Page images
PDF
EPUB

COMÉDIE-BALLET EN CINQ ACTES.

14 octobre 1670, à Chambord.

NOTICE.

« C'est là, dit Voltaire, un des plus heureux sujets de comédie que le ridicule des hommes ait jamais pu fournir. » Voltaire a raison, car la sottise et la vanité, ces deux compagnes inséparables si bien personnifiées dans M. Jourdain, survivent à toutes les transformations sociales. Aujourd'hui, il n'y a plus ni bourgeois ni gentilshommes, et cependant M. Jourdain, tout en se métamorphosant, est aussi vrai qu'au temps de Molière. Sa vanité a changé d'objet, mais au fond elle est restée la même. Et c'est précisément parce que nous le connaissons tous, que le Bourgeois gentilhomme est l'une des pièces qui sont encore le plus goûtées et le plus applaudies du répertoire de Molière.

Le Bourgeois gentilhomme fut joué pour la première fois à Chambord, le 14 octobre 1670. Voici, sur la manière dont cet ouvrage fut accueilli par la cour, ce que M. Taschereau raconte d'après Grimarest « L'impénétrable impassibilité que le roi conserva pendant la représentation, et la crainte qu'eurent les courtisans d'émettre un avis contraire à celui du monarque, les empêchèrent de se prononcer. Au souper, Louis XIV ne se déclara pas davantage, et l'on crut même remarquer qu'il n'adressa pas la parole à Molière, qui remplissait auprès de lui les fonctions de valet de chambre. Ce silence suffit pour persuader aux marquis et aux comtes, qui n'avaient point oublié leurs anciens griefs contre l'auteur, et auxquels le rôle de Dorante en fournissait même de nouveaux, que le roi partageait leur sentiment sur la pièce; alors ils cessèrent de le dissimuler. Les censures les plus amères lui furent prodiguées ; et certain duc, dont la chronique a cru mal à propos devoir taire le nom, laissa plus particulièrement éclater son dépit et sa fureur. « Mo» lière, disait ce zoïle titré, nous prend assurément pour des

» grues, de croire nous divertir avec de telles pauvretés. Qu'est» ce qu'il veut dire avec son Ha la ba, ba la chou? Le pauvre >> homme extravague, il est épuisé : si quelque autre auteur >> ne prend le théâtre, il va tomber dans la farce italienne! >> Voilà ce que la vanité, la sottise et l'ignorance dictaient à monsieur le duc et à ses nobles confrères; voilà ce qu'ils répétèrent tous à l'envi pendant cinq grands jours que la seconde représentation se fit attendre. Nous disons cinq grands jours en effet, que l'on se peigne le malheureux Molière désespéré de ce concert de diatribes, mais plus encore du silence du roi, renfermé dans sa chambre, dont il n'osait sortir, et envoyant, de temps à autre, Baron chercher des nouvelles qui n'avaient jamais rien de consolant.

» Enfin il arriva, ce jour qu'il redoutait même en le désirant. La seconde représentation fut aussi calme que la première mais le roi dit à Molière après le spectacle : « Je ne vous ai >> point parlé de votre pièce le premier jour, parce que j'ai ap>> préhendé d'être séduit par la manière dont elle avait été re>> présentée ; mais, en vérité, Molière, vous n'avez encore rien >> fait qui m'ait plus diverti, et votre pièce est excellente. >> On rendrait difficilement la joie qu'un tel jugement, qu'un tel acte de justice fit éprouver au malheureux patient; mais on aurait tort de se figurer que ses critiques, si violents et si acharnés, en demeurèrent confus. A peine l'approbation royale leur futelle annoncée qu'ils entourèrent Molière et l'accablèrent de louanges. « Cet homme-là est inimitable, disait ce même duc, » naguère si furieux ; il y a un vis comica dans tout ce qu'il fait » que les anciens n'ont pas aussi heureusement rencontré. »

Le 23 novembre de cette même année 1670, le Bourgeois gentilhomme fut représenté à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal; et là le succès fut encore plus grand que devant la cour, parce que « chaque bourgeois, dit Grimarest, y croyait trouver son voisin peint au naturel, et ne se lassait point d'aller voir ce portrait. » Quelques personnes crurent aussi reconnaître dans M. Jourdain un chapelier nommé Gandoin, qui s'était rendu célèbre par ses prodigalités, et qui avait dépensé cinquante mille écus avec une femme de la connaissance de Molière.

Malgré les sarcasmes qui tombaient sur elle avec tant de gaieté et de malice, la bourgeoisie ne se montra nullement scandalisée. Elle rit de bon cœur et ne se fàcha point; mais parmi les gens de cour, on murmura contre le rôle de Dorante, qui offrait le type accompli, et sans aucun doute très-reconnaissable, de ces chevaliers d'industrie du dix-septième siècle, si nombreux alors dans la haute société, et qu'on acceptait malgré leurs vices sur la foi de leur titre. Ce role offrait même aux ennemis de Molière une nouvelle occasion de le signaler comme un

homme dangereux, qui ne respectait rien, pas même les marquis. Mais entre Molière et ses adversaires, il y avait Louis XIV; et cette fois encore, l'attaque dirigée contre le poëte vint se briser contre la protection du grand roi.

