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gés exceptionnels et de faveur, il avait été institué par l'arrêt d'octobre 1671 des vacances régulières de trois mois, auxquelles les trésoriers de chaque bureau, divisés en quatre groupes, devaient avoir successivement droit. En demeurant à Paris sans en demander la permission, la Bruyère devait donc tout à la fois contrevenir aux ordonnances qui prescrivaient la résidence et à l'arrêt du Conseil qui ne concédait aux trésoriers qu'un repos de trois mois2.

1. Un arrêt du Conseil d'État, en date du 15 janvier 1671, avait déjà réglementé les absences en vertu de congés donnés pour affaires importantes, telles qu'un procès à Paris (Archives du Calvados, registre contenant les provisions d'offices, 1668-1672).

2. Les réunions du Bureau de Caen qui se tenaient à cette date dans une maison achetée à M. le Haguais, père d'un ami de Fontenelle, et située rue Saint-Jean (entre la rue de l'Engannerie et la Neuve-Rue), ne se composaient guère que de six ou sept trésoriers. La Bruyère connut si peu ses collègues qu'il serait hors de propos de nous arrêter sur leurs habitudes et leurs travaux. De leurs habitudes nous dirons seulement, sur leur propre témoignage, que, dans leurs assemblées, ils formaient la compagnie la plus sobre de France: « Le fonds de nos buvettes, écrivaient-ils au ministre le Peletier le 17 décembre 1687, n'est que de 250 livres. Il n'y a point de si petite compagnie dans le Royaume qui n'en ait un plus grand. » (Archives nationales, G1 214.) Quant aux travaux, voici le résumé qu'en donne M. R. Dareste pour les bureaux des finances en général : « Comme autorité administrative, les bureaux des finances avaient primitivement exercé, dans l'étendue de leur généralité, toute la direction des services publics: domaine, finances, voirie, travaux publics. Même depuis l'établissement des intendants, les bureaux des finances restèrent chargés d'enregistrer, après les Chambres des comptes, les lettres patentes et autres actes du pouvoir souverain relatifs au domaine, de recevoir la foi et hommage et les aveux et dénombrements des vassaux du Roi pour les terres non titrées, d'assister au département des tailles, d'ordonnancer les payements assignés sur eux, de surveiller les comptables et de recevoir leurs états au vrai. Comme juridiction exceptionnelle, les bureaux connaissaient des affaires du domaine et de la voirie.... » (La Justice administrative en France, 1862, p. 28.) Conférez l'Abrégé des fonctions des trésoriers généraux en la généralité de Paris dans les Mémoires des intendants sur l'état des généralités dressés pour le duc de Bourgogne et publiés par A. de Boislisle, tome I, p. 676.

Ses collègues n'ont-ils jamais protesté contre son absence? Le procureur général en la Chambre des comptes de Rouen, auquel il appartenait de signaler toute irrégularité, ne se plaignit-il jamais de son éloignement? Un passage des Caractères, à l'adresse de la magistrature de Normandie, est peut-être une vengeance que la Bruyère tira de quelques doléances ou de quelques remontrances importunes, en même temps que des lenteurs que subirent les affaires qui le touchaient.

La Bruyère, qui n'aime pas les provinciaux, les confond avec les sots et les oppose aux gens polis et aux gens d'esprit 1. Mais ce sont tout particulièrement les Normands, ou du moins les habitants de l'une des capitales de la Normandie, qui éveillent sa causticité, et ses railleries semblent trahir quelque ressentiment personnel. « Il y a dans l'Europe, a-t-il dit au chapitre des Jugements, un endroit d'une province maritime d'un grand royaume où le villageois est doux et insinuant, le magistrat au contraire grossier, et dont la rusticité peut passer en proverbe. » Telle est la leçon des éditions de 1688. En 1689, il déclare que la bourgeoisie de l'endroit ne vaut pas mieux que sa magistrature: «.... Le villageois est doux et insinuant, le bourgeois au contraire et le magistrat grossiers, et dont la rusticité est héréditaire2. » N'y a-t-il point là un mauvais souvenir de ses relations avec les habitants, soit de Caen, soit de Rouen? Édouard Fournier ne veut pas que ce trait de rancune ait été lancé à l'adresse de la magistrature et de la bourgeoisie caennaises3, et je me garderai de le contredire. La Bruyère a raillé, au chapitre de la Cour, non l'accent de Caen, mais celui de Rouen et de Falaise, qui n'était pas dans la généralité de Caen: tout aussi bien peut-on-dire qu'il ne vise pas les gens de Caen dans le passage que je viens de rappeler. S'il n'a pas en vue la ville de Caen, ce sera donc celle de Rouen, comme le veut Édouard Fournier. La magistrature de Normandie, à vrai dire, est tout d'abord et surtout le Parlement et la Chambre des comptes de Rouen. Contre la ville et la bourgeoisie de Rouen, la Bruyère ne put jamais avoir

