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capade, il alla s'enfermer dans une petite campagne aux environs d'Alby, où il se mit à traduire avec une admirable sécurité la harangue Pro Ligario, tandis qu'on le réclamait de l'armée comme déserteur, et que peut-être il courait grand risque d'être traité comme tel. Des amis plus prudents que lui s'employaient pendant ce temps pour le mettre à couvert des poursuites qu'il avait encourues. Ils y réussirent, mais la note resta, et peut-être elle a beaucoup aidé Courier dans la suite de sa carrière a se maintenir dans son philosophique éloignement des hauts grades. Vinrent les belles années de 1796 et 1797 qui assurèrent le triomphe de la révolution. Pendant que, sous Bonaparte, en Italie, la victoire faisait sortir des rangs une foule d'hommes nouveaux dont les noms ne cessaient plus d'occuper la renommée, Courier comptait des boulets et inspectait des affûts dans l'intérieur; service qui pouvait passer pour une disgrâce dans de telles circonstances. Mais Courier s'arrangeait de tout. Il avait alors ving-trois ans. Ses premières années, au sortir de l'école de Châlons, avaient été attristées par le sombre régime imposé aux armées sous la Convention. Entrer dans le monde au temps de la terreur avec l'amour de l'indépendance et des libres jouissances de l'esprit, c'était avoir bien mal rencontré; aussi Courier donna-t-il vivement dans la réaction, non sanglante, mais fort bruyante, que la première période du Directoire vit éclater contre l'austérité décrétée par la Convention; réaction plus emportée et plus folle dans le Midi que partout ailleurs. On se ruait en fêtes, en danses, en festins, en plaisirs de toutes sortes. Hommes et femmes éprouvaient à se retrouver ensemble comme amis, comme parents, comme gens du même cercle, non plus comme citoyens et citoyennes, un plaisir qui n'était pas luimême sans inconvénient pour la paix intérieure des familles. Notre philosophe apprit à danser avec la plus sérieuse application, et courut les bals, les spectacles, les sociétés. Sa gaieté, sa verve comique, qui n'étaient pas encore tournées à la satire et à l'amertume, le firent rechercher des femmes. Il plut si bien, qu'un beau matin il lui fallut quitter Toulouse pour échapper comme son père au ressentiment d'une famille outragée. Sa société en hommes était très-nombreuse; il affectionnait surtout un Polonais fort savant et antiquaire d'un grand goût. Il passait des journées entières en tête-à-tête avec lui, soit dans une chambre, soit en suivant les allées qui bordent le canal du Midi. Ce qu'étaient ces conversations, on peut s'en faire une idée en lisant les lettres, malheureusement peu nombreuses, adressées d'Italie par Courier à M. Chlewaski.

