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nous conviendra faire pour la parfaite curation d'icelle. Je dis donc, monsieur, avec votre permission, que notre malade ici présent est malheureusement attaqué, affecté, possédé, travaillé de cette sorte de folie que nous nommons fort bien mélancolie hypocondriaque; espèce de folie très fâcheuse, et qui ne demande pas moins qu'un Esculape comme vous, consommé dans notre art; vous, dis-je, qui avez blanchi, comme on dit, sous le harnois, et auquel il en a tant passé par les mains, de toutes les façons. Je l'appelle mélancolie hypocondriaque, pour la distinguer des deux autres; car le célèbre Calien établit doctement, à son ordinaire, trois espèces de cette maladic, que nous nommons mélancolie, ainsi appelée, non-seulement par les Latins, mais encore par les Grecs : ce qui est bien à remarquer pour notre affaire. La première, qui vient du propre vice du cerveau; la seconde, qui vient de tout le sang, fait et rendu atrabilaire; la troisième, appelée hypocondriaque, qui est la nôtre, laquelle procède du vice de quelque partie du bas-ventre et de la région inférieure, mais particulièrement de la rate, dont la chaleur et l'inflammation porte au cerveau de notre malade beaucoup de fuligines épaisses et crasses, dont la vapeur noire et maligne cause dépravation aux fonctions de la faculté princesse, et fait la maladie dont, par notre raisonnement, il est manifestement atteint et convaincu. Qu'ainsi ne soit, pour diagnostique incontestable de ce que je vous dis, vous n'avez qu'à considérer ce grand sérieux que vous voyez, cette tristesse accompagnée de crainte et de défiance, signes pathognomoniques et individuels de cette maladie, si bien marquée chez le divin vieillard Hippocrate cette physionomie, ces yeux rouges et hagards, cette grande barbe, cette habitude du corps, menue, grêle, noire et velue, lesquels signes le dénotent très affecté de cette maladie, procédante du vice des hypocondres; laquelle maladie, par laps de temps, naturalisée, envieillie, habituée et ayant pris droit de bourgeoisie chez lui, pourroit bien dégénérer ou en manie, ou en phthisie, ou en apoplexie, ou même en fine frénésie et fureur. Tout ceci supposé, puisqu'une maladie bien connue est à demi guérie, car, ignoti nulla est curatio morbi, il ne vous sera pas difficile de convenir des remèdes que nous devons faire à monsieur. Premièrement, pour remédier à cette pléthore

obturante, et à cette cacochymie luxuriante par tout le corps, je suis d'avis qu'il soit phlebotomisé libéralement; c'est-àdire, que les saignées soient fréquentes et plantureuses : en premier lieu, de la basilique, puis de la céphalique1, et même, si le mal est opiniâtre, de lui ouvrir la veine du front, et que l'ouverture soit large, afin que le gros sang puisse sortir; et, en même temps, de le purger, désopiler, et évacuer par purgatifs propres et convenables; c'est-à-dire, par cholagogues, mélanogogues2, et cælera: et comme la véritable source de tout le mal est ou une humeur crasse et féculente, ou une vapeur noire et grossière, qui obscurcit, infecte et salit les esprits animaux, il est à propos ensuite qu'il prenne un bain d'eau pure et nette, avec force petitlait clair, pour purifier, par l'eau, la féculence de l'humeur crasse, et éclaircir, par le lait clair, la noirceur de cette vapeur. Mais, avant toute chose, je trouve qu'il est bon de le réjouir par d'agréables conversations, chants et instruments de musique; à quoi il n'y a pas d'inconvénient de joindre des danseurs, afin que leurs mouvements, disposition 3 et agilité, puissent exciter et réveiller la paresse de ses esprits engourdis, qui occasionne l'épaisseur de son sang, d'où procède la maladie. Voilà les remèdes que j'imagine, auxquels pourront être ajoutés beaucoup d'autres meilleurs, par monsieur notre maître et ancien, suivant l'expérience, jugement, lumière et suffisance qu'il s'est acquise dans notre art. Dixi.

SECOND MÉDECIN.

A Dieu ne plaise, monsieur, qu'il me tombe en pensée d'ajouter rien à ce que vous venez de dire! Vous avez si bien discouru sur tous les signes, les symptômes et les causes de la maladie de monsieur; le raisonnement que vous en avez fait est si docte et si beau, qu'il est impossible qu'il ne soit pas fou et mélancolique hypocondriaque; et quand il ne le seroit pas, il faudroit qu'il le devînt, pour la beauté

'La basilique, veine qui monte le long de la partie interne de l'os du bras jusqu'à l'axillaire, où elle se rend. La céphalique, l'une des veines du bras, qu'on croyait autrefois venir de la tête, et qu'on ouvrait, par cette raison, dans les cas où la tèle avoit besoin d'être soulagée.

Cholagogues, remedes propres à chasser la bile. Melanogogues, remedes propres à chasser la bile noire, que les anciens appelsient mélancolie.

