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LA COMTESSE.

Mais vraiment, monsieur le receveur, vous ne songez pas à ce que vous dites. On ne traite point de la sorte les femmes de qualité; et ceux qui vous entendent croiroient qu'il y a quelque chose d'étrange entre vous et moi.

MONSIEUR HARPIN.

Hé! ventrebleu! madame, quittons la faribole.

LA COMTESSE.

Que voulez-vous donc dire avec votre Quittons la faribole?

MONSIEUR HARPIN.

Je veux dire que je ne trouve point étrange que vous vous rendiez au mérite de monsieur le vicomte; vous n'êtes pas la première femme qui joue dans le monde de ces sortes de caractères, et qui ait auprès d'elle un monsieur le receveur, dont on lui voit trahir et la passion et la bourse pour le premier venu qui lui donnera dans la vue. Mais ne trouvez point étrange aussi que je ne sois point la dupe d'une infidélité si ordinaire aux coquettes du temps, et que je vienne vous assurer, devant bonne compagnie, que je romps commerce avec vous, et que monsieur le receveur ne sera plus pour vous monsieur le donneur.

LA COMTESSE.

Cela est merveilleux comme les amants emportés deviennent à la mode! On ne voit autre chose de tous côtés. Là, là, monsieur le receveur, quittez votre colère, et venez prendre place pour voir la comédie.

MONSIEUR HARPIN.

Moi, morbleu! prendre place? (Montrant monsieur Tibaudier.) Cherchez vos benêts à vos pieds. Je vous laisse, madame la comtesse, à monsieur le vicomte; et ce sera à lui que j'envoierai tantôt vos lettres. Voilà ma scène faite, voilà mon -rôle joué. Serviteur à la compagnie.

MONSIEUR TIBAUDIER. >

Monsieur le receveur, nous nous verrons autre part qu'ici; et je vous ferai voir que je suis au poil et à la plume. MONSIEUR HARPIN, en sortant.

Tu as raison, monsieur Tibaudier.

LA COMTESSE.

Pour moi, je suis confuse de cette insolence.

LE VICOMTE.

Les jaloux, madame, sont comme ceux qui perdent leur

procès; ils ont permission de tout dire. Prêtons silence à la comédie.

SCÈNE XXII.

LA COMTESSE, LE VICOMTE, JULIE, MONSIEUR TIBAUDIER, JEANNOT.

JEANNOT, au vicomte.

Voilà un billet, monsieur, qu'on nous a dit de vous donner vite.

LE VICOMTE, lisant.

« En cas que vous ayez quelque mesure à prendre, je » vous envoie promptement un avis. La querelle de vos pa»rents et de ceux de Julie vient d'être accommodée; et les » conditions de cet accord, c'est le mariage de vous et d'elle. » Bonsoir.» (A Julie.) Ma foi, madame, voilà notre comédie achevée aussi.

(Le vicomte, la comtesse, Julie et monsieur Tibaudier se lèvent.)

JULIE.

Ah! Cléante, quel bonheur! Notre amour eût-il osé espérer un si heureux succès?

LA COMTESSE.

Comment donc? Qu'est-ce que cela veut dire?

LE VICOMTE.

Cela veut dire, madame, que j'épouse Julie; et, si vous me croyez, pour rendre la comédie complète de tout point, vous épouserez monsieur Tibaudier, et donnerez mademoiselle Andrée à son laquais, dont il fera son valet de chambre.

LA COMTESSE.

Quoi! jouer de la sorte une personne de ma qualité ?

LE VICOMTE.

C'est sans vous offenser, madame; et les comédies veulent de ces sortes de choses.

LA COMTESSE.

Oui, monsieur Tibaudier, je vous épouse pour faire enrager tout le monde.

MONSIEUR TIBAUDIER.

Ce m'est bien de l'honneur, madame.

LE VICOMTE, à la comtesse.

Souffrez, madame, qu'en enrageant nous puissions voir ici le reste du spectacle.

FIN DE LA COMTESSE D'ESCARBAGNAS.

COMÉDIE EN CINQ ACTES

1672.

NOTICE.

Après avoir livré dans les Précieuses et l'Impromptu de Versailles deux brillants combats au mauvais goût, aux sentiments affectés et au bel esprit, Molière revint une troisième fois à la charge, mais en élargissant son sujet. Les Précieuses et l'Impromptu n'étaient que d'ingénieuses satires les Femmes savantes sont à la fois une satire et un traité de morale.