En passant à Lyon (en 1798) pour se rendre en Italie, où on l'envoyait prendre le commandement d'une compagnie d'artillerie, Courier écrivait à M. Chlewaski: « Lectures, voyages, spectacles, bals, « auteurs, femmes, Paris, Lyon, les Alpes, l'Ita« lie, voilà l'odyssée que je vous garde. Mes lettres « vous pleuvront une page pour une ligne. » Il ne tint parole qu'en partie. En général, plus on voit, moins on écrit; plus les impressions sont vives, accumulées, pressantes, moins on est tenté de les vouloir rendre. Et puis il s'en fallut beaucoup que cette Italie que Courier avait toujours désirée, lui vînt fournir les riantes peintures auxquelles son imagination s'était sans doute préparée. A peine eutil passé les Alpes, que l'état d'oppression, d'avilissement et de misère dans lequel était le pays, affligèrent son âme d'artiste. Il traversa la belle et triste Péninsule, et de Milan jusqu'à Tarente il eut le même spectacle. Il vit le trop sévère régime imposé par Bonaparte à sa conquête, menaçant déjà de tomber en ruine, et rendu insupportable par l'avidité, l'ignorante et brutale morgue des hommes qu'il avait fallu employer à ces gouvernements improvisés. Il vit l'élite de la société italienne rampant bassement sous les agents français, faisant sa cour à nos soldats parvenus, bien que les appréciant ce qu'ils valaient; et toute cette race abâtardie s'épuisant en démonstrations républicaines, méprisée de ses maîtres, se laissant dépouiller, mettre à nu par des commis, des valets d'armée, des fournisseurs qui, prévoyant nos prochains revers, se faisaient auprès des généraux un mérite d'emporter tout ce qui ne pouvait se détruire. On ne saurait nier que ce ne fût là l'état de l'Italie après le premier départ de Bonaparte, et que les plus honteux désordres, le plus effréné pillage n'y déshonorassent avec impunité la domination française. La guerre qui s'était déclarée entre les commissaires du gouvernement et les commandants militaires avait rendu toute discipline, toute administration régulière impossible, et il n'y avait si bas agent qui ne se crût autorisé à imiter Bonaparte faisant payer en chefs-d'œuvre la rançon des villes d'Italie. Courier ne sera point compté parmi les détracteurs de notre révolution, pour avoir écrit sous l'impression d'un pareil spectacle ces éloquentes protestations, auxquelles il n'a manqué, pour émouvoir toute l'Europe éclairée et la soulever contre les déprédateurs de l'Italie, que d'être rendues publiques à l'époque où elles furent écrites.

Dites, écrivait-il à son ami Chlewaski, dites à « ceux qui veulent voir Rome, qu'ils se hâtent, car chaque jour le fer du soldat et la serre des agents francais flétrissent ses beautés naturelles et la

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dépouillent de sa parure. Permis à vous, Monsieur, | qui êtes accoutumé au langage naturel et noble « de l'antiquité, de trouver ces expressions trop fleuries, ou même trop fardées; mais je n'en sais point d'assez tristes pour vous peindre l'état de « délabrement, de misère et d'opprobre où est « tombée cette pauvre Rome que vous avez vue si « pompeuse, et de laquelle à présent on détruit jusqu'aux ruines. On s'y rendait autrefois, comme « vous savez, de tous les pays du monde. Combien d'étrangers qui n'y étaient venus que pour un hiver, y ont passé toute leur vie! Maintenant il n'y reste plus que ceux qui n'ont pu fuir, ou qui, « le poignard à la main, cherchent encore dans les haillons d'un peuple mourant de faim quelque pièce échappée à tant d'extorsions et de rapi« nes....... Les monuments de Rome ne sont guère « mieux traités que le peuple....... Je pleure encore « un joli Hermès enfant, que j'avais vu dans son entier, vêtu et encapuchonné d'une peau de lion, « et portant sur son épaule une petite massue. C'était, comme vous voyez, un Cupidon dérobant << les armes d'Hercule; morceau d'un travail exquis, « et grec, si je ne me trompe. Il n'en reste que la base, sur laquelle j'ai écrit avec un crayon : Lugete, Veneres, Cupidinesque, et les morceaux dispersés, qui feraient mourir de douleur Mengs et « Winckelmann, s'ils avaient eu le malheur de vivre A assez longtemps pour voir ce spectacle. Tout ce qui était aux Chartreux, à la Villa Albani, chez « les Farnèse, les Honesti, au muséum Clémenti, « au Capitole, est emporté, pillé, perdu ou vendu. Des soldats, qui sont entrés dans la bibliothèque