Ce mot est employé ici dans le sens de dispos. Cette acception étoit nouvelle, et n'a pas été adoptée. (Aimé Martin.)

des choses que vous avez dites, et la justesse du raisonnement que vous avez fait. Oui, monsieur, vous avez dépeint fort graphiquement, graphice depinxisti, tout ce qui appartient à cette maladie. Il ne se peut rien de plus doctement, sagement, ingénieusement conçu, pensé, imaginé, que ce que vous avez prononcé au sujet de ce mal, soit pour la diagnose ou la prognose, ou la thérapie 1; et il ne me reste rien ici, que de féliciter monsieur d'être tombé entre vos mains, et de lui dire qu'il est trop heureux d'être fou, pour éprouver l'efficace et la douceur des remèdes que vous avez si judicieusement proposés. Je les approuve tous, manibus et pedibus descendo in tuam sententiam 2. Tout ce que j'y voudrois ajouter, c'est de faire les saignées et les purgations en nombre impair, numero deus impare gaudet; de prendre le lait clair avant le bain; de lui composer un fronteau 3 où il entre du sel, le sel est symbole de la sagesse; de faire blanchir les murailles de sa chambre, pour dissiper les ténèbres de ses esprits, album est disgregativum visus 4; et de lui donner tout à l'heure un petit lavement, pour servir de prélude et d'introduction à ces judicieux remèdes, dont, s'il a à guérir, il doit recevoir du soulagement. Fasse le ciel que ces remèdes, monsieur, qui sont les vôtres, réussissent au malade, selon notre intention!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Messieurs, il y a une heure que je vous écoute. Est-ce que nous jouons ici une comédie?

PREMIER MÉDecin.

Non, monsieur, nous ne jouons point.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Qu'est-ce que tout ceci? et que voulez-vous dire, avec votre galimatias et vos sottises?

Diagnose pour diagnostique, connaissance des symptômes; prognose, jugement d'après les symptômes; thérapie, pour thérapeutique, traitement de la

maladie.

2 Dans le sénat romain, quand quelqu'un, en opinant, avoit ouvert un avis, ceux qui pensoient comme lui se rangeoient de son côté, et ceux qui étoient d'un sentiment contraire passoient du côté opposé. L'action des premiers s'exprimoit par cette phrase: Pedibus ire ou descendere in sententiam alicujus; phrase qu'il seroit impossible de traduire littéralement en françois, mais dont le sens est à peu près conservé dans l'expression figurée, se ranger à l'avis de quelqu'un. (Auger)

3 Médicament qu'on applique sur le front pour calmer les douleurs de tête. C'est-à-dire : Le blanc blesse la vue ou la fatigue.

PREMIER MÉdecin.

Bon! dire des injures! voilà un diagnostique qui nous manquoit pour la confirmation de son mal; et ceci pourroit bien tourner en manic.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.

Avec qui m'a-t-on mis ici?

(I crache deux ou trois fois.;

PREMIER MÉDECIN.

Autre diagnostique: la sputation fréquente.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Laissons cela, et sortons d'ici.

PREMIER MÉDECIN.

Autre encore : l'inquiétude de changer de p'ace

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Qu'est-ce donc que toute cette affaire? et que me voulezvous?

PREMIER MÉDECIN.

Vous guérir, selon l'ordre qui nous a été donné.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Me guérir?

Oui.

PREMIER MÉDECIN.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Parbleu! je ne suis pas malade.

PREMIER MÉDECIN.

Mauvais signe, lorsqu'un malade ne sent pas son mal.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je vous dis que je me porte bien.

PREMIER MÉDECIN.

Nous savons mieux que vous comment vous vous portez; et nous sommes médecins qui voyons clair dans votre constitution.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Si vous êtes médecins, je n'ai que faire de vous; et je me moque de la médecine.

PREMIER MÉDECIN.

Hom! hom! voici un homme plus fou que nous ne pen

sons.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Mon père et ma mère n'ont jamais voulu de remèdes, et ils sont morts tous deux sans l'assistance des médecins.

PREMIER MÉDecin.

Je ne m'étonne pas s'ils ont engendré un fils qui est insensé. (Au second médecin.) Allons, procédons à la curation; et, par la douceur exhilarante de l'harmonie, adoucissons, lenifions, et accoisons 1 l'aigreur de ses esprits, que je vois prêts à s'enflammer.

SCÈNE XII.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Que diable est-ce là? Les gens de ce pays-ci sont-ils insensés? Je n'ai jamais rien vu de tel, et je n'y comprends rien du tout.

SCÈNE XIII.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, DEUX
MÉDECINS GROTESQUES.

(Ils s'asseyent d'abord tous trois; les médecins se lèvent à différentes reprises pour saluer monsieur de Pourceauguac, qui se lève autant de fois pour les saluer.)

LES DEUX MÉDECINS.

Buon dì, buon dì, buon dì,

Non vi lasciate uccidere

Dal dolor malinconico,

Noi vi faremo ridere

Col nostro canto armonico;

Sol per guarirvi

Siamo venuti quì.

Buon di, buon dì, buon dì.

PREMIER MÉDECIN.

Altro non è la pazzia

Che malinconia.

Il malato

Non è disperato,

Se vol pigliar un poco d'allegria,

Altro non è la pazzia

Che malinconia.

SECOND MÉDECIN.

Sù, cantate, ballate, ridete ;

E, se far meglio volete,

'C'est à-dire calmons; la racine est quoi, quoie, calme, quietus

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