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d'offrir à leurs examinateurs des thèses manuscrites, il avaiteu le soin de faire imprimer les siennes. M. Loiseleur a remarqué une distraction qui lui est échappée dans la rédaction de la requête qu'il inscrivit sur le registre des Suppliques de l'Université d'Orléans. Cette requête, dont l'écriture ressemble peu à celle des lettres que nous avons de lui, est datée du 3 juin 1664: elle devrait l'être de 1665, comme le prouvent les dates des suppliques qui précèdent et de celles qui suivent la sienne'. Cette inexactitude n'est pas la seule marque du trouble que le candidat semble avoir ressenti au moment de comparaître devant ses juges. Quelques heures plus tard, il avait repris son calme: il était reçu, et, d'une main maîtresse d'elle-même, sans erreur de date, toutefois avec une distraction encore, la répétition d'un mot, il consignait le succès de l'examen sur un second registre3. Le barreau de Paris lui était désormais ouvert.

Il revint au milieu des siens dans la maison de la rue Gre

que la Bruyère: le Corpus juris civilis ne contient toutefois aucun titre consacré à la fois aux tutelles et aux donations. Les autres sujets de thèses que M. Doinel, archiviste du Loiret, a relevés dans le même registre et nous a communiqués sont empruntés aux Institutes de Justinien.

1. On en trouvera le fac-simile dans l'Album de notre édition. Cette supplique, extraite d'un registre des archives du Loiret, a été publiée par Éd. Fournier dans la Comédie de J. de la Bruyère p. 430, de édition), et réimprimée, avec un texte cette fois irréprochable, par M. J. Loiseleur, dans le journal Le Temps, 18 octobre 1876, et dans les Points obscurs de la vie de Molière, 1877, p. 73.

2. Cette même requête, qu'il termine par une erreur de date, commence par une méprise de rédaction. Au lieu de répéter la formule employée par presque tous ses devanciers : « Je soussigné, certifie que, etc. », la Bruyère copie la formule fautive dont s'est servi l'auteur de la requête écrite au-dessus de la sienne : J'ai soussigné certifie que..., etc. On trouve dans le registre quelques autres exemples de cette rédaction. Nous ajouterions que l'écriture n'est pas très assurée et que la signature surtout trahit quelque émotion, si le candidat, obligé d'écrire au bas d'une page d'un très gros registre, presque à main levée, ne s'était trouvé par là dans une situation qui eût été mal commode pour le meilleur des calligraphes.

3. Voyez de même dans l'Album le fac-similé de cette seconde pièce.

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nier-Saint-Lazare 1. Son père vivait encore. Il le perdit en 1666, et le chef de la famille fut désormais l'oncle Jean de la Bruyère, secrétaire du Roi depuis 1655, qui ne devait survivre que six années à son frère aîné.

Nous avons déjà nommé ce personnage, qui était presque << un manieur d'argent. » Il faisait du moins beaucoup de ces contrats dont la Bruyère parle à diverses reprises', c'est-à-dire qu'il prêtait souvent de l'argent sous forme de constitution de rente. Le prêt à intérêt, comme l'on sait, était interdit aussi bien par la loi civile que par la loi religieuse, et la seule manière licite de tirer profit d'un prêt fait à un particulier était de lui constituer une rente perpétuelle, c'est-à-dire de lui remettre un capital qu'il restait maitre de garder tant que bon lui semblerait, à la condition d'en payer annuellement la rente. Les particuliers étaient, en général, de plus sûrs débiteurs que l'État et que la Ville, dont les rentes étaient parfois soumises à des réductions arbitraires, ou encore que les hôpitaux, exposés à la banqueroute. Aussi Jean de la Bruyère avait-il préféré à toutes autres rentes les créances par contrats. Ses emprunteurs étaient quelquefois des membres de sa famille, ou de la famille de sa

