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un véhément discours, le président le Maître protesta contre les atteintes portées, dans la cité libre de Paris, à la liberté de ceux qui voulaient assurer le repos public. La Bruyère, faiblement défendu par ses amis, reçut l'ordre de suspendre ses informations, et se retira « bafoué tout plein » des conseillers, qui « lui dirent pouilles,» suivant le langage de Pierre de l'Estoile 1.

Lorsque Henri IV entra dans Paris, les deux la Bruyère se préparèrent à l'exil. Ils reçurent, le 30 mars 1594, si toutefois ils ne l'avaient devancé, l'ordre de partir. A ceux qu'il exilait, le Roi offrait de les maintenir dans leurs biens et dans leurs offices, les autorisant à se retirer à la campagne ou dans une ville qui n'eût pas une garnison royale, s'ils consentaient à prêter un serment de fidélité. Sur cent dix ligueurs bannis, deux seulement firent leur soumission, et ce ne furent pas les la Bruyère. N'ayant pas accepté les conditions qui lui eussent valu une sorte de grâce, Mathias aura le droit de dire dans la préface de son unique ouvrage que son exil était volontaire.

Les deux la Bruyère étaient sans nul doute hors de France lorsque, le 5 mai 1594, le prévôt des marchands et les échevins intimèrent à Jean l'ordre de rapporter à l'Hôtel de ville les armes qui étaient en dépôt chez lui; ce fut un neveu, Joachim Dupont, qui fit rentrer à l'Hôtel de ville « sept habillements de piquiers garnis de bourguignottes, trois petites arquebuses à croc, neuf piques, la plupart brisées, et une hallebarde également rompue, une cuirasse dorée accompagnée de sa bourguignotte avec cuissards en écaille et une cuirasse forte, comprenant casque, brassards et cuissards. >>

Le père et le fils avaient dû prévoir l'exil de loin et par suite la confiscation: sans doute ils avaient pris toutes précautions pour mettre en sûreté une partie de leur avoir. Mais, avant même qu'elle ne fût menacée de saisie, leur fortune avait certainement reçu de graves atteintes pendant les années de trouble qui répandirent la misère dans Paris. Ecoutons les doléances qu'écrivait un parent de Mathias de la

1. Mémoires-Journaux de Henri III, édition de MM. Brunet, Champollion, Lacroix, Read et Tamizey de Larroque, tome VI, p. 33.

Bruyère en 1592 ou 1593. Ce parent était un oncle de sa femme, Guillaume Aubert, avocat général à la Cour des aides, qui s'excusait ainsi devant ses collègues de conserver, avec l'autorisation du duc de Mayenne, son cabinet d'avocat, toutmagistrat qu'il fût : « Je ne me trouve pas seulement pauvre, disait-il, mais du tout mendiant ; j'appelle mendier quand j'ai été de porte en porte chez mes meilleurs amis les supplier de me secourir par prêt à rente ou autrement ;..... je puis dire que j'ai trouvé tous ceux qui m'aimoient en pareille pauvreté ;.... vous savez qu'il nous est dû quatre années de nos gages, cinq années de nos rentes constituées, et que depuis trois ans tout notre revenu des champs a été pillé et ravagé par les gens de guerre..... 1» Guillaume Aubert, qui était l'ami de poètes 2, de savants, l'était aussi de magistrats, et parmi ces magistrats devait se trouver son neveu, Mathias de la Bruyère. Vraisemblablement il avait frappé à sa porte, ainsi qu'à celle de son père, et l'un et l'autre avaient invoqué leur gène pour lui refuser leur assistance. Les Seize eux-mêmes avaient vu leur revenu diminuer de moitié, est-il dit dans le Dialogue entre le Maheustre et le Manant ils étaient, ajoute-t-on, plus prêts d'emprunter que de prêter. Peut-être cependant ne faut-il pas trop s'apitoyer sur le sort des la

1. Voyez dans les Mémoires de la Société de l'Histoire de Paris et de l'Ile de France, tome XXXVI, 1909 (p. 47 et suivantes) un article de M. G. Fagniez, intitulé: Mémorial juridique et historique de Me Guillaume Aubert, avocat au Parlement de Paris, avocat général à la Cour des aides.