Poëte comique, il continua dans cette pièce d'attaquer les prétentions au beau langage, la fatuité de l'esprit, les fadeurs sentimentales. Moraliste, il voulut montrer aux femmes quel est dans la vie domestique leur véritable rôle; il voulut, non pas, comme on l'a dit à tort, les condamner à l'ignorance, mais les détourner du pédantisme, et surtout leur prouver que la science n'est jamais pour elles un élément de bonheur. En se plaçant à ce point de vue nouveau, en traçant, après de simples esquisses, un tableau complet, Molière ne fit que suivre le développement même des mœurs de son époque. De précieuses qu'elles étaient d'abord, certaines femmes étaient devenues peu à peu encyclopédistes, tout en restant romanesques. Elles savouraient la Calprenède et mademoiselle de Scudéry, en même temps qu'elles méditaient Platon et Descartes; elles ne tenaient plus seulement des bureaux d'esprit, mais de véritables académies de sciences, et la poursuite vaniteuse d'un savoir souvent stérile les détournait des devoirs simples et graves de leur vie d'épouse et de mère. Dans cette phase nouvelle de la préciosité il n'y avait donc plus seulement un ridicule, mais un véritable danger social, et c'est surtout ce danger que Molière combat dans les Femmes savantes.

Cette comédie, que Voltaire et la plupart des commentateurs

placent avec raison au rang du Tartuffe et du Misanthrope, fut représentée sur le théâtre du Palais-Royal, le 11 mars 1672.

« Elle fut reçue, dit Voltaire, d'abord assez froidement : mais les connaisseurs rendirent bientôt à Molière les suffrages de la ville, et un mot du roi lui donna ceux de la cour. L'intrigue, qui en effet a quelque chose de plus plaisant que celle du Misanthrope, soutint la pièce longtemps. Enfin, plus on la vit, plus on admira comment Molière avait pu jeter tant de comique sur un sujet qui paraissait fournir plus de pédanterie que d'agré

ment. >>

Quelques écrivains ont cru devoir prendre, au nom du beau sexe, parti contre Molière. Ils lui ont reproché d'avoir voulu, dans cette comédie, réduire la culture de l'esprit des femmes au gouvernement du pot au feu, d'avoir fait de Chrysale un pédant de ménage, et d'avoir, en préconisant l'ignorance, retardé l'essor de l'éducation. Cette thèse a été soutenue entre autres, par Thomas qui, dans son fade Panegyrique des femmes, a dit que Molière « a mis la folie à la place de la raison, et qu'il a trouvé l'effet théâtral plus que la vérité. » Mais la grande majorité des critiques, à partir du père Rapin le jésuite, jusqu'à Geoffroy le feuilletonniste, a donné gain de cause à notre poëte; et l'on peut même dire que ce qui s'est passé depuis deux siècles dans la société française, justifie complétement la donnée morale des Femmes savantes, à savoir que les femmes, en cherchant à forcer leur talent et leur vocation, à sortir de la de stinée de leur sexe, n'arrivent souvent qu'à l'impuissance et au ridicule. La lignée d'Armande et Bélise s'est perpétuée sous des noms divers jusqu'à notre temps, comme pour rendre la pièce du grand comique d'une vérité toujours présente. Au dix-huitième siècle, Bélise, devenue la maîtresse d'un athée ou d'un abbé, remplace Descartes par le baron d'Holbach, et la sentimentalité innocemment nuageuse de mademoiselle de Scudéry, par le positivisme du chevalier de Bertin. Bientôt Bélise renonce à la philosophie pour la politique; la voilà journaliste. Puis nous la retrouvons romancière, dramaturge, poëte: mais comme elle reste invendue, elle se croit incomprise et travaille par dépit à désubalterniser son sexe, à réformer la société qui n'achète pas ses livres. Partis des précieuses, nous arrivons de la sorte à la femme réformatrice, en passant par les femmes savantes, les femmes philosophes, les femmes romanesques, les femmes romantiques, les femmes libres, les femmes bas bleus, les femmes phalanstériennes, les femmes incomprises. Les modes ont beau changer, sous leurs toilettes nouvelles nous reconnaissons encore Armande et Bélise; et Molière a toujours raison. Seulement c'était la pruderic qui distinguait les précieuses; c'est le contraire qui distingue souvent celles qui leur ont succédé.

L'idée première de cette pièce, dit M. Viardot, semble prise à la comédie de Calderon, No hay burlas con el amor (On ne badine pas avec l'amour), et cet ouvrage présente aussi plusieurs points de ressemblance avec la Presumida y la hermosa (la Présomptueuse et la belle), de Fernando de Zarate.

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La scène est à Paris, dans la maison de Chrysale.

ACTE PREMIER.

SCÈNE I.

ARMANDE, HENRIETTE.

ARMANDE.

Quoi! le beau nom de fille est un titre, ma sœur,
Dont vous voulez quitter la charmante douceur?
Et de vous marier vous osez faire fête?

Ce vulgaire dessein vous peut monter en tête?

Acteurs de la troupe de Moliere : 'MOLIÈRE. Le sicur HUBERT. 'Mademoiselle DE BRIE.-Mademoiselle MOLIÈRE.BARON. Mademoiselle VILLEAUBRUN (Geneviève BEJART). LA GRANGE. LA THORILLIÈRE. DU CROISY. Une servante de Molière, qui portait ce nom.

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