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laissent pas de monter à la fin d'une année, à une grosse somme. » Ces avares, en un mot, ont des trousseaux de clefs rouillées, dont ils ne se servent point, des cassettes où leur argent est en dépôt, qu'ils n'ouvrent jamais, et qu'ils laissent moisir dans un coin de leur cabinet; ils portent des habits qui leur sont trop courts et trop étroits; les plus petites fioles contiennent plus d'huile qu'il n'en faut pour les oindre; ils ont la tête rasée jusqu'au cuir, se déchaussent vers le milieu du jour1 pour épargner leurs souliers, vont trouver les foulons pour obtenir d'eux de ne pas épargner la craie dans la laine qu'ils leur ont donnée à préparer, afin, disent-ils, que leur étoffe se tache moins 2.

DE L'IMPUDENT OU DE CELUI QUI NE ROUGIT

3

DE RIEN.

L'IMPUDENCE est facile à définir : il suffit de dire que c'est une profession ouverte d'une plaisanterie outrée, comme de ce qu'il y a de plus honteux et de plus contraire à la bienséance. Celui-là, par exemple, est impudent, qui voyant venir vers lui une femme de condition*, feint dans ce moment quelque besoin pour avoir occasion de se montrer à elle d'une manière déshonnête; qui se

1. Parce que dans cette partie du jour le froid, en toute saison, étoit supportable. (Note de la Bruyère.)

2. C'étoit aussi parce que cet apprêt avec de la craie, comme le pire de tous, et qui rendoit les étoffes dures et grossières, étoit celui qui coûtoit le moins. (Note de la Bruyère.)

3. La 8e édition, et toutes les éditions postérieures, celle de M. Destailleur exceptée, portent: « l'impudent, » ce qui est sans aucun doute une faute d'impression.

4. Ce sont les mots γυναιξὶν ἐλευθέραις (femmes de condition libre et honnête) que la Bruyère traduit par « femme de condition. >>

plaît à battre des mains au théâtre lorsque tout le monde se tait, ou y siffler' les acteurs que les autres voient et écoutent avec plaisir; qui, couché sur le dos, pendant que toute l'assemblée garde un profond silence, fait entendre de sales hoquets qui obligent les spectateurs de tourner la tête et d'interrompre leur attention. Un homme de ce caractère achète en plein marché des noix, des pommes, toute sorte de fruits, les mange, cause debout avec la fruitière, appelle par leurs noms ceux qui passent sans presque les connoître, en arrête d'autres qui courent par la place et qui ont leurs affaires ; et s'il voit venir quelque plaideur, il l'aborde, le raille et le félicite sur une cause importante qu'il vient de perdre3. Il va lui-même choisir de la viande, et louer pour un souper des femmes qui jouent de la flûte; et montrant à ceux qu'il rencontre ce qu'il vient d'acheter, il les convie en riant d'en venir manger. On le voit s'arrêter devant la boutique d'un barbier ou d'un parfumeur, et là annoncer qu'il va faire un grand repas et s'enivrer. Si quelquefois il vend du vin, il le fait mêler", pour ses amis comme pour les autres sans distinction. Il ne permet pas à ses enfants d'aller à l'amphithéâtre avant que les jeux soient commencés et lorsque l'on paye pour être placé, mais seulement sur la fin du spectacle et quand l'architecte néglige les places et les donne pour rien. Étant envoyé avec quelques au

1. VAR. (édit. 1-7): ou à siffler.

2. VAR. (édit. 1-3): le raille et le congratule.

3. « De plaider, » dans la 8e édition et dans la 9° : faute d'impression qui a été reproduite dans les éditions postérieures jusqu'à celle de Coste, et qui a reparu dans plusieurs des éditions modernes.

4. Il y avoit des gens fainéants et désoccupés qui s'assembloient dans leurs boutiques. (Note de la Bruyère.)

5. C'est-à-dire : il y fait mettre de l'eau.

6. L'architecte qui avoit bâti l'amphithéâtre, et à qui la République donnoit le louage des places en payement. (Note de la Bruyère.)

tres citoyens en ambassade, il laisse chez soi la somme que le public lui a donnée pour faire les frais de son voyage, et emprunte de l'argent de ses collègues; sa coutume alors est de charger son valet de fardeaux au delà de ce qu'il en peut porter, et de lui retrancher cependant de son ordinaire; et comme il arrive souvent que l'on fait dans les villes des présents aux ambassadeurs, il demande sa part pour la vendre. « Vous m'achetez toujours, dit-il au jeune esclave qui le sert dans le bain, une mauvaise huile, et qu'on ne peut supporter: » il se sert ensuite de l'huile d'un autre et épargne la sienne. Il envie à ses propres valets qui le suivent la plus petite pièce de monnoie qu'ils auront ramassée dans les rues, et il ne manque point d'en retenir sa part avec ce mot: Mercure est commun3. Il fait pis: il distribue à ses domestiques leurs provisions dans une certaine mesure dont le fond, creux par-dessous, s'enfonce en dedans et s'élève comme en pyramide; et quand elle est pleine, il la rase lui-même avec le rouleau le plus près qu'il peut.... De même, s'il paye à quelqu'un trente

