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SCÈNE III.

HARPAGON, CLÉANTE.

HARPAGON.

C'est toi qui te veux ruiner par des emprunts si condamnables?

CLEANTE.

C'est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si criminelles !

HARPAGON.

Oses-tu bien, après cela, paroître devant moi?

CLÉANTE.

Osez-vous bien, après cela, vous présenter aux yeux du monde ?

HARPAGON.

N'as-tu point de honte, dis-moi, d'en venir à ces débauches-là, de te précipiter dans des dépenses effroyables, et de faire une honteuse dissipation du bien que tes parents t'ont amassé avec tant de sueurs?

CLÉANTE.

Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition par les commerces que vous faites; de sacrifier gloire et réputation au désir insatiable d'entasser écu sur écu, et de renchérir, en fait d'intérêt, sur les plus infames subtilités qu'aient jamais inventées les plus célèbres usuriers?

HARPAGON.

Ote-toi de mes yeux, coquin; ôte-toi de mes yeux!

CLEANTE.

Qui est plus criminel, à votre avis, ou celui qui achète un argent dont il a besoin, ou bien celui qui vole un argent dont il n'a que faire ?

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Débauché, traitre, infàme, vaurien !

Je me retranche tout pour t'amasser du bien,
J'épargne, je ménage, et mon fonds que j'augmente,
Tous les ans, pour le n'oins, de mille francs de rente,
N'est que pour t'élever sur ta condition, etc.

(Aimé Martin.)

HARPAGON.

Retire-toi, te dis-je, et ne m'échauffe pas les oreilles. (Seul.) Je ne suis pas fàché de cette aventure; et ce m'est un avis de tenir l'œil plus que jamais sur toutes ses actions.

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Attendez un moment; je vais revenir vous parler. (A part.) Il est à propos que je fasse un petit tour à mon argent1.

SCÈNE V. LA FLÈCHE, FROSINE.

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LA FLÈCHE, sans voir Frosine.

L'aventure est tout à fait drôle ! Il faut bien qu'il ait quelque part un ample magasin de hardes; car nous n'avons rien reconnu au mémoire que nous avons.

FROSINE.

Hé! c'est toi, mon pauvre La Flèche! D'où vient cette rencontre?

LA FLÈCHE.

Ah! ah! c'est toi, Frosine? Que viens-tu faire ici?

FROSINE.

Ce que je fais partout ailleurs : m'entremettre d'affaires, me rendre serviable aux gens, et profiter, du mieux qu'il m'est possible, des petits talents que je puis avoir. Tu sais que, dans ce monde, il faut vivre d'adresse, et qu'aux personnes comme moi le ciel n'a donné d'autres rentes que l'intrigue et que l'industrie.

LA FLÈCHE.

As-tu quelque négoce avec le patron du logis?

FROSINE.

Oui. Je traite pour lui quelque petite affaire, dont j'espère une récompense.

LA FLÈCHE.

De lui? Ah! ma foi, tu seras bien fine, si tu en tires quelque chose; et je te donne avis que l'argent céans est fort cher.

Dans Plaute, Euclion va, comme Harpagou, faire des visites continuelles à son argent

FROSINE.

Il y a de certains services qui touchent merveilleusement. LA FLÈCHE.

Je suis votre valet; et tu ne connois pas encore le seigneur Harpagon. Le seigneur Harpagon est, de tous les humains, l'humain le moins humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus serré. Il n'est point de service qui pousse sa reconnoissance jusqu'à lui faire ouvrir les mains. De la louange, de l'estime, de la bienveillance en paroles, et de l'amitié, tant qu'il vous plaira; mais de l'argent, point d'affaires. Il n'est rien de plus sec et de plus aride que ses bonnes graces et ses caresses; et donner est un mot pour qui il a tant d'aversion, qu'il ne dit jamais, Je vous donne, mais Je vous prête le bonjour.

FROSINE.

Mon Dieu! je sais l'art de traire les hommes; j'ai le secret de m'ouvrir leur tendresse, de chatouiller leurs cœurs, de trouver les endroits par où ils sont sensibles.

LA FLÈCHE.

Bagatelles ici. Je te défie d'attendrir, du côté de l'argent, l'homme dont il est question. Il est Turc là-dessus, mais d'une turquerie à désespérer tout le monde ; et l'on pourroit crever, qu'il n'en branleroit pas. En un mot, il aime l'argent plus que réputation, qu'honneur et que vertu ; et la vue d'un demandeur lui donne des convulsions; c'est le frapper par son endroit mortel, c'est lui percer le cœur, c'est lui arracher les entrailles; et si... Ma s il revient je me retire.

