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actions des substances simples les unes sur les autres. C'est que chacune est censée agir sur l'autre à mesure de sa perfection, quoique ce ne soit qu'idéalement et dans les raisons des choses, en ce que Dieu a réglé d'abord une substance sur l'autre, selon la perfection ou l'imperfection qu'il y a dans chacune bien que l'action et la passion soient toujours mutuelles dans les créatures, parce qu'une partie des raisons qui servent à expliquer distinctement ce qui se fait, et qui ont servi à le faire exister, est dans l'une de ces substances, et une autre partie de ces raisons est dans l'autre, les perfections et les imperfections étant toujours mêlées et partagées. C'est ce qui nous fait attribuer l'action à l'une et la passion à l'autre.

IV

Peut-être que, dans le fond, tous les hommes sont également mauvais, et, par conséquent, hors d'état de se distinguer eux-mêmes par leurs bonnes ou mauvaises qualités naturelles; mais ils ne sont point mauvais d'une manière semblable: car il y a une différence individuelle originaire entre les âmes, comme l'harmonie préétablie le montre. Les uns sont plus ou moins portés vers un tel bien ou vers un tel mal, ou vers leur contraire, le tout selon leurs dispositions naturelles ; mais le plan général de l'univers, que Dieu a choisi pour des raisons supérieures, faisant que les hommes se trouvent dans de différentes circonstances, ceux qui en rencontrent de plus favorables à leur naturel deviendront plus aisément les moins méchants,

les plus vertueux, les plus heureux, mais toujours par l'assistance des impressions de la grâce interne que Dieu y joint. Il arrive même quelquefois encore, dans le train de la vie humaine, qu'un naturel plus excellent réussit moins, faute de culture ou d'occasions. On peut dire que les hommes sont choisis et rangés, non pas tant suivant leur excellence, que suivant la convenance qu'ils ont avec le plan de Dieu; comme il se peut qu'on emploie une pierre moins bonne dans un bâtiment ou dans un assortiment, parce qu'il se trouve que c'est celle qui remplit un certain vide.

Mais enfin, toutes ces tentatives de raisons, où l'on n'a point besoin de se fixer entièrement sur de certaines hypothèses, ne servent qu'à faire concevoir qu'il y a mille moyens de justifier la conduite de Dieu, et que tous les inconvénients que nous voyons, toutes les difficultés qu'on se peut faire, n'empêchent pas qu'on ne doive croire raisonnablement, quand on ne le saurait pas d'ailleurs démonstrativement, comme nous l'avons déjà montré, et comme il paraîtra davantage dans la suite, qu'il n'y a rien de si élevé que la sagesse de Dieu, rien de si juste que ses jugements, rien de si pur que sa sainteté, et rien de plus immense que sa bonté.

DEUXIÈME PARTIE.

I

Jusqu'ici nous avons fait voir que la volonté de Dieu n'est point indépendante des règles de la sagesse, quoiqu'il soit étonnant qu'on ait été obligé de raisonner là-dessus et de combattre pour une vérité si grande et si reconnue. Mais il n'est presque pas moins étonnant qu'il y ait des gens qui croient que Dieu n'observe ces règles qu'à demi et ne choisit point le meilleur, quoique sa sagesse le lui fasse connaître ; et, en un mot, qu'il y ait des auteurs qui tiennent que Dieu pouvait mieux faire. C'est à peu près l'erreur du fameux Alphonse, roi de Castille, élu roi des Romains par quelques électeurs, et promoteur des Tables astronomiques qui portent son nom. L'on prétend que ce prince a dit que si Dieu l'eût appelé à son conseil quand il fit le monde, il lui aurait donné de bons avis. Apparemment le système du monde de Ptolémée, qui régnait en ce temps-là, lui déplaisait. Il croyait donc qu'on aurait pu faire quelque chose de mieux concerté, et il avait raison. Mais s'il avait connu le système de Copernic avec les découvertes de Képler, augmentées maintenant par la connaissance de la pesanteur des planètes, il aurait bien connu que l'invention du vrai système est merveilleuse. L'on voit donc qu'il ne s'agissait que du plus ou du moins, qu'Alphonse prétendait seulement qu'on aurait pu mieux faire et que son jugement a été blâmé de tout le monde.

Cependant, des philosophes et des théologiens osent soutenir dogmatiquement un jugement semblable: et je me suis étonné cent fois que des personnes habiles et pieuses aient été capables de donner des bornes à la bonté et à la perfection de Dieu. Car, d'avancer qu'il sait ce qui est meilleur, qu'il le peut faire et qu'il ne le fait pas, c'est avouer qu'il ne tenait qu'à sa volonté de rendre le monde meilleur qu'il n'est, mais c'est ce qu'on appelle manquer de bonté. C'est agir contre cet axiome marqué déjà ci-dessus : Minus bonum habet rationem mali. Si quelques-uns allèguent l'expérience pour prouver que Dieu aurait pu mieux faire, ils s'érigent en censeurs ridicules de ses ouvrages, et on leur dira ce qu'on répond à tous ceux qui critiquent le procédé de Dieu, et qui de cette même supposition, c'est-à-dire des prétendus défauts du monde, en voudraient inférer qu'il y a un mauvais Dieu, ou du moins un Dieu neutre entre le bien et le mal. Et, si nous jugeons comme le roi Alphonse, on nous répondra, dis-je : « Vous ne connaissez le monde que depuis trois jours, vous n'y voyez guère plus loin que votre nez, et vous y trouvez à redire. Attendez à le connaître davantage et y considérez surtout les parties qui présentent un tout complet (comme font les corps organiques), et vous y trouverez un artifice et une beauté qui va au delà de l'imagination. » Tirons-en des conséquences pour la sagesse et pour la bonté de l'Auteur des choses, encore dans les choses que nous ne connaissons pas. Nous en trouvons dans l'univers qui ne nous plaisent point; mais sachons qu'il n'est pas fait pour nous seuls. Il est pourtant fait pour nous,

si nous sommes sages: il nous accommodera, si nous nous en accommodons; nous y serons heureux, si nous le voulons être.

Quelqu'un dira qu'il est impossible de produire le meilleur, parce qu'il n'y a point de créature parfaite, et qu'il est toujours possible d'en produire une qui le soit davantage. Je réponds que ce qui se peut dire d'une créature ou d'une substance particulière, qui peut toujours être surpassée par une autre, ne doit pas être appliqué à l'univers, lequel se devant étendre par toute l'éternité future, est un infini. De plus, il y a une infinité de créatures dans la moindre parcelle de la matière, à cause de la division actuelle du continuum à l'infini. Et l'infini, c'est-à-dire l'amas d'un nombre infini de substances, à proprement parler, n'est pas un tout; non plus que le nombre infini luimême, duquel on ne saurait dire s'il est pair ou impair. C'est cela même qui sert à réfuter ceux qui font du monde un Dieu, ou qui conçoivent Dieu comme l'âme du monde; le monde ou l'univers ne pouvant pas être considéré comme un animal ou comme une substance.

Il ne s'agit donc pas d'une créature, mais de l'univers, et l'adversaire sera obligé de soutenir qu'un univers possible peut être meilleur que l'autre à l'infini; mais c'est en quoi il se tromperait, et c'est ce qu'il ne saurait prouver. Si cette opinion était véritable, il s'ensuivrait que Dieu n'en aurait produit aucun; car il est incapable d'agir sans raison, et ce serait même. agir contre la raison. C'est comme si l'on s'imaginait que Dieu eût décerné de faire une sphère matérielle,

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