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sente pas la nécessité de recourir à l'une des traductions qu'il a près de lui, soit qu'il n'admette aucun des sens qu'elles contiennent, il lui arrive de traduire comme aucun interprète, autant du moins que nous avons pu nous en assurer1, ne l'a fait avant lui 2.

Si, comme l'avait prévu la Bruyère, sa traduction fut peu lue des gens du monde, elle eut du moins pour elle l'approbation des savants : « La traduction des Caractères de Théophraste, a dit Ménage, est bien belle et bien françoise, et montre que son auteur entend parfaitement le grec. Je puis dire que j'y ai vu bien des choses que peut-être faute d'attention je n'avois pas vues dans le grec 3. » Et ne croyez pas qu'il y ait là un trait de malice. Nous sommes convaincu que Ménage parle sérieusement et ne veut point faire d'allusion aux infidélités que peut contenir la version de la Bruyère. Personne, au dixseptième siècle, n'eût eu la pensée de les lui reprocher; car elles sont loin d'excéder cette honnête liberté que l'on considérait alors comme un des droits du traducteur. Le savant Huet, qui avait publié un excellent traité sur la manière de traduire les anciens, et Boileau lui-même, le rigoureux adversaire des mauvais interprètes, jugeaient, nous n'en doutons pas, le travail de la Bruyère comme l'avait fait Ménage.

Les traducteurs modernes, n'y trouvant pas la précision à laquelle nous sommes habitués, ont été beaucoup plus sévères o. Mais combien la traduction de la Bruyère, déjà mille fois préférable à la version de Bénévent, est encore supérieure à la

græce et latine simul edita, interpretibus Daniele Furlano Cretensi, Adriano Turnebo. Hanoviæ, 1605.

1. Quelques-unes des traductions latines publiées à l'étranger ont échappé à nos recherches; mais il est peu vraisemblable que la Bruyère les ait consultées.

2. Voyez p. 47, note 4, p. 80, note 2, et p. 86, note 1.

3. Ménagiana, édition de 1715, tome IV, p. 219.

4. Voyez la Préface du Traité du Sublime, par Boileau.

5. De interpretatione libri duo, Paris, 1661.

6. Voyez les Caractères de Théophraste, trad. Coray, 1799, Discours préliminaire, p. LIV-LVII; trad. Stièvenart, 1842, p. 36, et trad. Octave Navarre, 1920 (avec le texte grec en regard), p. 4-5.

plupart des traductions de ses contemporains, à celles, par exemple, de Perrot d'Ablancourt, de Maucroix, de Charpentier, de Tourreil! Si peu littérale qu'elle soit, elle reproduit fidèlement dans leur ensemble et tout l'ouvrage de Théophraste et chacun de ses portraits. La Bruyère paraphrase souvent le texte, mais c'est en général pour plus de clarté ; s'il modifie tel trait, c'est dans la crainte de trop s'éloigner de nos usages 1; s'il omet tel autre, c'est par un sentiment tout naturel de délicatesse2; enfin il n'est presque jamais inexact que lorsqu'une raison, plus ou moins plausible, l'invite et le décide à l'être. Il s'est en quelque sorte excusé, dans son Discours sur Théophraste3, d'avoir étendu les définitions de l'auteur grec, pour les rendre plus intelligibles; et lorsqu'il exprime, dans le même discours, le regret que le public ne veuille pas se défaire de cette « prévention » pour ses coutumes et ses manières qui le prive de la connaissance de l'antiquité, nous pouvons être assurés qu'il blâme à la fois et le public dont il combat la prévention, et les traducteurs infidèles qui, pour lui plaire, habillent les auteurs à la mode du jour.

Veut-on savoir, au surplus, quelle disposition d'esprit la Bruyère conseille d'apporter à la lecture des anciens auteurs? « L'étude des textes ne peut jamais être assez recommandée, dit-il dans le chapitre de Quelques usages: c'est le chemin le plus court, le plus sûr et le plus agréable pour tout genre d'érudition. Ayez les choses de la première main, puisez à la source; maniez, remaniez le texte,... songez surtout à en pénétrer le sens dans toute son étendue et dans ses circonstances... Les premiers commentateurs se sont trouvés dans le cas où je desire que vous soyez : n'empruntez leurs lumières et ne suivez leurs vues qu'où les vôtres seroient trop courtes.... Ayez le plaisir de voir que vous n'êtes arrêté dans la lecture que par les difficultés qui sont invincibles, où les commentateurs et les scoliastes eux-mêmes demeurent courts, si fertiles d'ailleurs, si abondants et si chargés d'une vaine et fastueuse

1. Voyez ci-dessus, p. 69, note 4.

2. Voyez p. 72, note 3.

3. Voyez p. 31.

4. Voyez p. 22.

érudition dans les endroits clairs et qui ne font de peine ni à eux ni aux autres.... >>