1. Dans la Comédie de J. de la Bruyère (p. 377 et 378), Éd. Fournier se montre disposé à croire que la Bruyère fit, en 1666 et en 1667, un voyage en Italie, et à lui attribuer une relation conservée au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale (Fonds français, no 6051), sous ce titre : Lettre à un ami et un des illustres du temps, qui fait en petit le récit d'un voyage en Italie fait en l'année 1666 et 1667 sous le pontificat d'Alexandre VII. Cette lettre, précédée d'un avis au lecteur, est signée l'abbé de la Bruière. « J'ai lu quelque part, a écrit le P. Adry en parlant de la Bruyère, qu'il avoit été quelque temps ecclésiastique » ; nul autre renseignement ne confirme ce vague témoignage, consigné par le P. Adry dans une note de ses Recherches sur les classiques françois, dont Fournier a emprunté la citation à un article de Leroux de Lincy (Bulletin du bibliophile, année 1855, p. 52). Mais la Bruyère eût-il été « ecclésiastique » en 1666 et 1667, encore ne pourrait-on le considérer comme l'auteur de cette lettre; le nom, la forme et le fond ne le permettraient pas. Elle n'est pas davantage de son frère, qui, en 1666, avait quatorze ans.

2. Voyez tome II, page 133, ligne 2; p. 169, no 37 ; p. 176, no 58; tome III, p. 20, no 24.

belle-sœur, plus souvent des étrangers, nobles ou bourgeois. Il ne prêtait pas toujours à visage découvert, et se dissimulait quelquefois derrière son frère ou, quand il l'eut perdu, derrière l'un de ses neveux. De temps à autre, il lui fallait user contre ses débiteurs de voies de rigueur, ou accepter des accommodements. C'est ainsi qu'il fut amené à se rendre propriétaire d'une maison de campagne qui était située dans le village de Saulx, près de Longjumeau, et qui fit partie de sa succession. Sa fortune mobilière, que les archives de certains notaires permettraient d'évaluer avec précision, devait s'élever à plus de 100 000 livres, peut-être à 150 000, ce qui était la richesse. Comme tous les bourgeois aisés de son temps, il avait renoncé au service de table d'étain, ainsi qu'à la mule des << ancêtres, » et ses neveux, sans nul doute, usaient de son argenterie et montaient dans son carrosse ; mais on ne saurait sans injustice, je crois, le confondre avec ces bourgeois ridicules dont les habitudes vaniteuses se trouvent dépeintes à la fin du chapitre de la Ville. Il est un trait que l'on doit noter à son honneur: après la mort de son père et de sa mère, il racheta et paya de ses propres deniers les titres que les créanciers avaient entre leurs mains. Nous ne pouvons cependant nous défendre d'une certaine prévention défavorable : s'il fut un homme d'affaires, si surtout on le vit faire fortune dans les partis, quel souvenir a donc gardé de lui le neveu qui a grandi à ses côtés, pour que plus tard il ait flagellé tous les manieurs d'argent avec une si éloquente et si ardente indignation! S'il ne fut pas un partisan, il était du moins de ces gens épris «< du gain et de l'intérêt » dont son neveu stigmatisait la cupidité dans une phrase d'une singulière véhé

mence1.

<< Il n'y a que ceux qui ont eu de vieux collatéraux, s'écrie la Bruyère, ou qui en ont encore, et dont il s'agit d'hériter, qui puissent dire ce qu'il en coûte. » On ne peut s'empêcher de se demander si sa pensée, quand il parlait ainsi, se reportait au temps de sa jeunesse et vers ce même oncle dont la succession était attendue d'un côté par la belle-sœur et les

1. Tome II, p. 143, no 42. 2. Tome II, p. 177. no 58

neveux avec lesquels il vivait, et de l'autre par sa sœur, Mme Martin de la Guyottière.

Quoi qu'il faille penser, au reste, de cet oncle à héritage, il est certain que la Bruyère ne lui dut point son amour de l'étude la bibliothèque du secrétaire du Roi ne comprenait guère que vingt-cinq volumes, parmi lesquels le jeune philosophe put lire ou feuilleter l'Histoire de France de Dupleix, la Doctrine des mœurs de Gomberville, l'Astrée de d'Urfé, et quelques autres « romans ou histoires passées. » La littérature et la morale n'étaient pas, j'imagine, le fond des entretiens des deux Jean de la Bruyère. Je ne crois pas davantage que le parrain parlât souvent de ses affaires à son filleul; car, lorsqu'il avait besoin de l'aide de l'un de ses neveux, c'est à Louis, non à Jean, qu'il faisait appel.