2. Guillaume Aubert est lui-même un lettré. Il est l'auteur d'un assez grand nombre d'ouvrages et l'éditeur des œuvres françaises de son ami Joachim du Bellay. Parmi ses publications, nous noterons l'ouvrage qu'il a consacré à Godefroy de Bouillon; ce n'est pas, comme on pourrait le croire, dans son histoire de Godefroy de Bouillon que notre la Bruyère a rencontré le nom de Geoffroy de la Bruyère qu'il s'amusait à revendiquer comme ancêtre; le la Bruyère des croisades, quoi qu'en ait dit notre auteur, n'était pas un contemporain de Godefroy de Bouillon. Neveu par alliance d'un magistrat lettré, Mathias, qui ne devait écrire lui-même que dans l'exil, était en relation, de son côté, avec des littérateurs. Jean Bonnefon lui a dédié une de ses pièces : voyez Pancharis, J. Bonefonii, Tours, 1592, P. 7 Ad. Mathiam, Bruerium, proprætorem Parisiensem.

Bruyère au temps de la Ligue. Si la clientèle de l'apothicaire s'était éclaircie pendant les années de misère, la Ville lui était restée fidèle. D'autre part, les fonctions de Mathias étaient fort lucratives, et les prodigalités amoureuses dont on l'accusait n'avaient pu, quoi qu'on en ait dit, le ruiner 1.

Nous avons peu de renseignements sur les dernières années de nos deux ligueurs. On a dit parfois qu'ils se rendirent à Anvers en quittant la France, et c'est là, suivant quelques bibliographies, que parut en 1603 un livre de piété dont Mathias est l'auteur, le Rosaire de la très heureuse Vierge Marie 2; mais ce n'est pas à Anvers, c'est à Bruxelles que fut imprimée l'œuvre à laquelle Mathias consacra deux de ses années d'exil

1. «En ce même an 1590, le dimanche 18 novembre, on écrivit contre la porte du lieutenant civil de la Bruière le quatrain suivant : Le fils d'un apothicaire

Son bien en amour despend... »

(Mémoires-Journaux de P. de l'Estoile, édition de MM. Brunet, Lacroix, etc., tome V, p. 62). Nous n'achevons pas la citation du très libre quatrain.

2. « Le Rosaire de la très heureuse Vierge Marie, par Mathias de La Bruière, cy devant lieutenant de la Prévosté de Paris... à Bruxelles, chez Rotger Velpius, imprimeur-juré, l'Aigle d'or, près de la cour (1603). Avec privilège. » Dès le XVIIIe siècle les exemplaires de cet ouvrage étaient fort rares, ainsi qu'en témoigne une note manuscrite que porte celui de la Bibliothèque royale de Bruxelles, le seul qui nous ait été signalé. Nous tirons les renseignements suivants d'une description que M. Hector de Backer a bien voulu nous envoyer de ce volume qui est de format -in-12. L'ouvrage contient : la table temporaire des fêtes mobiles, un calendrier, une préface à MM. de la confrérie du Saint Rosaire, le Veni, creator Spiritus, le Rosaire de la très heureuse Vierge Marie, les sept psaumes avec les litanies à l'usage de Rome en latin, un «< brief discours contenant la forme de prier et d'observer les saints mystères du dict Rosaire ». Une paraphrase en vers de l'oraison dominicale et une paraphrase en vers latins de l'évangile selon saint Jean. Les approbations ecclésiastiques sont datées du 26 mars et du 15 novembre 1602, le privilège du 24 janvier 1603; rien n'indique dans le privilège et dans les approbations que cet ouvrage, imprimé avec un certain luxe et orné d'une figure en pleine page et de douze vignettes dessinées et gravées avec soin, n'a point paru du vivant de l'auteur. Conférez le Dictionnaire critique de Jal, p. 718.

et << d'affliction », Le père et le fils avaient donc, selon toute apparence, fixé leur résidence à Bruxelles, où s'était également établie la fike de Mathias, Marie Lescellier; du moins elle et son mari y avaient-ils leur domicile en 1604; on peut supposer que Marie y avait accompagné ou rejoint son père et son aïeul, peut-être aussi son beau-père, si elle était la belle-fille du passementier Lescellier, autre ligueur exilé; après la mort des siens elle put y être retenue auprès de son beau-père.

Jean mourut vers 1595 : deux documents, que nous citerons plus foin, témoignent qu'il avait cessé d'exister avant le mois de juillet 1596. Nulle mention de Mathias dans ces deux documents, où il n'est question que des biens de « défunt Jean de la Bruyère et de ses enfants ». Il survécut à son père, mais bien peu de temps, car le Châtelet prononça, le 7 août 1602, un arrêt relatif à sa succession, et si lente était la justice d'alors qu'il est bien certain que le procès s'ouvrit dans les dernières années du XVIe siècle 2.