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Qu'on juge de l'effet qu'eussent produit à Paris, en 1798, dans certains cercles où l'on se croyait la mission de rallumer parmi nous le flambeau demiéteint de l'intelligence, beaucoup de passages de ce geure, expression si vive, si touchante et si gracieuse encore de ce qu'éprouvait dans un coin de l'Italie, confondu parmi les dévastateurs de cette infortunée patrie des arts, un jeune officier, amateur exquis de l'antiquité, savant inconnu, écrivain déjà parfait. Car ces premières lettres d'Italie ont toute la verve, toute l'originalité qu'on trouve dans les plus célèbres écrits de l'âge mûr de Courier. Elles sont avec cela d'un goût irréprochable: nulle af

fectation, nulle manière ne s'y fait sentir; chacune d'elles est un petit chef-d'œuvre d'élégance et de pureté de langage, de convenance de ton, d'éloquence même, toutes les fois que la matière le comporte, comme lorsqu'elles peignent l'avilissement du caractère italien, et sondent si énergiquement, dix áns avant que personne y pensât, la plaie de notre révolution, l'esprit d'envahissement et de destruction, plus noblement appelé l'esprit militaire. Et cependant celui qui, dans sa droiture naturelle, jugeait si bien d'illustres pillages, sur lesquels la France n'a ouvert les yeux que lorsque, vaincue, on la paya de représailles, l'homme qui, seul peutêtre dans nos armées, écrivait et pensait ainsi, était exposé chaque jour de sa vie à périr obscurement sous le poignard italien, victime privée de la haine qu'inspiraient les Français. Il y songeait à peine, disant gaiement que, pour voir l'Italie, il fallait bien se faire conquérant; qu'on n'y pouvait avancer un pas sans une armée; et que, puisqu'à la faveur de son harnais, il avait à souhait un pays admirable, l'antique, la nature, les ruines de Rome, les tombeaux de la grande Grèce, c'était le moins qu'il ne sût pas toujours où il serait ni s'il serait le lendemain. On ne saurait conter après lui les périlleuses rencontres auxquelles ses excursions d'antiquaire, bien plus que son service d'officier d'artillerie, l'exposèrent tant de fois parmi les montagnards du midi de l'Italie. Portant un sabre et des pistolets comme on porte un chapeau et une chemise, il était toujours à la découverte en curieux, point en héros. Facile à prendre et à désarmer, il se tirait d'affaire par sa présence d'esprit, son grand usage de la langue italienne, ou par le sacrifice d'une partie de son bagage; et le lendemain il allait affronter les brigands sans plus de précaution, sans plus de crainte, surtout sans desirs de vengeance. Ces malheureux Calabrais lui paraissaient tout à fait dans leur droit quand ils nous assassinaient en embuscade, et il ne pouvait sans horreur les voir massacrer au nom du droit des gens par nos professeurs de tactique.

Ce débonnaire et nonchalant mépris du danger était chose plus rare aux armées que la bouillante valeur qui emportait des redoutes. C'était une bravoure à part. Courier la portait dans l'esprit, non dans la sang; et comme elle n'allait point sans quelque mélange d'insubordination, elle ne devait guère plus sûrement le mener au bâton de maréchal que le Pamphlet des pamphlets à l'Académie. Aussi n'avançait-il qu'en science, et n'était-il récompensé que par la science des dangers qu'il était venu chercher. Il aimait à raconter qu'un jour les

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petit cercle d'amis et de connaisseurs qu'il composa, de 1800 à 1802, divers Opuscules, longtemps ignorés d'ailleurs : l'Éloge d'Hélène, ouvrage nouveau, comme il le dit quelque part, donné sous un titre ancien et comme une simple traduction d'Isocrate; le Voyage de Ménélas à Troie pour redemander