SCÈNE VI.

HARPAGON, FROSINE.

HARPAGON, bas.

Tout va comme il faut. (Haut.) Hé bien ! qu'est ce, Frosine?

FROSINE.

Ah! mon Dieu, que vous vous portez bien, et que vous avez là un vrai visage de santé !

Qui? moi!

HARPAGON.

FROSINE.

Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard.

Tout de bon ?

HARPAGON.

FROSINE.

Comment! vous n'avez de votre vie été si jeune que vous êles; et je vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous.

HARPAGON.

Cependant, Frosine, j'en ai soixante bien comptés.

FROSINE.

Hé bien! qu'est-ce que cela, soixante ans? Voilà bien de quoi! C'est la fleur de l'âge, cela; et vous entrez maintenant dans la belle saison de l'homme.

HARPAGON.

Il est vrai; mais vingt années de moins, pourtant, ne me feroient point de mal, que je crois.

FROSINE.

Vous moquez-vous? Vous n'avez pas besoin de cela, et vous êtes d'une pâte à vivre jusques à cent ans.

Tu le crois?

HARPAGON.

FROSINE.

Assurément. Vous en avez toutes les marques. Tenezvous un peu. Oh! que voilà bien là, entre vos deux yeux, un signe de longue vie!

Tu te connois à cela?

HARPAGON.

FROSINE.

Sans doute. Montrez-moi votre main. Mon Dieu, quelle ligne de vie!

HARPAGON

Comment!

FROSINE.

Ne voyez-vous pas jusqu'où va cette ligne-là1?

HARPAGON.

Hé bien! qu'est-ce que cela veut dire?

'Ce dialogue est traduit d'une comédie de l'Arioste, qui a pour titre i Suppositi. Voici le passage: PASIPHILE. N'êtes-vous pas jeune ? cinquante ans. PAS. Il en laisse dix pour le moins.

CLEANDRE. J'ai CLE. Que dis-tu dix ans moins? -PAS. Je dis que je vous estimois âgé de dix ans de moins. Vous montrez trente-six à trente-huit ans au plus. CLE. Je touche cependant à la cinquantaine. -PAS. Vous êtes en très bon àge, et, à vous voir, on jugeroit que vous vivrez au moins cent ans; montrez-moi votre main. CLE. Es-tu habile en chiromancie? -PAS. Personne ne peut me le disputer. Montrez-moi votre main, de grace. Oh! quelle belle ligne de vie' je n'en ai jamais vu une si longue! (Acte 1, scène II, traduction de de Mesmes.] (Bret.)

FROSINE.

Par ma foi, je disois cent ans; mais vous passerez les sixvingts.

Est-il possible?

HARPAGON.

FROSINE.

Il faudra vous assommer, vous dis-je, et vous mettrez en terre et vos enfants, et les enfants de vos enfants.

HARPAGON.

Tant mieux! Comment va notre affaire?

FROSINE.

Faut-il le demander? et me voit-on mêler de rien dont je ne vienne à bout? J'ai, surtout pour les mariages, un talent merveilleux. Il n'est point de partis au monde que je ne trouve en peu de temps le moyen d'accoupler; et je crois, si je me l'étois mis en tête, que je marierois le GrandTurc avec la république de Venise. Il n'y avoit pas, sans doute, de si grandes difficultés à cette affaire-ci. Comme j'ai commerce chez elles, je les ai à fond l'une et l'autre entretenues de vous; et j'ai dit à la mère le dessein que vous aviez conçu pour Mariane, à la voir passer dans la rue, et prendre l'air à sa fenêtre

Qui a fait réponse...

HARPAGON.

FROSINE.

Elle a reçu la proposition avec joie; et quand je lui ai témoigné que vous souhaitiez fort que sa fille assistât ce soir au contrat de mariage qui se doit faire de la vôtre, elle y a consenti sans peine, et me l'a confiée pour cela.

HARPAGON.

C'est que je suis obligé, Frosine, de donner à souper au seigneur Anselme; et je serois bien aise qu'elle soit du régal.

FROSINE.

Vous avez raison. Elle doit, après dîner, rendre visite à votre fille, d'où elle fait son compte d'aller faire un tour à la foire, pour venir ensuite au souper.

HARPAGON.

Hé bien! elles iront ensemble dans mon carrosse, que je leur prêterai.

FROSINE.

Voilà justement son affaire.

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