lettre qu'on vient de citer, « que même parmi les plus tristes accidents et les plus pressantes douleurs, on y peut toujours être content, pourvu qu'on sache user de la raison. » M. Bayle dit là-dessus (Rép. au Prov., t. III, ch. CLVII, p. 991), « que c'est ne rien dire, que c'est nous marquer un remède dont presque personne ne sait la préparation. » Je tiens que la chose n'est point impossible, et que les homines y pourraient parvenir à force de méditation et d'exercice. Car, sans parler des vrais

martyrs et de ceux qui ont été assistés extraordinairement d'en haut, il y en a eu de faux qui les ont imités; et cet esclave espagnol, qui tua le gouverneur carthaginois pour venger son maître, et qui en témoigna beaucoup de joie dans les plus grands tourments, peut faire honte aux philosophes. Pourquoi n'irait-on pas aussi loin que lui? On peut dire d'un avantage comme d'un désavantage :

Cuivis potest accidere, quod cuiquam potest.

III

Nous avons établi que le libre arbitre est la cause prochaine du mal de coulpe et ensuite du mal de peine; quoiqu'il soit vrai que l'imperfection originale des créatures qui se trouve représentée dans les idées éternelles, en est la première et la plus éloignée. Cependant M. Bayle s'oppose toujours à cet usage du libre arbitre, il ne veut pas qu'on lui attribue la cause du mal; il faut écouter ses objections, mais auparavant il sera bon d'éclaircir encore davantage la nature de la liberté. Nous avons fait voir que la liberté, telle qu'on la demande dans les écoles théologiques, consiste dans l'intelligence qui enveloppe une connaissance distincte de l'objet de la délibération; dans la spontanéité, avec laquelle nous nous déterminons, et dans la contingence, c'est-à-dire dans l'exclusion de la nécessité logique ou métaphysique. L'intelligence est comme l'âme de la liberté, et le reste en est comme le corps et la base. La substance libre se détermine par elle-même, et cela, suivant le motif du bien aperçu par

l'entendement qui l'incline sans la nécessiter, et toutes les conditions de la liberté sont comprises dans ce peu de mots. Il est bon cependant de faire voir que l'imperfection qui se trouve dans nos connaissances et dans notre spontanéité, et la détermination infaillible qui est enveloppée dans notre contingence, ne détruisent point la liberté ni la contingence.

Notre connaissance est de deux sortes distincte, ou confuse. La connaissance distincte ou l'intelligence a lieu dans le véritable usage de la raison; mais les sens nous fournissent des pensées confuses. Et nous pouvons dire que nous sommes exempts d'esclavage, en tant que nous agissons avec une connaissance distincte; mais que nous sommes asservis aux passions, en tant que nos perceptions sont confuses. C'est dans ce sens que nous n'avons pas toute la liberté d'esprit qui serait à souhaiter, et que nous pouvons dire avec saint Augustin, qu'étant assujettis au péché, nous avons la liberté d'un esclave. Cependant un esclave, tout esclave qu'il est, ne laisse pas d'avoir la liberté de choisir conformément à l'état où il se trouve, quoiqu'il se trouve le plus souvent dans la dure nécessité de choisir entre deux maux, parce qu'une force supérieure ne le laisse pas arriver aux biens où il aspire. Et ce que les liens et la contrainte font en un esclave, sc fait en nous par les passions, dont la violence est douce, mais n'en est pas moins pernicieuse. Nous ne voulons, à la vérité, que ce qui nous plaît; mais, par malheur, ce qui nous plaît à présent, est souvent un vrai mal qui nous déplairait, si nous avions les yeux de l'entendement ouverts. Cependant, ce mauvais état

où est l'esclave, et celui où nous sommes, n'empêche pas que nous ne fassions un choix libre (aussi bien que lui) de ce qui nous plaît le plus, dans l'état où nous sommes réduits, suivant nos forces et nos connaissances présentes.

Pour ce qui est de la spontanéité, elle nous appartient en tant que nous avons en nous le principe de nos actions, comme Aristote l'a fort bien compris. Il est vrai que les impressions des choses extérieures nous détournent souvent de notre chemin, et qu'on a cru communément, qu'au moins à cet égard, une partie des principes de nos actions était hors de nous; et j'avoue qu'on est obligé de parler ainsi, en s'accommodant au langage populaire, ce qu'on peut faire dans un certain sens, sans blesser la vérité; mais, quand il s'agit de s'expliquer exactement, je maintiens que notre spontanéité ne souffre point d'exception, et que les choses extérieures n'ont point d'influence physique sur nous, à parler dans la rigueur philosophique.

Pour mieux entendre ce point, il faut savoir qu'une spontanéité exacte nous est commune avec toutes les substances simples, et que, dans la substance intelligente ou libre, elle devient un empire sur ses actions. Ce qui ne peut être mieux expliqué que par le système de l'harmonie préétablie, que j'ai proposé il y a déjà plusieurs années. J'y fais voir que naturellement chaque substance simple a de la perception et que son individualité consiste dans la loi perpétuelle qui fait la suite des perceptions qui lui sont affectées, et qui naissent naturellement les unes des autres, pour re

présenter le corps qui lui est assigné, et, par son moyen l'univers entier, suivant le point de vue propre à cette substance simple, sans qu'elle ait besoin de recevoir aucune influence physique du corps : comme le corps aussi de son côté s'accommode aux volontés de l'âme par ses propres lois, et, par conséquent, ne `lui obéit qu'autant que ces lois le portent. D'où il s'ensuit que l'âme a donc en elle-même une parfaite spontanéité, en sorte qu'elle ne dépend que de Dieu et d'elle-même dans ses actions.

IV

Nous avons été bien aises de représenter et d'appuyer ces raisonnements de M. Bayle contre l'indifférence vague, tant pour éclaircir la matière que pour l'opposer à lui-même, et pour faire voir qu'il ne devait donc point se plaindre de la prétendue nécessité imposée à Dieu de choisir le mieux qu'il est possible. Car, ou Dieu agira par une indifférence vague et au hasard, ou bien il agira par caprice ou par quelque autre passion, ou enfin il doit agir par une inclination prévalente de la raison qui le porte au meilleur. Mais les passions qui viennent de la perception confuse d'un bien apparent, ne sauraient avoir lieu en Dieu, et l'indifférence vague est quelque chose de chimérique. Il n'y a donc que la plus forte raison qui puisse régler le choix de Dieu. C'est une imperfection de notre liberté, qui fait que nous pouvons choisir le mal au lieu du bien, un plus grand mal au lieu du moindre mal, le moindre bien au lieu du plus grand

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