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homme qui est de sang-froid et qui n'a bu que modérément.

DE L'AIR EMPRESSÉ.

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Il semble que le trop grand empressement est une recherche importune, ou une vaine affectation de marquer aux autres de la bienveillance par ses paroles et par toute sa conduite. Les manières d'un homme empressé sont de prendre sur soi l'événement d'une affaire qui est au-dessus de ses forces, et dont il ne sauroit sortir avec honneur; et dans une chose que toute une semblée juge raisonnable, et où il ne se trouve pas la moindre difficulté, d'insister longtemps sur une légère circonstance, pour être ensuite de l'avis des autres; de faire beaucoup plus apporter de vin dans un repas qu'on n'en peut boire; d'entrer dans une querelle où il se trouve présent, d'une manière à l'échauffer davantage. Rien n'est aussi plus ordinaire que de le voir s'offrir à servir de guide dans un chemin détourné qu'il ne connoît pas, et dont il ne peut ensuite trouver l'issue; venir vers son général, et lui demander quand il doit ranger son armée en bataille, quel jour il faudra combattre, et s'il n'a point d'ordres à lui donner pour le lendemain1; une autre fois s'approcher de son père: « Ma mère, lui dit-il mystérieusement, vient de se coucher et ne com

et le poëte Alexis, cité par Athénée (livre IV, chapitre Iv), dit que les Athéniens dansaient au milieu de leurs repas, dès qu'ils commençaient à sentir le vin. Nous verrons au chapitre xv (voyez ci-après, p. 65) qu'il était peu convenable de se refuser à ce divertissement. >>

1. Il y a ici une légère inexactitude, qui n'est pas due à la version latine. Le texte porte perà thy aptov (in perendinum diem, dans Casaubon), pour après-demain, le surlendemain,

mence qu'à s'endormir; » s'il entre enfin dans la chambre d'un malade à qui son médecin a défendu le vin, dire qu'on peut essayer s'il ne lui fera point de mal, et le soutenir doucement pour lui en faire prendre. S'il apprend qu'une femme soit morte dans la ville, il s'ingère de faire son épitaphe; il y fait graver son nom, celui de son mari, de son père, de sa mère, son pays, son origine, avec cet éloge: Ils avoient tous de la vertu'. S'il est quelquefois obligé de jurer devant des juges qui exigent son serment: « Ce n'est pas, dit-il en perçant la foule pour paroître à l'audience, la première fois que cela m'est arrivé. »

DE LA STUPIDITÉ'.

LA stupidité est en nous une pesanteur d'esprit qui accompagne nos actions et nos discours. Un homme stupide, ayant lui-même calculé avec des jetons une certaine somme, demande à ceux qui le regardent faire à quoi elle se monte. S'il est obligé de paroître dans un jour prescrit devant ses juges pour se défendre dans un

1. Formule d'épitaphe. (Note de la Bruyère.) — « Par cela même, dit Schweighauser après avoir répété cette note, elle n'était d'usage que pour les morts et devait déplaire aux vivants auxquels elle était appliquée. »

2. Le titre grec de ce caractère (repi ávaιolyoías) est sans doute l'un de ceux qui ont mis la Bruyère dans « l'embarras » dont il parle à la fin du Discours sur Théophraste (voyez ci-dessus, p. 30 et 31). Il était difficile, en effet, de le « traduire selon le sens le plus proche de la diction grecque, et en même temps selon la plus exacte conformité avec le chapitre. » L'homme « stupide » dont il s'agit n'est, à vrai dire, qu'un distrait; mais cette fois la Bruyère a préféré la traduction littérale. Nous le verrons du reste, dans un de ses Caractères (voyez le chapitre de l'Homme, no 7, tome III, p. 6), appliquer à Ménalque (le distrait) cette même épithète de stupide.

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procès que l'on lui fait, il l'oublie entièrement et part pour la campagne. Il s'endort à un spectacle, et il ne se réveille' que longtemps après qu'il est fini et que le peuple s'est retiré. Après s'être rempli de viandes le soir, il se lève la nuit pour une indigestion, va dans la rue se soulager, où il est mordu d'un chien du voisinage. Il cherche ce qu'on vient de lui donner, et qu'il a mis luimême dans quelque endroit, où souvent il ne peut le retrouver. Lorsqu'on l'avertit de la mort de l'un de ses amis afin qu'il assiste à ses funérailles, il s'attriste, il pleure, il se désespère, et prenant une façon de parler pour une autre : « A la bonne heure,» ajoute-t-il; ou une pareille sottise. Cette précaution qu'ont les personnes sages de ne pas donner sans témoin de l'argent à leurs créanciers, il l'a pour en recevoir de ses débiteurs. On le voit quereller son valet, dans le plus grand froid de l'hiver, pour ne lui avoir pas acheté des concombres. S'il s'avise un jour de faire exercer ses enfants à la lutte ou à la course, il ne leur permet pas de se retirer qu'ils ne soient tout en sueur et hors d'haleine. Il va cueillir lui-même des lentilles, les fait cuire, et oubliant qu'il y a mis du sel, il les sale une seconde fois, de sorte que personne n'en peut goûter. Dans le temps d'une pluie incommode, et dont tout le monde se plaint, il lui échappera de dire que l'eau du ciel est une chose délicieuse; et si on lui demande par hasard combien il a vu emporter de morts par la porte Sacrée3: « Autant,

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1. VAR. (édit. 1-6): et ne se réveille.

