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personnes lui ont dit que le Roi et Polysperchon 2 ont gagné la bataille, et que Cassandre, leur ennemi, est tombé vif entre leurs mains . Et lorsque quelqu'un lui dit : « Mais en vérité, cela est-il croyable? » il lui réplique que cette nouvelle se crie et se répand par toute la ville, que tous s'accordent à dire la même chose, que c'est tout ce qui se raconte du combat, et qu'il y a eu un grand carnage. Il ajoute qu'il a lu cet événement sur le visage de ceux qui gouvernent, qu'il y a un homme caché chez l'un de ces magistrats depuis cinq jours entiers, qui revient de la Macédoine, qui a tout vu et qui lui a tout dit. Ensuite, interrompant le fil de sa narration: << Que pensez-vous de ce succès? » demande-t-il à ceux qui l'écoutent. « Pauvre Cassandre! malheureux prince! s'écrie-t-il d'une manière touchante. Voyez ce que c'est que la fortune; car enfin Cassandre étoit puissant, et il avoit avec lui de grandes forces. Ce que je vous dis, poursuit-il, est un secret qu'il faut garder pour vous seul,» pendant qu'il court par toute la ville le débiter à qui le veut entendre. Je vous avoue que ces diseurs de nouvelles me donnent de l'admiration, et que je ne conçois pas quelle est la fin qu'ils se proposent; car pour ne rien dire de la bassesse qu'il y a à toujours mentir, je

1. Aridée (Arrhidée), frère d'Alexandre le Grand. (Note de la Bruyère.) « Selon l'époque, très incertaine, dit M. Stiévenart, où l'on est censé forger cette nouvelle, le Roi sera Arrhidée, frère et successeur d'Alexandre le Grand (c'est l'avis de Casaubon), ou, selon Schwartz, Alexandre II, fils du conquérant, ou, d'après Coray, Hercule, un autre de ses fils. >>

2. Capitaine du même Alexandre. (Note de la Bruyère.) - Cassandre disputait à Polysperchon la tutelle des enfants d'Alexandre.- Polispercon, comme ci-dessus (p. 49), Lisandre, dans les dix premières éditions.

3. C'étoit un faux bruit; et Cassandre, fils d'Antipater, disputant à Aridée et à Polysperchon la tutelle des enfants d'Alexandre, avoit eu de l'avantage sur eux. (Note de la Bruyère.)

ne vois pas qu'ils puissent recueillir le moindre fruit de cette pratique. Au contraire, il est arrivé à quelques-uns de se laisser voler leurs habits dans un bain public, pendant qu'ils ne songeoient qu'à rassembler autour d'eux une foule de peuple, et à lui conter des nouvelles. Quelques autres, après avoir vaincu sur mer et sur terre dans le Portique', ont payé l'amende pour n'avoir pas comparu à une cause appelée. Enfin il s'en est trouvé qui le jour même qu'ils ont pris une ville, du moins par leurs beaux discours, ont manqué de dîner. Je ne crois pas qu'il y ait rien de si misérable que la condition de ces personnes; car quelle est la boutique, quel est le portique, quel est l'endroit d'un marché public où ils ne passent tout le jour à rendre sourds ceux qui les écoutent, ou à les fatiguer par leurs mensonges?

de l'effronterie causée par l'avarice.

POUR faire connoître ce vice, il faut dire que c'est un mépris de l'honneur dans la vue d'un vil intérêt. Un homme que l'avarice rend effronté ose emprunter une somme d'argent à celui à qui il en doit déjà, et qu'il lui retient avec injustice. Le jour même qu'il aura sacrifié aux Dieux, au lieu de manger religieusement chez soi une partie des viandes consacrées, il les fait saler pour lui servir dans plusieurs repas, et va souper chez l'un de ses amis; et là, à table, à la vue de tout le monde, il appelle son valet, qu'il veut encore nourrir aux dépens

1. Voyez le chapitre de la Flatterie. (Note de la Bruyère.) — Cidessus, p. 36, note 2.

2. C'étoit la coutume des Grecs. Voyez le chapitre du Contretemps. (Note de la Bruyère.) – Ci-après, p. 60, note 2.

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de son hôte, et lui coupant un morceau de viande qu'il met sur un quartier de pain: «< Tenez, mon ami, lui dit-il, faites bonne chère. » Il va lui-même au marché acheter des viandes cuites 1; et avant que de convenir du prix, pour avoir une meilleure composition du marchand, il lui fait ressouvenir qu'il lui a autrefois rendu service. Il fait ensuite peser ces viandes et il en entasse le plus qu'il peut; s'il en est empêché par celui qui les lui vend, il jette du moins quelque os dans la balance: si elle peut tout contenir, il est satisfait; sinon, il ramasse sur la table des morceaux de rebut, comme pour se dédommager, sourit, et s'en va. Une autre fois, sur l'argent qu'il aura reçu de quelques étrangers pour leur louer des places au théâtre, il trouve le secret d'avoir sa part franche du spectacle, et d'y envoyer le lendemain ses enfants et leur précepteur. Tout lui fait envie : il veut profiter des bons marchés, et demande hardiment au premier venu une chose qu'il ne vient que d'acheter. Se trouve-t-il dans une maison étrangère, il emprunte jusqu'à l'orge' et à la paille; encare faut-il que celui qui les lui prête fasse les frais de les faire porter chez lui ". Cet effronté, en un mot, entre sans payer dans un bain public, et là, en présence du baigneur, qui crie inutilement contre lui, prenant le premier vase qu'il