1. Tome II, p. 146, no 51.

2. Tome III, p. 89, no 22.

3. La Comédie de J. de la Bruyère, p. 440-442.

4. Tome II, p. 212, no 14.

LA BRUYÈRE, I.

qu'un grief: elles avaient produit Fontenelle; contre la Chambre des comptes, il en eut deux pour le moins : le même corps qui l'avait fait attendre en 1673 plus de trois semaines à Rouen avant de le recevoir n'accepta, douze années plus tard, qu'après une longue résistance le successeur qu'il s'était choisi.

En 1686, alors qu'il était depuis un an l'un des professeurs du duc de Bourbon et qu'à ce titre il lui devenait facile d'obtenir la permission de ne jamais résider à Caen, il fit l'abandon de son office au profit de Charles-François de la Bonde, seigneur d'Iberville, qui était commis du marquis de Croissy depuis huit ans, et qui devait être envoyé, quelques mois plus tard, à Genève comme résident du Roi auprès de la République. Les lettres de provision furent signées le 16 janvier 1687, et, le même jour, le chancelier Boucherat reçut le serment du nouveau trésorier. Bien que Normand, M. d'Iberville désirait éviter un voyage à Rouen et à Caen, et il espérait que la Chambre des comptes accepterait comme suffisant le serment qu'il avait, suivant l'usage, prêté devant le Chancelier. Il se trompait, et pour ne pas perdre ses gages, il lui fallut obtenir du Conseil d'Etat, quelques mois plus tard, un arrêt qui l'autorisait à les toucher, quoique non installé; toutefois cette faveur ne lui était accordée qu'à la condition que l'année suivante ne s'écoulerait pas sans qu'il eût accompli les formalités nécessaires. Je ne sais quelle correspondance et quelles négociations s'échangèrent entre Paris et Rouen; mais, sur la simple production de lettres de surannation, et sans qu'il fit en 1688 le voyage qu'il n'avait point fait en 1687, la Chambre procédait, au mois de septembre, après une année et demie d'attente, à l'information réglementaire sur « les âge, vie, mœurs, religion catholique, apostolique et romaine, vocation, comportements et moyens » de M. d'Iberville, et enregistrait. sa réception. Il ne se présenta point non plus à Caen. Plus scrupuleux, Racine, qui du moins prèta serment devant la Chambre des comptes dont il relevait (c'était celle de Paris), avait sollicité du Conseil d'Etat un arrêt qui l'exemptât de l'installation au Bureau des finances, comme de la résidence.

La résistance de la Chambre des comptes de Rouen, que trahissent les pièces officielles, s'inspirait d'un légitime senti

ment des convenances, aussi bien que du respect de la règle et des traditions. Elle dut irriter néanmoins M. d'lberville, et la Bruyère ne put se désintéresser des incidents qui retardèrent l'acceptation de son successeur1. Si peu que l'on connût notre auteur à Caen, si peu que l'on tînt à le conserver sur la liste des trésoriers, on s'habitua lentement à le considérer comme remplacé. Lorsque, au milieu de l'année 1689, maître ou messire le Marchand se présenta chez le receveur général des finances de Caen pour recevoir les gages de M. d'Iberville, comme peut-être il l'avait fait, de 1675 à 1686, pour toucher ceux de la Bruyère, le scribe écrivit par habitude le nom de ce dernier, et il fallut lui rappeler que, depuis deux années et demie, le titulaire de l'office ne s'appelait plus ainsi.