L'oncle Jean de la Bruyère mourut le 27 décembre 1671, quelques jours après avoir dicté son testament, où, traitant inégalement les enfants de son frère au milieu desquels il s'éteignait, et les deux filles de sa sœur, il instituait les premiers ses légataires universels et laissait à ses nièces Martin de la Guyottière 3 830 livres de rente, avec réserve d'usufruit pour la moitié, au profit de leur mère. Dans ce partage, quelle branche était favorisée ? Madame de la Guyottière se montre quelque peu hargneuse au cours de l'inventaire, disputant à sa belle-sœur jusqu'à des ustensiles de ménage. N'étaitelle donc pas satisfaite? Chacune de ses filles cependant nous paraît avoir reçu meilleure part que chacun de ses neveux ; en tous cas il est probable qu'elles gardèrent mieux leur héritage que deux de leurs cousins.

Tandis que Mme de la Guyottière elle-même recevait une rente viagère de 1915 livres, la belle-sœur, Mme de la Bruyère, trouvait dans le testament une marque manifeste des sentiments peu bienveillants qu'eut Jean de la Bruyère à son égard dans les derniers jours de sa vie. Il avait d'abord inscrit dans son testament, au nom de sa belle-sœur, une pension viagère de 400 livres, souvenir reconnaissant « des bons et agréables services » qu'il en avait reçus. Quatre jours plus tard, il appelait de nouveau son notaire, et, d'une main déjà défaillante, il signait la révocation de ce modeste legs. Sa gratitude n'avait pas été de longue durée.

Le caractère d'Élisabeth de la Bruyère nous est aussi peu connu que celui de son mari. Nous n'avons pas retrouvé les titres des douze vieux volumes reliés en parchemin » qui composaient sa bibliothèque, placée dans sa chambre, et nous ignorons si la culture de son esprit avait permis qu'elle fût l'inspiratrice ou la confidente de son fils, si elle avait pu prendre intérêt à la lecture de quelques pages des Caractères, dont une grande partie fut sans doute écrite sous ses yeux, bien qu'ils aient été imprimés plus de deux ans après sa mort. Les documents que nous avons recueillis ne nous font connaître que la ménagère qui, à la mort de son beau-frère, prend en main la direction de la maison et détermine la somme que chacun de ses enfants doit lui payer pour le logement et la pension'. Si elle se fùt chargée d'administrer la fortune de la famille, je doute que celle-ci eût tiré quelque avantage de sa gestion, car presque tous ses enfants, sinon tous, crurent devoir, après sa mort, renoncer à sa succession comme à celle de leur père2. Il est à regretter que les comptes qu'elle leur rendit en 1676, après avoir conduit la maison pendant quatre années, ne contiennent rien sur l'ensemble de leur avoir et de leurs affaires. Tels qu'ils sont ils nous apprennent du moins que la famille vivait fort à l'aise, et nous montrent la Bruyère sous un aspect assez imprévu, et usant, lui aussi, des « biens de la

1. Notre auteur payait à sa mère, pour son logement, sa nourriture, celle de ses gens, goo livres par an, et de plus la moitié du prix du loyer de l'écurie.

2. Ce n'est que douze ans après la mort de leur père que les enfants de Louis de la Bruyère prirent un parti au snjet de sa succession, en même temps qu'ils le firent pour celle de leur mère. Louis et Jean renoncèrent à l'une et à l'autre « plus onéreuses que profitables », le premier le 31 décembre 1685, le second le 6 janvier 1686, par deux actes identiques. Élisabeth renonça, le 14 mars 1686, à l'héritage de sa mère, « se tenant aux legs qu'elle lui a faits par son testament ». Quant à Robert-Pierre, plus avisé que ses frères, il accepta la succession de sa mère sous bénéfice d'inventaire; peut-être Élisabeth et Robert-Pierre avaient-ils accepté l'héritage paternel sous la même réserve.

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