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1. Comme le menu peuple, qui achetoit son soupé chez les chaircuitiers. (Note de la Bruyère.) On lit chaircutiers dans les éditions 1-6. - « Le grec, fait remarquer Schweighauser, ne dit pas des viandes cuites, et la satire ne porte que sur la conduite ridicule que tient cet homme envers son boucher. >>

2. VAR. (édit. 1-8): il le fait ressouvenir.

3. Les éditions 8 et 9 portent : « sa place franche du spectacle, »> ce qui pourrait bien être une variante due aux imprimeurs, ou tout au moins contient une faute d'impression: du, pour au.

4. VAR. (édit. 1-8): jusques à l'orge.

5. VAR. (édit. 1-8): de les faire porter jusque chez lui.

rencontre, il le plonge dans une cuve d'airain qui est remplie d'eau, se la répand sur tout le corps': « Me voilà lavé, ajoute-t-il, autant que j'en ai besoin, et sans avoir obligation à personne,» remet sa robe et disparoît.

DE L'Épargne sordide.

CETTE espèce d'avarice est dans les hommes une passion de vouloir ménager les plus petites choses sans aucune fin honnête. C'est dans cet esprit que quelques-uns, recevant tous les mois le loyer de leur maison, ne négligent pas d'aller eux-mêmes demander la moitié d'une obole qui manquoit au dernier payement qu'on leur a fait; que d'autres, faisant l'effort de donner à manger chez eux, ne sont occupés pendant le repas qu'à compter le nombre de fois que chacun des conviés demande à boire. Ce sont eux encore dont la portion des prémices des viandes que l'on envoie sur l'autel de Diane est toujours la plus petite. Ils apprécient les choses au-dessous de ce qu'elles valent; et de quelque bon marché qu'un autre, en leur rendant compte, veuille se prévaloir, ils lui soutiennent toujours qu'il a acheté trop cher. Implacables à l'égard d'un valet qui aura laissé tomber un pot de terre, ou cassé par malheur quelque vase d'argile,

1. Les plus pauvres se lavoient ainsi pour payer moins. (Note de la Bruyère.)

2. VAR. (édit. 1-3): et sans en avoir obligation à personne. 3. VAR. (édit. 1-5): que l'on leur a fait.

4. Les Grecs commençoient par ces offrandes leurs repas publics. (Note de la Bruyère.) « C'est peut-être, dit M. Stiévenart (d'après Coray), une allusion à ces repas que les riches exposaient, à chaque nouvelle lune, dans les carrefours, en l'honneur de Diane-Hécate, et que les pauvres venaient enlever. >>

ils lui déduisent cette perte sur sa nourriture; mais si leurs femmes ont perdu seulement un denier, il faut alors renverser toute une maison, déranger les lits, transporter des coffres, et chercher dans les recoins les plus cachés. Lorsqu'ils vendent, ils n'ont que cette unique chose en vue, qu'il n'y ait qu'à perdre pour celui qui achète. Il n'est permis à personne de cueillir une figue dans leur jardin, de passer au travers de leur champ, de ramasser une petite branche de palmier, ou quelques olives qui seront tombées de l'arbre Ils vont tous les jours se promener sur leurs terres, en remarquent les bornes, voient si l'on n'y a rien changé et si elles sont toujours les mêmes. Ils tirent intérêt de l'intérêt', et ce n'est qu'à cette condition qu'ils donnent du temps à leurs créanciers. S'ils ont invité à dîner quelques-uns de leurs amis, et qui ne sont que des personnes du peuple, ils ne feignent point de leur faire servir un simple hachis3; et on les a vus souvent aller eux-mêmes au marché pour ces repas, y trouver tout trop cher, et en revenir sans rien acheter. «Ne prenez pas l'habitude, disent-ils à leurs femmes, de prêter votre sel, votre orge, votre farine, ni même du cumin, de la marjolaine", des gâteaux pour l'autel, du coton, de la laine; car ces petits détails ne

1. VAR. (édit. 1-6) : de l'intérêt même.

2. « Ils ne feignent point, » c'est-à-dire « ils ne craignent point. » Le Lexique citera d'autres emplois du mot feindre dans le même sens. 3. On a relevé dans cette phrase de la Bruyère deux faux sens, auxquels semble l'avoir conduit la version latine de Casaubon qu'il aura mal comprise: Populares convivio accipiens, minutas apponet carnes. M. Stiévenart a traduit ainsi : « Pour régaler sa bourgade, il ne sert les viandes qu'en menus morceaux. »

4. Une sorte d'herbe. (Note de la Bruyère.)

5. Elle empêche les viandes de se corrompre, ainsi que le thym et le laurier. (Note de la Bruyère.)

6. Faits de farine et de miel, et qui servoient aux sacrifices. (Note de la Bruyère.)

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