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Jà ne les faut éplucher trop avant (les femmes)
Les Troqueurs, C. IV, 4.

Qui vous époustera César comme il faut tôt ou tard

Ragotin, IV, 4.

Des observations que nous avons présentées (1) nous déduirons seulement que les sensations tactiles ne jouent peut-être pas un rôle esthétique aussi considérable que certains psychologues ont cru l'établir. Nous n'avons pas, en effet, reconnu que La Fontaine ait attribué personnellement une valeur d'art aux sensations du toucher, ni qu'il ait fait servir à l'expression de sensations esthétiques les termes servant à les traduire comme nous l'avons constaté pour la vue et l'ouïe.

Leur expression dans son œuvre est, à cet égard, rare et peu significative. Il en va de même chez ses contemporains et leurs successeurs, jusqu'à la période post-romantique, qu'il faut attendre pour voir ces sensations se révéler dans leur plénitude.

Elles revêtent cependant un caractère artistique mais indirectement, par la grâce des très nombreuses transpositions dont elles sont l'instrument, transpositions d'autres perceptions sensorielles et transpositions de sentiments.

Aussi sont-elles, même lorsque l'écrivain les utilise plus à cause de leur vertu dramatique qu'esthétique, l'expression particulière d'une vision individuelle, le fait d'un créateur, d'un poète et c'est à ce titre qu'elles nous intéressent.

(1) Il serait aisé de tirer de ce chapitre des conclusions dépassant les limites étroites de notre sujet en inférant dans quelle mesure de semblables recherches, nombreuses, précises et coordonnées, peuvent expliquer certain aspects de la germination psychologique du langage et comment elles éclairent les lois de distribution du vocabulaire.

CHAPITRE V

Associations et substitutions

d'impressions sensorielles et de sentiments

Considérations générales. Le mécanisme des associations et substitutions. Associations de sensations. Associations de sensations et de sentiments. Combinaisons et mélanges. Substitution de sensation à sensation, de sensation à sentiment, de sentiments à sensations.

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Dans son étude à laquelle il faut sans cesse revenir, Taine écrivait :

La Fontaine transpose, et ce mot est de tous le plus exact, car il transporte dans un monde tout ce qu'il a vu dans un autre, dans le monde moral ce qu'il a vu dans le monde physique (1).

Cette transposition n'affecte pas que les deux mondes, moral et physique; elle joue également dans le monde physique entre les différentes sensations, et même dans les limites d'une seule sensation. Le jeu des combinaisons ainsi produites, l'accord de toutes les lointaines modulations qui en résultent, la superposition de l'industrie à l'émotion recréent pour nous la vision personnelle de l'artiste. Au cours de cette étude, nous avons à plusieurs reprises attiré l'attention sur ces empiétements de sensations nous en donnerons un résumé récapitulatif après avoir dit quelques mots de leur mécanisme.

En admettant, ce qui ne saurait être prouvé, que les organes des sens jouissent d'une parfaite indépendance les uns à l'égard des autres, les impressions qu'ils nous procurent ne forment pas pour chaque sens un système fermé.

L'effort pour éprouver une sensation isolée serait déjoué, (1) TAINE, La Fontaine et ses fables, p. 207.

si on le tentait, par le souvenir d'autres sensations, de sentiments et d'idées qui l'ont accompagnée dans le passé et dont le cortège la complète et l'enrichit. Les frontières que nous établissons entre les choses sont des inventions humaines : elles correspondent à un besoin de notre esprit, non à la réalité. Nous les acceptons parce qu'elles sont commodes et qu'elles nous permettent de concevoir l'univers, mais l'être et le milieu forment un tout inséparable. Ils s'entre-pénètrent et se prolongent mutuellement par des transitions insensibles, ou, pour mieux dire, tout n'est que transition. C'est l'insuffisance de notre intelligence qui transforme en discontinu ce qui est réellement continu. Aussi chaque sensation fait vibrer tout l'être bien que les vibrations soient d'une durée, d'une intensité infiniment diversifiées et graduées.

