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l'homme de communs dénominateurs dont il fait commodément usage pour décrire ou évoquer avec une intelligibilité suffisante des phénomènes ou des sentiments qui lui sont au contraire particuliers et qui échappent à la perception des sens d'autrui. Fondées sur de telles similitudes ou de telles assimilations, ces évocations peuvent en outre, par le plaisir que cause l'ingéniosité imprévue des transpositions qui les provoquent, revêtir un caractère esthétique.

Nous avons déjà constaté qu'entre l'emploi d'un terme au sens propre et son utilisation au sens figuré par une de ces transpositions métaphoriques, il existe un grand nombre de degrés intermédiaires séparés par des nuances indescriptibles sinon inanalysables. Cette vérité générale, La Fontaine nous donne une excellente occasion de la reconnaître par l'emploi qu'il fait du mot «< sentir ». Il en use fréquemment dans l'acception simple et directe de « provoquer ou éprouver une sensation olfactive ». Il l'emploie également comme tout le monde d'une façon métaphorique.

Dans les exemples ci-dessous on suivra aisément la filiation des sens qui passent graduellement du propre au figuré, se dévêtant pour ainsi dire de tout caractère physiologique.

La sensation d'odeur est très nettement suggérée dans les exemples (a) et (b), elle l'est moins dans les suivants et elle a complètement disparu dans les deux derniers (f) et (g) :

(a) Sentant son renard d'une lieue.

Le Renard ayant la queue coupée, F. V, 5.

(b) Un païen qui sentait quelque peu le fagot.

L'Oracle et l'Impie, F. IV, 19.

(c) Les quolibets que je hasarde
Sentent un peu le corps de garde

Lettre à S. A. Mgr le duc de Vendôme.

(d) Le nom de Myrtis sentait sa bergère

Psyché, II.

(c) Des rues qui sentent leur bonne ville
Lettre à sa femme, 30 août, 1663.

(f) Cela ne sent pas sa criminelle assez repentante

(g) Cela me semble de bonne augure

En la présente conjoncture

Et commence à sentir la paix.

Psyché, II.

Lettre à Mgr Le prince de Conti, octobre 1689.

Tout compte fait, les emplois métaphoriques de termes dénotant des sensations olfactives sont extrêmement rares chez le fabuliste. Quelques-uns sont d'ailleurs douteux. Dans :

Tant de brigands infectent la province

L'Oraison de Saint Julien, C. II, 5.

on peut à juste titre, bien que M. A. Régnier ne partage pas cet avis, se demander s'il ne s'agit pas ici d'une confusion avec <<< infester ». Pour les mots « bâme » « encens » d'autre part, il n'existe aucun doute, la métaphore n'est plus vivante :

Ma foi, c'est bâme

Les Troqueurs, C. IV, 3.

La Fontaine n'a même jamais employé le mot « encens >> qu'au figuré et l'on ne saurait prétendre que cet emploi constitue une création originale. Dans un des usages qu'il en fait il confond les deux sensations, celle de l'odorat et celle du goût et cette confusion est éloquente en elle-même :

Comme maître Vincent dont la plume élégante
Donnait à son encens un goût exquis et fin

Clymène.

Cependant on doit signaler que, dans les exemples suivants, le sens figuré de « encens » est sinon rajeuni, du moins complété et prolongé grâce à « parfumer » et à « moisisse ».

<< Prince l'unique objet du soin des Immortels
Souffrez que mon encens parfume vos autels.

Les Compagnons d'Ulysse, F. XII, 1.

Ce que le monde adore,

Vient quelquefois parfumer ses autels

Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, F. XII, 15.

Je crains que l'encens ne moisisse au temple.

Lettre à M. de Bonrepaux, 28 janvier 1867.

Cet emploi métaphorique du mot lui est familier; on le retrouve dans :

Deux ânes qui prenant tour à tour l'encensoir
Se louaient tour à tour

Le Lion, le Singe et les deux Anes, F. XI, 5.

L'exemple suivant épuiserait, croyons-nous, la liste des emplois figurés des termes dénotant des sensations olfactives:

Il n'était fleur, il n'était ambre

Qui ne fût ail au prix.