douze ou quinze volumes qu'il portait toujours | Ce ne fut guère que pour obtenir les suffrages d'un avec lui, ayant été enlevés par les hussards de Wurmser, l'officier commandant le détachement les lui avait renvoyés avec une lettre fort aimable. Cette politesse, extrêmement remarquable de la part d'un ennemi dans une guerre qui se faisait sans courtoisie, souvent même sans humanité, lui paraissait une exception très-flatteuse, et faite unique-Hélène, composition d'un autre genre, dans laquelle ment pour lui; car nul autre n'eût été capable de la mériter par la perte d'un tel bagage. Moins heureux dans sa prédilection de savant pour le séjour de Rome, Courier faillit y être mis en pièces, lorsque les Français furent obligés de l'abandonner. Il faisait partie de la division que Macdonald, en marchant vers la Tréhia, avait laissée dans Rome. Cette division capitula, et dut être embarquée et transportée en France, Courier voulut dire un dernier adieu à la bibliothèque du Vatican; il oublia l'heure marquée pour le départ de la division, et lorsqu'il en sortit, il n'y avait déjà plus un seul Français dans Rome. C'était le soir; on le reconnut à la clarté d'une lampe allumée devant une madone. On cria sur lui au giaccobino; un coup de fusil tiré sur lui tua une femme, et, à la faveur du tumulte que cela causa, il parvint à gagner le palais d'un noble Romain qui l'aimait et qui l'aida à fuir. Voilà comme il quitta Rome et l'Italie pour la pre-çaise. Les travaux qu'il avait entrepris, les relations mière fois.

A cette époque, certains départements de la France ne valaient guère mieux que l'Italie pour les militaires républicains. Courier, débarqué à Marseille, et se rendant à Paris, fut encore traité comme giac- | cobino par les honnêtes gens qui pillaient les voitures publiques sur les grandes routes, au nom de la religion et de la légitimité. Il perdit argent, papiers, effets, et arriva à Paris ainsi dépouillé et de plus atteint d'un crachement de sang qui l'a tourmenté toute sa vie. Bientôt éclata la révolution qui mit aux mains de Bonaparte la dictature militaire. Courier ne s'était point mêlé jusque-là de politique d'une manière active. Il ne s'était point déclaré avec les militaires contre les avocats, ni avec ceux-ci contre les traîneurs de sabres. Il resta donc sous le consulat ce qu'il avait été sous le Directoire, bornant son ambition à rechercher la société du petit nombre de savants que la révolution avait laissés s'occupant obscurément d'antiquités et de philologie. Riche d'observations, le goût formé, apprécié déjà des érudits qu'il avait rencontrés en Italie, il fut accueilli, encouragé. Il eut pour amis Akerbald, Millin, Clavier, Sainte-Croix, Boissonade, qui certes ne devinèrent point son avenir, mais qui donnèrent à ses Essais l'attention qu'ils méritaient.

il semblait s'être proposé d'effacer l'auteur de Télémaque, comme imitateur de la narration antique; enfin un article sur l'édition de l'Athénée de Schweighæuser, le morceau de critique le plus habilement et le plus élégamment écrit qui ait paru dans le Magasin encyclopédique de Millin. Sans les Pamphlets, qui ont fait la célébrité de Courier, on saurait à peine aujourd'hui l'existence de ces opuscules. On est étonné de ne les trouver guère inférieurs aux publications qui ont suivi. C'est que le grand style qu'on ne se lasse point d'admirer dans Courier, n'a pas été moins en lui un don naturel que le produit des études de toute sa vie.

Le consulat approchait de sa fin, et avec lui la paix conquise sur les champs de bataille de Marengo et de Hohenlinden. Courier fut désigné pour aller commander comme chef d'escadron l'artillerie d'un des corps qui occupaient l'Italie, redevenue fran

à

qu'il s'était faites pendant trois années de non-acti-
vité. ne furent rien auprès du bonheur de revoir un
pavs. des mers, un ciel qu'il aimait avec passion,
et dont ii ne parlait jamais sans ravissement. Il était
peine en Italie, que l'ordre y vint de prendre l'opi-
nion des différents corps sur un nouveau change-
ment dans le gouvernement de la France. La répu-
blique n'était déjà plus qu'un mot, et Bonaparte
voulait au pouvoir qu'il exerçait seul et presque sans
contrôle un titre plus décidé. L'empire était créé,
mais il fallait le légitimer par une apparence de dé-
libération nationale. Nous n'avons point encore de
mémoires qui nous apprennent comment fut accueil-
lie par l'armée cette consultation extraordinaire, qui
par elle-même était déjà la destruction de la répu-
blique. Les militaires qui servaient à cette époque,
et qui depuis, rentrés dans la vie civile, ont mieux
connu le prix de la liberté, assurent généralement
qu'ils virent avec indignation le pouvoir d'un seul
succéder à la volonté de tous. Mais aucun fait écla-
tant n'a prouvé cette disposition des armées de la
république. N'est-il pas bien plus probable que les
choses se passèrent partout comme on le voit dans
ce comique récit de Courier, où tout un corps d'offi-
ciers, assis en rond autour du général d'Anthouard,
reste muet à la question : « Voulez-vous encore la