Les critiques les plus compétents sont unanimes à reconnaître la verve et la puissante originalité des trois premiers actes du Bourgeois gentilhomme. « Ces trois actes, dit M. Génin- et c'est là aussi l'opinion de Geoffroy - égalent ce que Molière a produit de meilleur. Quel dommage que l'impatience et les ordres de Louis XIV aient précipité les deux derniers dans la farce! Au reste, cette farce joyeuse n'est pas si loin de la vérité qu'elle le paraît. L'abbé de Saint-Martin, célèbre dans ce temps-là, justifie la réception du Mamamouchi : on lui fit accroire que le roi de Siam l'avait créé mandarin et marquis de Miskou, et il apposa sa signature à ces deux diplômes. Molière n'est jamais sorti de la nature; ce n'est pas sa faute si le vrai n'est pas tou jours vraisemblable*. »

[ocr errors]

PERSONNAGES DE LA COMÉDIE.

MONSIEUR JOURDAIN, bourgeois '.

MADAME JOURDAIN, sa femme 2.

LUCILE, fille de M. Jourdain 3.

CLÉONTE, amoureux de Lucile ‘.

DORIMÈNE, marquise 3.

DORANTE, comte, amant de Dorimène ".

NICOLE, servante de Jourdain 7.

COVIELLE, valet de Cleonte.

UN MAITRE DE MUSIQUE.

UN ÉLÈVE du maître de musique.

UN MAITRE A DANSER.

UN MAITRE D'ARMES .

UN MAITRE DE PHILOSOPHIE .

UN MAITRE TAILLEUR.

UN GARÇON TAILLEUR.
DEUX LAQUAIS.

On sait que la réception de l'abbé de Saint-Martin se fit à Caen en 1686. c'est-à-dire seize aus après la première représentation du Bourgeois gentilhomme. Cette histoire a été recueillie en trois volumes in-12, s us le titre de Mandarinade, ou Histoire comique du mandarinat de M l'abbé de SaintMartin, marquis de Miskou, docteur en théologie, et protonotaire du saintsiége, etc.; La Haye, 1738.

Mademoiselle

Acteurs de la troupe de Molière : MOLIÈRE. HUBERT. MOLIÈRE. LA GRANGE. - Mademoiselle DE BRIE. LA THORILLIÈRE. -Mademoiselle BEAUVAL DE BRIE. DU CROISY.

DANS LE PREMIER ACTE.

UNE MUSICIENNE.

DEUX MUSICIENS.

DANSEURS.

DANS LE SECOND ACTE.

GARÇONS TAILLEURS dansants.

DANS LE TROISIÈME ACTE.

CUISINIERS dansants.

DANS LE QUATRIÈME ACTE
CÉRÉMONIE TURQUE.

LE MUFTI.

TURCS assistants du mufti, chantants.

DERVIS chantants.

TURCS dansants.

DANS LE CINQUIÈME ACTE.

BALLET DES NATIONS.

UN DONNEUR DE LIVRES dansant.

IMPORTUNS dansants.

TROUPE DE SPECTATEURS chantants.

PREMIER HOMME du bel air.

SECOND HOMME du bel air.

PREMIÈRE FEMME du bel air.

SECONDE FEMME du bel air.

PREMIER GASCON.

SECOND GASCON.

UN SUISSE.

UN VIEUX BOURGEOIS babillard.

UNE VIEILLE BOURGEOISE babillarde.

ESPAGNOLS chantants.

ESPAGNOLS dansants.

UNE ITALIENNE.

UN ITALIEN.

DEUX SCARAMOUCHES.

DEUX TRIVELINS.

ARLEQUINS.

DEUX POITEVINS chantants et dansants
POITEVINS et POITEVINES dansants.

La scène est à Paris, dans la maison de M. Jourdain.

LE BOURGEOIS GENTILHOMME.

ACTE PREMIER.

£27

L'ouverture se fait par un grand assemblage d'instruments; et dans le miljeu du théâtre on voit un élève du maitre de musique qui compose sur une table un air que le bourgeois a demandé pour une sérénade.

SCÈNE I.

UN MAITRE DE MUSIQUE, UN MAITRE A DANSER, TROIS MUSICIENS, DEUX VIOLONS, QUATRE DANSEURS.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE, aux musiciens.

Venez, entrez dans cette salle, et vous reposez là, en attendant qu'il vienne.

LE MAÎTRE A DANSER, aux danseurs.

Et vous aussi, de ce côté.

Est-ce fait?

LE MAÎTRE DE MUSIQUE, à son élève.

Oui.

L'ÉLÈVE.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

Voyons... Voilà qui est bien.

LE MAÎTRE A DANSER.

Est-ce quelque chose de nouveau?

LE MAITRE DE MUSIQUE.

Oui, c'est un air pour une sérénade, que je lui ai fait composer ici, en attendant que notre homme fût éveillé. LE MAÎTRE A DANSER.

Peut-on voir ce que c'est?

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

Vous l'allez entendre avec le dialogue, quand il viendra. Il ne tardera guère.

LE MAÎTRE A DANSER.

Nos occupations, à vous et à moi, ne sont pas petites maintenant.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

Il est vrai. Nous avons trouvé ici un homme comme il nous le faut à tous deux. Ce nous est une douce rente que ce monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu'il est allé se mettre en tête, et votre danse et ma

« PreviousContinue »