Ces recommandations, où l'auteur, j'en conviens, se montre ingrat envers Casaubon, et que sans aucun doute il eût dû suivre lui-même plus strictement, sont en tous points excellentes. Bien que ce ne soit pas aux traducteurs que la Bruyère les adresse, elles contiennent les conseils qu'il leur eût certainement donnés, s'il se fût proposé de tracer des règles à leur usage les traductions qu'il estime sont celles de M. et de Mme Dacier, et non celles de Perrot d'Ablancourt. Que l'on se reporte à l'épître dédicatoire des Dialogues de Lucien, traduits par d'Ablancourt; on y verra comment le trop élégant interprète considérait que l'infidélité, et l'infidélité poussée bien au delà de l'honnête liberté dont a parlé Boileau, est le premier devoir des traducteurs ' : c'est l'honneur de la Bruyère que nous puissions opposer à cette profession de foi les lignes que nous venons de citer, ainsi que la protestation que renferme le Discours sur Théophraste contre le dédain du dixseptième siècle pour les livres et les mœurs de l'antiquité.

1. La première édition du Lucien de d'Ablancourt avait paru en 1654; une nouvelle fut publiée en 1687-1688, dans le temps même où la Bruyère donnait la première des Caractères. Le passage de la Bruyère que nous avons reproduit a été imprimé en 1691.

DISCOURS

SUR THEOPHRASTE'.

Je n'estime pas que l'homme soit capable de former dans son esprit un projet plus vain et plus chimérique, que de prétendre, en écrivant de quelque art ou de quelque science que ce soit, échapper à toute sorte de critique, et enlever les suffrages de tous ses lecteurs.

Car sans m'étendre sur la différence des esprits des hommes, aussi prodigieuse en eux que celle de leurs visages, qui fait goûter aux uns les choses de spéculation et aux autres celles de pratique, qui fait que quelquesuns cherchent dans les livres à exercer leur imagination, quelques autres à former leur jugement, qu'entre ceux qui lisent, ceux-ci aiment à être forcés par la démonstration, et ceux-là veulent entendre délicatement, ou former des raisonnements et des conjectures, je me renferme seulement dans cette science qui décrit les mœurs, qui examine les hommes, et qui développe leurs caractères, et j'ose dire que sur les ouvrages qui traitent de choses qui les touchent de si près, et où il ne s'agit que d'eux-mêmes, ils sont encore extrêmement difficiles à

contenter.

Quelques savants ne goûtent que les apophthegmes des

1. Ce discours sert d'introduction à tout l'ouvrage de la Bruyère : aux Caractères de Théophraste et aux Caractères ou mœurs de ce siècle.

anciens et les exemples tirés des Romains, des Grecs, des Perses, des Égyptiens; l'histoire du monde présent leur est insipide; ils ne sont point touchés des hommes qui les environnent et avec qui ils vivent, et ne font nulle attention à leurs mœurs. Les femmes au contraire, les gens de la cour, et tous ceux qui n'ont que beaucoup d'esprit sans érudition, indifférents pour toutes les choses qui les ont précédés', sont avides de celles qui se passent à leurs yeux et qui sont comme sous leur main ils les examinent, ils les discernent, ils ne perdent pas de vue les personnes qui les entourent, si charmés des descriptions et des peintures que l'on fait de leurs contemporains, de leurs concitoyens, de ceux enfin qui leur ressemblent et à qui ils ne croient pas ressembler, que jusque dans la chaire l'on se croit obligé souvent de suspendre l'Évangile pour les prendre par leur foible, et les ramener à leurs devoirs par des choses qui soient de leur goût et de leur portée2.

1. Dans les dix premières éditions de la Bruyère le participe précédé est sans accord.

2. Allusion aux sermons de Bourdaloue, qui s'était « mis à dépeindre les gens, » suivant l'expression de Mme de Sévigné (lettre du 25 décembre 1671, tome II, p. 448), et surtout à ceux de ses imitateurs. « Pour aller droit à la réformation des mœurs, dit l'abbé d'Olivet, le P. Bourdaloue commençoit toujours par établir sur des principes bien liés et bien déduits une proposition morale; et après, de peur que l'auditeur ne se fît point l'application de ces principes, il la faisoit lui-même par un détail merveilleux où la vie des hommes étoit peinte au naturel. Or ce détail étant ce qu'il y avoit de plus neuf, et ce qui, par conséquent, frappa d'abord le plus dans le P. Bourdaloue, ce fut aussi ce que les jeunes prédicateurs tàchèrent le plus d'imiter on ne vit que portraits, que caractères dans leurs sermons. » (Histoire de l'Académie françoise, édition L. Livet, tome II, p. 321.) Voyez, dans l'article que Sainte-Beuve lui a consacré, de quelle manière et dans quelle mesure Bourdaloue « suspendoit l'Évangile pour prendre » ses auditeurs «< par leur foible. » (Causeries tu lundi, tome IX, p. 226 et suivantes.)

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