1. VAR. (édit. 1-3): et il se sert.

2. Proverbe grec, qui revient à notre je retiens part. (Note de la Bruyère.)

3. Dans la ge édition : « il rase lui-même. »

4. Quelque chose manque ici dans le texte. (Note de la Bruyère.) « Le manuscrit du Vatican.... complète la phrase que la Bruyère n'a point traduite. Il en résulte le sens suivant : «< Il abuse de la com<< plaisance de ses amis pour se faire céder à bon marché des objets << qu'il revend ensuite avec profit. » (Schweighauser.) — Dans le manuscrit du Vatican, la seconde moitié de ce chapitre, y compris la phrase que nous venons de citer, fait partie du chapitre du Gain sordide, l'un des deux chapitres que, du temps de la Bruyère, l'on considérait comme perdus (voyez ci-dessus, p. 14). C'est aux mots : Si quelquefois il vend du vin, que commence le fragment restitué par les éditeurs modernes au chapitre du Gain sordide, conformément au manuscrit du Vatican.

mines1 qu'il lui doit, il fait si bien qu'il y manque quatre dragmes, dont il profite. Mais dans ces grands repas où il faut traiter toute une tribu3, il fait recueillir par ceux de ses domestiques qui ont soin de la table le reste des viandes qui ont été servies, pour lui en rendre compte* : il seroit fâché de leur laisser une rave à demi mangée.

DU CONTRE-TEMPS.

CETTE ignorance du temps et de l'occasion est une manière d'aborder les gens ou d'agir avec eux, toujours incommode et embarrassante. Un importun est celui qui choisit le moment que son ami est accablé de ses propres affaires, pour lui parler des siennes; qui va souper chez sa maîtresse le soir même qu'elle a la fièvre; qui voyant que quelqu'un vient d'être condamné en justice de payer pour un autre pour qui il s'est obligé, le prie néanmoins de répondre pour lui; qui comparoît pour servir de témoin dans un procès que l'on vient de juger; qui prend le temps des noces où il est invité pour se déchaîner

1. Mine se doit prendre ici pour une pièce de monnoie. (Note de la Bruyère.)

2. Dragmes, petites pièces de monnoie, dont il en falloit cent à Athènes pour faire une mine. (Note de la Bruyère.)

3. Athènes était partagée en plusieurs tribus. Voyez (ci-après, p. 87) le chapitre de la Médisance. (Note de la Bruyère.) — Il s'agit ici de phratrie et non de tribu : la phratrie était une section de tribu. La Bruyère n'a traduit ni le mot grec (ppáτopas), ni celui que Casaubon y substitue dans son commentaire (curiales), mais le terme employé dans la traduction latine placée en regard du texte (tribules).

4. La Bruyère a omis ou plutôt il a traduit à contre-sens les mots αἰτεῖν τοῖς αὑτοῦ παισὶν ἐκ τοῦ κοινοῦ ὅψον, « il demande sur le service commun une portion pour ses esclaves, » ou, selon d'autres, « pour ses enfants. >>

contre les femmes ; qui entraîne à la promenade des gens à peine arrivés d'un long voyage et qui n'aspirent qu'à se reposer; fort capable d'amener des marchands pour offrir d'une chose plus qu'elle ne vaut, après qu'elle est vendue; de se lever au milieu d'une assemblée pour reprendre un fait dès ses commencements, et en instruire à fond ceux qui en ont les oreilles rebattues et qui le savent mieux que lui; souvent empressé pour engager dans une affaire des personnes qui, ne l'affectionnant point', n'osent pourtant refuser d'y entrer. S'il arrive que quelqu'un dans la ville doive faire un festin après avoir sacrifié, il va lui demander une portion des viandes qu'il a préparées. Une autre fois, s'il voit qu'un maître châtie devant lui son esclave: « J'ai perdu, dit-il, un des miens dans une pareille occasion: je le fis fouetter, il se désespéra et s'alla pendre. » Enfin, il n'est propre qu'à commettre de nouveau deux personnes qui veulent s'accommoder, s'ils l'ont fait arbitre de leur différend. C'est encore une action qui lui convient fort que d'aller prendre au milieu du repas, pour danser3, un

1. C'est-à-dire n'y ayant pas de goût, ne se souciant pas d'y

entrer.

2. Les Grecs, le jour même qu'ils avoient sacrifié, ou soupoient avec leurs amis, ou leur envoyoient à chacun une portion de la victime. C'étoit donc un contre-temps de demander sa part prématurément, et lorsque le festin étoit résolu, auquel on pouvoit même être invité. (Note de la Bruyère.)

3. Cela ne se faisoit chez les Grecs qu'après le repas, et lorsque les tables étoient enlevées. (Note de la Bruyère.) – « Le grec, ajoute Schweighauser, dit seulement : « Il est capable de provoquer à la « danse un ami qui n'a encore bu que modérément, » et c'est dans cette circonstance que se trouve l'inconvenance. Cicéron dit (pro Muræna ̧ chapitre vi): « Nemo fere saltat sobrius, nisi forte insanit; neque in «< solitudine, neque in convivio moderato atque honesto: tempestivi «< convivii, amœni loci, multarum deliciarum comes est extrema - saltatio. Mais en Grèce l'usage de la danse était plus général,

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