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république, ou bien aimez-vous mieux un empereur?» En effet, pour des militaires, dire non, c'était tirer l'épée, ou protester inutilement. Car, où était l'autorité qui présiderait au dépouillement de ce vaste scrutin? qui compterait les voix, et répondrait du respect de Bonaparte pour les répugnances de la majorité? Courier se garda bien de dire non; il avait son opinion, cependant. « Un homme comme << Bonaparte, disait-il énergiquement, soldat, chef « d'armée, le premier capitaine du monde, vouloir « qu'on l'appelle Majesté!... Être Bonaparte et se « faire Sire!... Il aspire à descendre... »

Si le caractère indépendant, mais peu vigoureux, de Courier; si son esprit frondeur plutôt qu'arrêté en certains principes, sont assez compris par ce qui précède, on ne s'étonnera point qu'il continuât à servir malgré son peu de goût pour la nouvelle forme de gouvernement établie en France. Courier n'avait jamais aimé la république. La Convention l'avait répoussée comme violente et impitoyable. Il avait méprisé le Directoire comme incapable et vénal. Il n'avait guère éprouvé le bienfait du consulat que par le loisir dont trois années de paix l'avaient laissé jouir. Peu porté d'ailleurs à accorder aux actions humaines des intentions bien profondes, il vit moins dans l'élévation de Bonaparte à l'empire un attentat d'ambition qu'un égarement de vanité digne de compassion. Le mot d'usurpation ne lui vint même pas pour caractériser l'entreprise du nouveau César, et il ne s'enveloppa point contre lui dans la sombre haine d'un Brutus. L'empire avec ses cordons, ses titres, ses hautes dignités, ses princes, ses ducs, ses barons, estropiant la langue et l'étiquette, sa grotesque fusion de la noblesse des deux régimes, ses conquêtes féodales et ses distributions de royaumes, lui parut d'un bout à l'autre une farce parfois odieuse, presque toujours bouffonne à l'excès. Dans ses lettres écrites d'Italie de 1803 à 1809, il épuise les traits de la plus amère satire contre ces généraux devenus des Majestés à l'image de l'empereur, contre ces états-majors transformés en petites cours, et livrés à la brigue des parentés, à l'adoration des noms anciens et des illustrations nouvelles.

| préventions qu'on lui a trop reprochées. L'empire avec ses foudroyantes campagnes de trois jours, ses armées transportées par enchantement d'un bout de l'Europe à l'autre, ses trônes élevés et renversés en un trait de plume, son prodigieux agrandissement, sa calamiteuse et retentissante chute, sera de loin un grand spectacle; mais, de près, un contemporain y aura vu des misères que la postérité ne verra point. Il y a mieux; il fallait en être à distance pour l'embrasser dans son vaste ensemble, qui seul est digne d'admiration. Tant qu'il exista, ses grandeurs ne furent célébrées que par des préfets ou des poëtes à gages; et tel qui paraîtrait aujourd'hui un esprit libre, en jugeant cette fameuse administration de Bonaparte comme elle doit l'être, se serait tu par pudeur sous la censure impériale, ou n'aurait pas vu, comme aujourd'hui, les choses par leur grand côté. Les lettres de Courier tiendront une toute première place parmi les mémoires du temps; elles font l'histoire, malheureusement assez triste, du moral de nos armées, depuis le moment où Bonaparte eut ouvert à toutes les ambitions la perspective d'arriver à tout par du dévouement à sa personne autant que par des services réels.