2. VAR. (édit. 1-3): sans témoins.

Les témoins étoient fort en usage chez les Grecs dans les payements et dans tous les actes. (Note de la Bruyère.)

3. Pour être enterrés hors de la ville, suivant la loi de Solon. (Note de la Bruyère.) — Comme ce n'était point par la porte Sacrée qu'on se rendait au Céramique, où se faisaient les sépultures, les éditeurs modernes ont substitué à l'ancienne leçon, ispàs лóλxç, la

répond-il, pensant peut-être à de l'argent ou à des grains, que je voudrois que vous et moi en pussions avoir. »

DE LA BRUTAlité.

LA brutalité est une certaine dureté, et j'ose dire une férocité qui se rencontre dans nos manières d'agir, et qui passe même jusqu'à nos paroles. Si vous demandez à un homme brutal: « Qu'est devenu un tel ? » il vous répond durement: « Ne me rompez point la tête. » Si vous le saluez, il ne vous fait pas l'honneur de vous rendre le salut. Si quelquefois il met en vente une chose qui lui appartient, il est inutile de lui en demander le prix, il ne vous écoute pas; mais il dit fièrement à celui qui la marchande: « Qu'y trouvez-vous à dire1? » Il se moque de la piété de ceux qui envoient leurs offrandes dans les temples aux jours d'une grande célébrité : « Si leurs prières, dit-il, vont jusques aux Dieux', et s'ils en obtiennent les biens qu'ils souhaitent, l'on peut dire qu'ils les ont bien payés, et que ce n'est pas un présent du ciel3. » Il est inexorable à celui qui sans dessein l'aura

conjecture de Meursius, déjà mentionnée dans le commentaire de Casaubon, plas núλas, « la porte sépulcrale. »

1. La Bruyère fait ici le même contre-sens que Bénévent dans sa traduction française et Casaubon dans sa version latine (ecquid inveniat damnandum). Ce dernier, dans son commentaire, donne à choisir entre ce sens et celui-ci, qu'il indique en français : « Que pensezvous que j'en trouve ? » La vraie signification, comme l'avait fait remarquer Saumaise, dès 1620, est: quid pretii mereat hæc res, « que vaut l'objet ?» ou, comme traduit M. Stiévenart : «< il demandera combien vous en offrez. >>

2. Tel est le texte de presque toutes les éditions. La 7o et la 8e donnent: «< jusqu'aux Dieux. »

3. VAR. (édit. 1-6): qu'ils les ont bien payés et qu'ils ne leur sont

poussé légèrement, ou lui aura marché sur le pied: c'est une faute qu'il ne pardonne pas. La première chose qu'il dit à un ami qui lui emprunte quelque argent, c'est qu'il ne lui en prêtera point: il va le trouver ensuite, et le lui donne de mauvaise grâce, ajoutant qu'il le compte perdu. Il ne lui arrive jamais de se heurter à une pierre qu'il rencontre en son chemin, sans lui donner de grandes malédictions. Il ne daigne pas attendre personne; et si l'on diffère un moment à se rendre au lieu dont l'on est convenu avec lui, il se retire. Il se distingue toujours par une grande singularité : il ne veut ni chanter1 à son tour, ni réciter dans un repas, ni même danser avec les autres 2. En un mot, on ne le voit guère dans les temples importuner les Dieux, et leur faire des voeux ou des sacrifices.

DE LA SUPERSTITION.

LA superstition semble n'être autre chose qu'une crainte mal réglée de la Divinité. Un homme superstitieux, après avoir lavé ses mains et s'être purifié avec de l'eau lustrale, sort du temple, et se promène une grande partie

pas donnés pour rien. Ce passage est très obscur en grec; les éditeurs plus récents l'ont corrigé par une double conjecture. 1. VAR. (édit. 1-6): Il se distingue toujours par une grande singularité, ne veut ni chanter.

2. Les Grecs récitoient à table quelques beaux endroits de leurs poëtes, et dansoient ensemble après le repas. Voyez (ci-dessus, p. 60) le chapitre du Contre-temps. (Note de la Bruyère.)

3. Une eau où l'on avoit éteint un tison ardent, pris sur l'autel où l'on brûloit la victime; elle étoit dans une chaudière à la porte du temple; l'on s'en lavoit soi-même, ou l'on s'en faisoit laver par les prêtres. (Note de la Bruyère.) — Cette note est extraite presque littéralement du commentaire de Casaubon.

LA BRUYÈRE, I.

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