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ĹLISE.

Suis-je, mon frère, une si étrange personne?

CLEANTE.

Non, ma sœur; mais vous n'aimez pas; vous ignorez la douce violence qu'un tendre amour fait sur nos cœurs; et j'appréhende votre sagesse.

ÉLISE.

Hélas! mon frère, ne parlons point de ma sagesse ; il n'est personne qui n'en manque, du moins une fois en sa vie; et, si je vous ouvre mon cœur, peut-être serai-je à vos yeux bien moins sage que vous.

CLEANTE.

Ah! plût au ciel que votre ame, comme la mienne...!

ÉLISE.

Finissons auparavant votre affaire, et me dites qui est celle que vous aimez.

CLEANTE.

Une jeune personne qui loge depuis peu en ces quartiers, et qui semble être faite pour donner de l'amour à tous ceux qui la voient. La nature, ma sœur, n'a rien formé de plus aimable, et je me sentis transporté dès le moment que je la vis. Elle se nomme Mariane, et vit sous la conduite d'une bonne femme de mère qui est presque toujours malade, et pour qui cette aimable fille a des sentiments d'amitié qui ne sont pas imaginables. Elle la sert, la plaint, et la console, avec une tendresse qui vous toucheroit l'ame. Elle se prend d'un air le plus charmant du monde aux choses qu'elle fait; et l'on voit briller mille graces en toutes ses actions, une douceur pleine d'attraits, une bonté tout engageante, une honnêteté adorable, une... Ah! ma sœur, je voudrois que vous l'eussiez vue1.

ÉLISE.

J'en vois beaucoup, mon frère, dans les choses que vous me dites; et, pour comprendre ce qu'elle est, il suffit que vous l'aimez.

Molière, toujours attentif à rendre ses amants intéressants, ne fonde pas uniquement l'amour de Cléante pour Mariane sur les charmes dont cette jeune personne est ornée, il y ajoute l'attrait non moins puissant et plus universel, de la vertu, de la bonté. C'est ainsi que dans les Fourberies de Scapin, suivant les traces de Térence, il rend Octave amoureux d'Hyacinthe, à la seule vue des larmes si touchantes que lui fait verser la mort de sa mère.

(Auger.)

CLÉANTE.

J'ai découvert sous main qu'elles ne sont pas fort accommodées1, et que leur discrète conduite a de la peine à étendre à tous leurs besoins le bien qu'elles peuvent avoir. Figurez-vous, ma sœur, quelle joie ce peut être que de relever la fortune d'une personne que l'on aime; que de donner adroitement quelques petits secours aux modestes nécessités d'une vertueuse famille; et concevez quel déplaisir ce m'est de voir que, par l'avarice d'un père, je sois dans l'impuissance de goûter cette joie, et de faire éclater à cette belle aucun témoignage de mon amour.

ÉLISE.

Oui, je conçois assez, mon frère, quel doit être votre chagrin.

CLEANTE.

Ah! ma sœur, il est plus grand qu'on ne peut croire. Car, enfin, peut-on rien voir de plus cruel que cette rigoureuse épargne qu'on exerce sur nous, que cette sécheresse étrange où l'on nous fait languir? Hé! que nous servira d'avoir du bien, s'il ne nous vient que dans le temps que nous ne serons plus dans le bel àge d'en jouir, et si, pour m'entretenir même, il faut que maintenant je m'engage de tous côtés; si je suis réduit avec vous à chercher tous les jours le secours des marchands, pour avoir moyen de porter des habits raisonnables? Enfin, j'ai voulu vous parler pour m'aider à sonder mon père sur les sentiments où je suis; et, si je l'y trouvois contraire, j'ai résolu d'aller en d'autres lieux, avec cette aimable personne, jouir de la fortune que le ciel voudra nous offrir. Je fais chercher partout, pour ce dessein, de l'argent à emprunter; et si vos affaires, ma sœur, sont semblables aux miennes, et qu'il faille que notre père s'oppose à nos desirs, nous le quitterons là tous deux, et nous affranchirons de cette tyrannie où nous tient depuis si longtemps son avarice insupportable.

ÚLISE.

Il est bien vrai que tous les jours il nous donne de plus en plus sujet de regretter la mort de notre mère, et que...

CLEANTE.

J'entends sa voix; éloignons-nous un peu pour achever

Pour à l'aise, opulentes. Voir F. Génin, Lexique, aux mots Accommode et Incommode.

notre confidence; et nous joindrons après nos forces pour venir attaquer la dureté de son humeur.

SCÈNE III.

HARPAGON, LA FLÈCHE.

HARPAGON 1.

Hors d'ici tout à l'heure, et qu'on ne réplique pas. Allons, que l'on détale de chez moi, maître juré filou, vrai gibier de potence!

LA FLÈCHE, à part.

Je n'ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit vieillard; et je pense, sauf correction, qu'il a le diable au corps.

HARPAGON.

Tu murmures entre tes dents?

LA FLÈCHE.