Courier se vantait de posséder et de pouvoir publier, quand il le voudrait, comme pièces à l'appui de ses portraits et de ses récits, un grand nombre de lettres à lui écrites aux diverses époques de la révolution par les maréchaux, généraux, grands seigneurs de l'empire, dévoués depuis 1815 à la maison de Bourbon. On aurait vu, disait-il, les mêmes personnages professer dans ces lettres, et avec un égal enthousiasme, suivant l'ordre des dates révolutionnaires, les principes républicains les plus outrés et les doctrines les plus absolues de la servilité; tenir à honneur d'être regardés comme ennemis des rois, et ramper orgueilleusement dans leurs palais; commencer leur fortune en sans-culotte et la finir en habit de cour. Mais ce monument des contradictions politiques du temps et de la versatilité humaine dans tous les temps, ne s'est point trouvé dans les papiers de Courier, et la perte assurément n'est pas grande. Le ridicule et l'odieux méritent peu de vivre par eux-mêmes. C'est le coup de pied que leur donne en passant le génie qui les immortalise. Les précieuses, les marquis, les faux dévots du temps de Louis XIV, seraient oubliés sans Molière. Peut-être on s'occuperait peu de nos révolutionnaires scapins dans cinquante ans; les ravissantes lettres de Courier les feront vivre plus que leurs lâchetés.

Assurément c'est bien là l'époque prise par son côté ridicule; côté de vérité, oui, mais qui n'est point toute la vérité. L'histoire y saura montrer autre chose. Si l'on ne s'attache ici qu'au moindre aspect, celui des travers individuels, des vanités, du sot orgueil de tant d'hommes qui, enchaînés à une pensée supérieure, firent, réunis, de si grandes choses, c'est que cet aspect frappa surtout Courier. Il faut voir un instant les choses comme il les vit, pour Mais voici qui va bien surprendre de la part de concevoir en ce qu'elles ont eu de fort excusable des l'homme qu'on a vu jusqu'ici tant détaché des idées

de gloire et d'ambition! Courier sollicitant la protection d'un grand seigneur de l'empire, et briguant l'occasion de se distinguer sous les yeux de l'empereur! C'est pourtant ce qui arriva à l'auteur des lettres écrites d'Italie. Il eut son grain d'ambition, son quart d'heure de folie, comme un autre; la tête aussi lui tourna. Mais cela ne dura guère; il en revint bientôt avec mécompte et corrigé pour toute sa vie. Voici l'histoire. Vers la fin de l'année 1808, Courier ayant sollicité, sans pouvoir l'obtenir, un congé qui lui permît d'aller prendre un peu de soin de ses affaires domestiques, avait donné sa démission. Il arrive à Paris, se donnant aux érudits, ses anciens amis, comme séparé pour jamais de son vil métier, comme ayant de la gloire par-dessus les épaules. Mais voilà qu'une nouvelle guerre se déclare du côté de l'Allemagne. Les immenses préparatifs de la campagne de 1809 mettent la France entière en mouvement. Paris est encore une fois agité, transporté dans l'attente de quelqu'une de ces merveilles d'activité et d'audace auxquelles l'empereur a habitué les esprits, et dont les récits plaisent à cette population mobile, comme ceux des victoires d'Alexandre au peuple d'Athènes. C'était alors le flot le plus impétueux de notre débordement mili- | taire; et Bonaparte, comme porté et poussé par cet ouragan, brisait et abîmait sous lui de trop impuissantes digues. En ce moment, il revenait d'Espagne, où il lui avait suffi de paraître un instant pour ramener à nous toutes les chances d'une guerre, d'abord peu favorable. D'autres armées l'avaient précédé vers le Danube, et il y courait en toute hâte, parce que déjà ses instructions étaient mal comprises, ses ordres mal exécutés, Quel homme alors, en le contemplant au passage, n'eût été atteint de la séduction commune? Courier ne résista point au désir de voir s'achever cette guerre qui commençait comme une Iliade. Ce n'était point un esprit sec, étroit, absolu. Il avait la prompte et hasardeuse imagination d'un artiste. Faire une campagne sous Bonaparte, lui qui n'avait jamais vu que des généraux médiocres; rencontrer peutêtre l'homme qu'il lui fallait, l'occasion qu'il n'avait jamais eue; montrer que s'il faisait fi de la gloire, ce n'était pas qu'il ne fût point fait pour elle : toutes ces idées l'entraînèrent.