C'est à tort que nombre d'écrivains ont fait passer Mathias de Flandre en Italie, où il aurait vécu à Naples au milieu de conspirateurs qui menaçaient la vie de Henri IV. Pierre du Jardin, surnommé le capitaine de la Garde, aflirmait, il est vrai,

1. Il laissa un testament dont nous ignorons la teneur et qui sans doute ne put recevoir exécution en toutes ses parties. Ses descendants tinrent du moins compte de l'une de ses dernières volontés: avant de savoir ce qu'ils pourraient tirer de son héritage, ils remirent en 1599 à l'hôpital du Saint-Esprit le legs qu'il lui avait fait de 33 écus soleil 20 sols tournois. Communication de M. Brièle, archiviste de l'Assistance publique.

2. Il parut en 1615 et en 1617 deux petits livres que l'on a inexactement attribués à Mathias de la Bruyère et dont la publication, faite à Paris, a été invoquée comme une preuve de son retour en France. Voici le titre du premier: « Résurrection et triomphe de la Polette Dédié à MM. les Officiers de France par le sieur de la Bruyère. » La dédicace est signée: de la Bruière. Cet opuscule contient des stances et un sonnet. Le second ouvrage est intitulé : « Réplique à l'Anti-Malice ou Défense des femmes, du sieur Vigoureux, autrement dict BryeComte-Robert, où sont rejetées les fautes qu'on attribue aux hommes, à l'ignorance de l'auteur, qui ne les a pu prouver, par le sieur de la Bruyère, gentilhomme béarnois ».

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en 1619 qu'avant 1610 il avait dîné à Naples chez Mathias de la Bruyère avec Ravaillac et autres conjurés, ajoutant qu'il avait pu montrer au Roi et aux membres du Parlement une lettre compromettante de l'ancien lieutenant civil1; mais les récits de cet aventurier, que nous abrégeons, étaient de purs mensonges en ce qui concerne Mathias, puisque le Châtelet avait délibéré sur l'héritage de ce dernier en 1602, huit années avant l'assassinat de Henri IV.

Les lettres de cachet qui avaient banni les principaux ligueurs, et dont le texte n'a pas été retrouvé, n'avaient pu, par leur seule vertu, frapper de mort civile Jean et Mathias de la Bruyère et confisquer leur fortune; aussi les gens du Roi ne tardèrent-ils pas à requérir de la chambre du Trésor une sentence qui leur permit de la revendiquer au profit du domaine royal. Le jugement qui confisquait les biens, meubles et immeubles, de défunt Jean de la Bruyère et de ses enfants fut prononcé le 3 juillet 1596.

La nouvelle de la confiscation émut l'un des créanciers de Jean de la Bruyère, François Preudhomme, sieur de Fréchine et de Granvilliers, gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi, qui avait déjà obtenu contre Jean un arrêt du Parlement, demeuré sans effet. Pour ne parler que de sa créance la plus importante, il possédait un titre de rente de 166 écus soleil deux tiers dont il demandait que le capital,

1. On peut voir, à ce sujet, deux factums, l'un daté de 1619, et intitulé: Manifeste de Pierre du Jardin, capitaine de la Garde, prisonnier en la Conciergerie du Palais (il a été reproduit par Éd. Fournier dans les Variétés historiques et littéraires de la Bibliothèque elzévirienne, 1857, tome VII, p. 83-88). L'autre a été imprimé sans indication de lieu ni date, avec ce titre : « Factum de Pierre du Jardin, sieur et capitaine de la Garde..., contenant un abrégé de sa vie et des causes de sa prison, pour oster à un chacun les mauvais soupçons que sa détention pourroit avoir donnez. » Sur ce personnage, ses dénonciations et ses factums, voyez l'ouvrage de M. Loiseleur intitulé · Ravaillac et ses complices (1873, p. 47-51 et p. 67-70).

2. Deux commentateurs de la Coutume de Paris, Claude Leprestre et Pierre Lemaistre font mourir Mathias avant son père, c'està-dire avant 1596 : il y a là une erreur qui provient chez l'un d'une distraction, chez l'autre d'une fausse interprétation d'un arrêt du Parlement dont nous parlerons ci-après.

LA BRUYÈRE, I,

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