Pour chaque individu, le « mot » correspond à une synthèse sensorielle composant l'accord de toutes ces vibrations qui s'étendent jusqu'à l'extrême de chacun de nos sens et dépassent les lisières de son royaume naturel. Quand l'organisme est sous le coup d'une émotion, que l'intelligence ne règne plus en maîtresse sur l'activité créatrice, il se produit une sorte de dissipation de la pensée analogue au rêve dans laquelle les sensations empiètent plus aisément les unes sur les autres. Quand il est dans cet état, l'artiste se libère des rets de la convention, son imagination forme des figures qui lui appartiennent, qu'elle introduit dans le spectacle réel et qui s'y substituent. Ces transpositions souvent s'imposent d'elles-mêmes à l'esprit. On le constate parfois chez des personnes que ne détermine aucun désir de création artistique. Il y a quelques jours, un de mes fils âgé de quatorze ans s'occupait à nettoyer ma voiture ; constatant que, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à faire briller une partie du radiateur il s'écria découragé : « J'ai beau frotter, ce coin-là reste fade! »

On a longtemps, faute d'un examen assez minutieux de la littérature antérieure, imaginé que les romantiques étaient les inventeurs des transpositions de sensations. Il est bien vrai qu'ils ont mis abondamment à profit ce moyen d'élargir leurs perspectives, mais l'homme qui ne peut rien créer, qui ne peut que recombiner a toujours utilisé ces ressources. Rappellerai-je les exemples si poétiques que l'on trouve déjà dans la Bible : Les étoiles du matin éclataient en chants d'allégresse (1) Quand Victor Hugo dit :

Le sinistre océan jette son noir sanglot (2)

beaucoup de lecteurs ont l'impression que cette association d'une épithète dénotant la couleur avec un substantif exprimant le son constitue quelque chose de nouveau dans la litté rature à cette époque. Mais Dante avait déjà donné la preuve d'une hardiesse analogue en écrivant :

et:

Mi ripingeva là, dove il Sol tace (3)
Me repoussait là où le soleil se taît

Io venni in loco d'ogni luce muto (4)
Je vins en ce lieu muet de toute lumière

ou en appliquant au vent le qualificatif de noir :

Genti, che l'aer nero si gastiga (5)

Ces gens que le vent noir chatie de la sorte

création que La Fontaine retrouve spontanément quand il dit:

Les noirs aquilons

Lettre à Madame la duchesse de Bouillon.

(1) Job, XXXVIII, 7. La phrase suivante offre une transposition inverse : « J'ai entendu comme lui le chant du coq déchirer en pleine ville l'aube matinale. » (A. FRANCE, La vie en fleurs, p. 47.)

(2) Légende des siècles, Les Pauvres gens.

(3) L'Enfer, chant 1, v. 60.

(4) Ibid., chant V, v. 28.

(5) Ibid., chant V, v. 51.

Enfin, si l'on désire une substitution absolument identique à celle dont Victor Hugo fait usage, on la trouve dans :

Mots dorés en amour font tout

Pâtés d'Anguille, C. IV, 11.

où les deux éléments, son et couleur, se trouvent identiquement combinés.

Les poètes n'ont point le privilège de ces transpositions : la langue ordinaire en use à chaque instant. Quand nous disons << un bruit sourd », « une voix sourde » nous effectuons une transposition d'impressions sensorielles auditives. Un bruit sourd c'est un bruit que l'on entend comme si l'on était sourd, c'està-dire un bruit étouffé.

Quand La Fontaine dit :

.....Se demandant l'un et l'autre sourdement
Quel si grand crime a ce poirier pu faire

La Gageure des trois Commères, C. II, 7.

il faut lire « à voix basse » (non certes en parlant comme les sourds!) mais d'une façon difficile à entendre.

Dans l'expression :

Antres sourds

Adonis.

nous nous éloignons davantage du sens propre, tout en ne franchissant pas les limites de la sensation auditive, tandis que dans : « une lanterne sourde » ces limites sont dépassées et la transposition a lieu entre ce qui s'entend et ce qui se voit.

Les sensations et les sentiments s'associent, se fusionnent, s'entremêlent, se substituent les uns aux autres d'une façon très complexe et fort malaisée à débrouiller. On peut cependant essayer de tirer cette confusion au clair en répartissant les phénomènes d'après une classification méthodique que nous allons esquisser.

On conçoit d'abord qu'un même objet détermine des percep

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