Le voilà donc faisant son paquet et partant furtivement dans la crainte du blâme de ses amis. La

difficulté était d'être rétabli sur les contrôles de l'armée après une démission, chose que l'empereur ne pardonnait pas. Il se glisse comme ami dans l'état major d'un général d'artillerie; et, sans fonctions, sans qualités bien décidées, il arrive à la grande

| armée. Mais Courier ne savait pas ce que c'était que la guerre comme Bonaparte la faisait. Quoiqu'il eût assisté à plusieurs affaires chaudes, il n'avait jamais vu les hommes noyés par milliers, les généraux tués par cinquantaines, les régiments entiers disparaissant sous la mitraille, les tas de morts et de blessés servant de rempart ou de pont aux combattants, l'artillerie, la cavalerie, roulant, galopant sur un lit de débris humains, et quatre cents pièces de canon faisant pendant deux jours et deux nuits l'accompagnement non interrompu de pareilles scènes. Or, il y eut de tout cela pendant les quarante-huit heures que Courier passa dans la célèbre et trop désastreuse île de Lobau. Notre canonnier ne vit rien, ne comprit rien, ne sut que faire dans l'immense destruction qui l'entourait. La faim, la fatigue, l'horreur, eurent bientôt triomphé de l'illusion qui l'avait amené. Il tomba d'épuisement au pied d'un arbre, et ne se réveilla qu'à Vienne, où on l'avait fait transporter. Aussi prompt à revenir qu'à se prendre, il quittala ville autrichienne comme il avait quitté Paris; et, sans permission, sans ordre, se regardant comme libre de partir, parce que les dernières formalités de sa réintégration n'avaient pas été entièrement remplies, il alla se remettre en Italie des épouvantables impressions qu'il avait été chercher à la grande armée. Depuis lors, son opinion sur les héros, sur la guerre, sur le génie des grands capitaines, a été ce qu'on la voit dans la Conversation chez la duchesse d'Albani. Courier n'a plus voulu croire qu'une pensée, une intention quelconque, aient jamais présidé à un désordre tel que celui dont il avait été témoin. Il a été jusqu'à nier absolument qu'il y eût un art de la guerre. A la vérité, on pouvait tomber mieux qu'à Essling et Wagram pour saisir et voir en quelque sorte opérer le génie militaire de Bonaparte. Ce n'est pas à ces deux sanglantes journées, mais aux quinze jours de marches et d'opérations qui les amenèrent, que la campagne de 1809 doit sa juste immortalité. Courier l'eût compris mieux que personne, si ses émotions de Wagram ne l'eussent brouillé sans retour avec la guerre.

La vie de Courier n'est désormais plus que littéraire. A peine arrivé en Italie, il se rendit à Florence pour y chercher dans la bibliothèque Laurentine un manuscrit de Longus, dans lequel existait un passage inédit qui remplissait la lacune remarquée dans toutes les éditions de ce roman. Mais, dans le transport avec lequel il se livrait au bonheur de sa découverte, une certaine quantité d'encre se répandit sur le précieux passage. C'est là l'histoire de ce fameux pâté qui sembla, en barbouillant trois

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