La Cour du Lion, F. VII, 7.

si nous n'avions découvert une comparaison, encore un peu précieuse, certes, sentant la ruelle plus que le plein air, mais charmante quand on la replace dans son atmosphère :

Ainsi s'aimer est plus doux qu'eau de rose.

Rondeau redoublé.

Si nous examinons maintenant la plupart des verbes que La Fontaine emploie pour décrire les sensations olfactives et si nous analysons l'usage qu'il en fait, nous ne serons pas surpris de constater que dans la plupart des cas ils servent eux aussi à préciser et à définir le caractère d'un personnage : ils ajoutent ainsi quelque chose à l'action; nous avons déjà fait la même constatation à propos de la couleur :

Maître Renard par l'odeur alléché

Le Corbeau et le Renard, F. I, 2.

Je l'ai vue avant vous, sur ma vie

Eh bien vous l'avez vue et moi je l'ai sentie.

L'Huître et les Plaideurs, F. IX, 9.

Or ça lui dit le sire

Dans notre chambre allons humer ce piot-ci
Ragotin, V, 422.

Une huître humait l'air, respirait

Le Rat et l'Huître, F. VIII, 9.

Miraut sur leur odeur ayant philosophé

Le Lièvre et la Perdrix, F. V, 17.

Du plaisir barbare des hommes

Vint sur l'herbe éventer les traces de ses pas.
Elle fuit, et le rat à l'heure du repas,

Ibidem, XII, 15.

Quel Louvre un vrai charnier, dont l'odeur se porta
D'abord au nez des gens. L'ours boucha sa narine
La Cour du Lion, F. VII, 7.

Que sens-tu ?

Ibidem, 7.

Alléguant un grand rhume : il ne pouvait que dire
Sans odorat, bref il s'en tire

L'odeur des animaux, la piste de leurs pas

Ibidem.

La Captivité de Saint-Malc.

Confondre et brouiller la voie

Discours à Madame de La Sablière.

Chez La Fontaine la sensation olfactive n'est jamais décrite pour elle-même ni pour le plaisir qu'elle procure. Ainsi la conclusion générale à laquelle nous ont conduit les études précédentes sur les sensations chromatiques et auditives est corroborée par l'examen rapide auquel nous venons de nous livrer. L'expression de la sensation n'est qu'un moyen artistique pour atteindre un but qui la dépasse et auquel elle est subordonnée.

Et ce but, c'est la représentation dramatique de la vie. La Fontaine n'a fait intervenir la sensation que dans la mesure où elle peut concourir à atteindre la fin générale, c'est-à-dire à titre de détail organique et à la condition qu'elle reste à son plan d'importance.

CHAPITRE III

Le Goût

Considérations générales. Valeur esthétique des sensations gustatives. Termes dénotant les sensations gustatives.

Jugements qualita tifs. Rôle des impressions gustatives chez La Fontaine. Transformations métaphoriques. Conclusion..

Plus de goût, plus d'ouïe:
Toute chose pour toi semble être évanouie

La Mort et le Mourant,
F. VIII, I.

En matière de goût nous ne saurions trouver autorité plus compétente ni guide plus aimable que Brillat-Savarin. Voici comment il le définit : « sens par lequel nous apprécions tout ce qui est sapide ou esculent (1). » On ne saurait mieux dire, mais ce sens est encore assez mal connu pour qu'il ne soit pas superflu, avant d'en aborder l'étude chez La Fontaine, de soumettre au lecteur quelques considérations d'ordre général. Si l'on examine l'évolution des espèces animales, on reconnaîtra que, comme l'odeur et le tact, le goût a été une des premières sensations à se différencier. Les autres sens, la vue et l'ouïe semblent être des perfectionnements ultérieurs de l'organisme.

De même chez les nouveau-nés (2) les sensations de l'ouïe et de la vue sont également précédées de celles de l'odorat et du goût.

Dans la conversation courante, on met volontiers ces dernières

(1) BRILLAT-SAVARIN, Physiologie du goût, Garnier frères, Paris.

(2) Cf. A. FRANCE, Le Livre de mon ami. « Elle a exercé sa bouche avant d'exercer ses yeux. >>

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