Pourquoi me chassez-vous ?

HARPAGON.

C'est bien à toi, pendard, à me demander des raisons! Sors vite, que je ne t'assomme 2.

LA FLÈCHE.

Qu'est-ce que je vous ai fait?

HARPAGON.

Tu m'as fait que je veux que tu sortes.

LA FLÈCHE.

Mon maître, votre fils, m'a donné ordre de l'attendre.

HARPAGON.

Va-t'en l'attendre dans la rue, et ne sois point dans ma maison, planté tout droit comme un piquet, à observer ce qui se passe, et faire ton profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi un espion de mes affaires, un

Le personnage de l'Avare, chez Plaute, s'appelle Euclio. C'est le supplement de cette pièce, par Codrus Urcens, qui a fourni à Moliere le nom d'Harpagon. Les maîtres de ce temps-ci sont avares, dit Strobile, scène II de l'acte V; nous les appelons des Harpagons, des Harpies :

Tenaces nimium dominos nostra ætas tulit,

Quos Harpagones, Harpigias et Tantalos
Vocare soleo.

(Bret.)

« Sors d'ici, sors, te dis-je; oui, tu sortiras, avec ces regards curieux qui » cherchent tout autour de toi. Pourquoi me chassez-vous de la maison ?C'est bien à toi à me demander des raisons! Quitte à l'instant le seuil de » cette porte; va-t'en! Mais voyez si elle bougera!... Tu murmures entre tes »>dents, etc. >

(Plaute.)

traître dont les yeux maudits assiégent toutes mes actions, dévorent ce que je possède, et furètent de tous côtés pour voir s'il n'y a rien à voler 1.

LA FLÈCHE.

Comment diantre voulez-vous qu'on fasse pour vous voler? Ètes-vous un homme volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites sentinelle jour et nuit?

HARPAGON.

Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sentinelle comme il me plaît. Ne voilà pas de mes mouchards, qui prennent garde à ce qu'on fait? (Bas, à part.) Je tremble qu'il n'ait soupçonné quelque chose de mon argent. (Haut.) Ne serois-tu point un homme à 2 faire courir le bruit que j'ai chez moi de l'argent caché?

LA FLÈCHE.

Vous avez de l'argent caché?

HARPAGON.

Non, coquin, je ne dis pas cela. (Bas.) J'enrage. (Haut.) Je demande si, malicieusement, tu n'irois point faire courir le bruit que j'en ai.

LA FLÈCHE.

Hé! que nous importe que vous en ayez, ou que vous n'en ayez pas, si c'est pour nous la même chose?

HARPAGON, levant la main pour donner un soufflet à La Flèche. Tu fais le raisonneur! Je te baillerai de ce raisonnement-ci par les oreilles. Sors d'ici, encore une fois.

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Viens, viens çà, que je voie. Montre-moi tes mains 3.

Les voilà.

LA FLÈCHE.

Dans Plaute, l'Avare dit à une vieille esclave,

2 VAR.

1 VAR.

Circumspectatrix cum oculis emissitiis?

Ne scrois-tu point homme à aller faire courir le bruit, etc.
Tiens, viens çà, que je voie, etc.

Les autres.

HARPAGON.

LA FLECHE.

Les autres?

HARPAGON.

Oui.

LA FLÈCHE.

Les voilà.

HARPAGON, montrant les hauts-de-chausses de La Flèche.

N'as-tu rien mis ici dedans ??

Voyez vous-même.

LA FLÈCHE.

HARPAGON, tàtant le bas des chausses de La Flèche.

Ces grands hauts-de-chausses sont propres à devenir les recéleurs des choses qu'on dérobe; et je voudrois qu'on en eût fait pendre quelqu'un.

LA FLÈCHE, à part.

Ah! qu'un homme comme cela mériteroit bien ce qu'il craint! et que j'aurois de joie à le voler!

Euh?

HARPAGON.

Cette scène et imitée de la scène Iv de l'acte IV de l'Aululaire. Ici Moliere n'a pas été plus heureux que l'auteur latin, qui fait demander la troisième main Ostende etiam tertiam. Harpagon, qui demande les autres, blesse également la vérité du dialogue. Chappuzeau, dans sa comédie du Riche vilain, imprimée en 1663 avoit trou é un tempérament ingénieux à ce trait de Plaute, en ne demandant que l'autre, parceque le Riche vilain peut avoir oublié qu'il a déja vu la main qu'il veut revoir. Voici la scène: Crispin soupçonne Philipin, valet de son neveu, de lui avoir dérobé quelque chose.

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Allez la chercher. En ai-je une douzaine?

Il faut bien convenir que Chappuzeau a mieux fait que Plaute et que Molière. (Bret.)

STRO. Cherchez partout cul

2 Dans Plante: EUCLION. Allons, secoue ton manteau. STROBILE. J'v conEUCI.. Nas-tu rien sons ta tunique? vous plaira. (Aululaire, a to IV, scène IV.)

sens.

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