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Le titre de trésorier, que la Bruyère conserva douze ans, avait d'un bourgeois de Paris fait un écuyer. Les vétérans dont il parle dans son chapitre de Quelques usages se couchaient roturiers et se levaient nobles : pour lui, il s'était levé roturier le jour où il devait être reçu par la cour de Rouen, et s'était couché noble, ayant eu, suivant son expression, « le moyen >> de le devenir. Ne l'accusons donc pas avec le chartreux Bonaventure d'Argonne d'avoir été un gentilhomme vaniteux, s'enorgueillissant de nobles ancêtres. La Bruyère ayant plaisamment annoncé qu'il avait trouvé dans les récits des croisades le nom de sa famille et qu'un jour peut-être il en tirerait partie au profit de sa généalogie3, Bonaventure d'Argonne lui avait

1. Les clefs ont placé le nom de M. de Breteuil à côté du caractère de Celse (tome II, p. 78, no 39, et p. 358, no x), et l'application est vraisemblable. Quelques traits du caractère pourraient toutefois rappeler M. d'Iberville. Mathieu Marais, qui le connaissait bien, l'a ainsi dépeint dans son Journal (tome III, p. 33): « Il étoit bon homme pour un Normand, savoit beaucoup de choses, mais il parloit trop pour un homme d'État, et vous assassinoit de cent histoires que vous ne saviez point et qu'il ne finissoit pas. » M. d'Iberville, qui fut successivement envoyé comme résident, à Genève (1688), à Mayence (1697), en Espagne, et qui fut enfin envoyé extraordinaire en Angleterre (1714), mourut subitement le 6 ou 7 octobre 1733, âgé de soixante et onze ans. 2. Tome III, p. 163, no 1 et note 3.

3. Tome III, p. 169, no 14.

reproché gravement, et bien gratuitement, « d'avertir le siècle. présent et les siècles à venir de l'antiquité de sa noblesse.» Dans le même article, qu'il a publié en 1699 sous le nom de Vigneul-Marville, un autre passage est plus digne d'attention. Au chapitre des Jugements, la Bruyère s'était peint lui-même dans sa chambre de l'hôtel de Condé, préparant une édition nouvelle de son livre. A côté de ce tableau Bonaventure en a placé un second, où l'on voit la Bruyère dans son cabinet de travail, alors qu'il vit encore auprès de sa mère. Le cabinet est différent, mais les deux tableaux se ressemblent, et le second confirme l'exactitude du premier. Voici d'abord le portrait que l'auteur des Caractères trace de lui-même dans la 8° édition, qui parut en 16941:

« O homme important et chargé d'affaires, qui, à votre tour, avez besoin de mes offices (s'écrie-t-il), venez dans la solitude de mon cabinet: le philosophe est accessible; je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l'âme..., ou la plume à la main pour calculer les distances de Saturne et de Jupiter.... Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes; mon antichambre n'est pas faite pour s'y ennuyer en attendant; passez jusqu'à moi sans me faire avertir. Vous m'apportez quelque chose de plus précieux que l'argent et l'or, si c'est une occasion de vous obliger.... Faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée ? Quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile !... L'homme de lettres... est trivial comme une borne au coin des places; il est vu de tous, et à toute heure, et en tous états, à table, au lit, nu, habillé, sain ou malade... »

Les visiteurs assurément n'avaient pas. attendu pour franchir la porte de son cabinet l'invitation un peu trop solennelle que leur adresse la Bruyère: la fin même du caractère le démontre.

J'imagine qu'un jour de l'année 1691 ou des premiers mois de 1692 l'un d'eux, Brillon, Bouhier ou tout autre, surprit la Bruyère au moment où il calculait les distances, non pas de Saturne et de Jupiter, mais de Saturne et de la Terre entre eux et au Soleil. Le philosophe, accueillant avec une souriante

1. Tome II, p. 160, no 12. Ce caractère a paru dans la 8o édition.

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