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veut du moins éviter la fièvre; car quel moyen de pouvoir tenir contre des gens qui ne savent pas discerner ni votre loisir ni le temps de vos affaires?

DE LA RUSTICITÉ.

Il semble que la rusticité n'est autre chose qu'une ignorance grossière des bienséances. L'on voit en effet des gens rustiques et sans réflexion sortir un jour de médecine', et se trouver en cet état dans un lieu public parmi le monde; ne pas faire la différence de l'odeur forte du thym ou de la marjolaine d'avec les parfums les plus délicieux; être chaussés large et grossièrement; parler haut et ne pouvoir se réduire à un ton de voix modéré; ne se pas fier à leurs amis sur les moindres affaires, pendant qu'ils s'en entretiennent avec leurs domestiques, jusques à rendre compte à leurs moindres valets de ce qui aura été dit dans une assemblée publique. On les voit assis, leur robe relevée jusqu'aux genoux' et d'une manière indécente. Il ne leur arrive pas en toute leur vie de rien admirer, ni de paroître surpris des choses les plus extraordinaires que l'on rencontre sur les chemins; mais si c'est un boeuf, un âne, ou un vieux bouc, alors ils s'arrêtent et ne se lassent point de les contempler. Si quelquefois ils entrent dans leur cuisine, ils mangent avidement tout ce qu'ils y trouvent, boivent

inédite. Voyez le chapitre de la Société et de la Conversation, no 27, tome II, p. 138, note 1.

1. Le texte grec nomme une certaine drogue qui rendoit l'haleine fort mauvaise le jour qu'on l'avoit prise. (Note de la Bruyère.) — Le mot grec xuxɛ@v, employé par Théophraste, signific plutôt une sorte de mixture culinaire, d'odeur forte, qu'une drogue médicinale. 2. Dans les sept premières éditions: « jusques aux genoux. »

tout d'une haleine une grande tasse de vin pur; ils se cachent pour cela de leur servante, avec qui d'ailleurs ils vont au moulin, et entrent dans les plus petits détails du domestique. Ils interrompent leur souper, et se lèvent pour donner une poignée d'herbes aux bêtes de charrue1 qu'ils ont dans leurs étables. Heurte-t-on à leur porte pendant qu'ils dînent, ils sont attentifs et curieux. Vous1 remarquez toujours proche de leur table un gros chien de cour, qu'ils appellent à eux, qu'ils empoignent par la gueule, en disant : « Voilà celui qui garde la place, qui prend soin de la maison et de ceux qui sont dedans. » Ces gens, épineux dans les payements qu'on leur fait 3, rebutent un grand nombre de pièces qu'ils croient légères, ou qui ne brillent pas assez à leurs yeux, et qu'on est obligé de leur changer. Ils sont occupés pendant la nuit d'une charrue, d'un sac, d'une faux, d'une corbeille, et ils rêvent à qui ils ont prêté ces ustensiles; et lorsqu'ils marchent par la ville: «< Combien vaut, demandentils aux premiers qu'ils rencontrent, le poisson salé? Les fourrures se vendent-elles bien? N'est-ce pas aujourd'hui que les jeux nous ramènent une nouvelle lune *? » D'autres fois, ne sachant que dire, ils vous apprennent qu'ils vont se faire raser, et qu'ils ne sortent que pour cela.

1. Des bœufs. (Note de la Bruyère.) « de charrues. >>

Dans les éditions 8 et 9:

2. Cette phrase, dont la Bruyère a un peu amplifié le commencement, n'en forme qu'une avec la précédente dans les éditions modernes du texte grec; mais elle en était détachée, comme ici, dans les éditions anciennes dont il s'est servi.

3. VAR. (édit. 1-5): que l'on leur fait.

4. Cela est dit rustiquement: un autre diroit que la nouvelle lune ramène les jeux; et d'ailleurs c'est comme si le jour de Pâques quelqu'un disoit « N'est-ce pas aujourd'hui Pâques ? » (Note de la Bruyère.) Le passage auquel cette note se rapporte est assez obscur en grec; il prête à divers sens et a donné lieu à plusieurs conjec

tures.

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Ce sont ces mêmes personnes que l'on entend chanter dans le bain, qui mettent des clous à leurs souliers, et qui, se trouvant tous portés devant la boutique d'Archias, achètent eux-mêmes des viandes salées, et les apportent à la main en pleine rue.

DU COMPLAISANT'.

POUR faire une définition un peu exacte de cette affectation que quelques-uns ont de plaire à tout le monde, il faut dire que c'est une manière de vivre où l'on cherche beaucoup moins ce qui est vertueux et honnête que ce qui est agréable. Celui qui a cette passion, d'aussi loin qu'il aperçoit un homme dans la place, le salue en s'écriant: << Voilà ce qu'on appelle un homme de bien ! » l'aborde, l'admire sur les moindres choses, le retient avec ses deux mains, de peur qu'il ne lui échappe; et après avoir fait quelques pas avec lui, il lui demande avec empressement quel jour on pourra le voir, et enfin ne s'en sépare qu'en lui donnant mille éloges. Si quelqu'un le choisit pour arbitre dans un procès, il ne doit pas attendre de lui qu'il lui soit plus favorable qu'à son adversaire comme il veut plaire à tous deux, il les ménagera également. C'est dans cette vue que, pour se concilier tous les étrangers qui sont dans la ville, il leur dit quelquefois qu'il leur trouve plus de raison et d'équité que

1. Il y a ainsi «< tous portés, » dans les huit premières éditions. Les éditions 9 et 10 ont : « tout portés. »

2. Fameux marchand de chairs salées, nourriture ordinaire du peuple. (Note de la Bruyère.)

3. Ou de l'Envie de plaire. (Note de la Bruyère.) — Dans le grec le titre est toujours le nom du défaut, et la Bruyère aurait pu, comme il a fait à quelques chapitres, indiquer des variantes du genre de celle-ci partout où au vice il a substitué le vicieux.

dans ses concitoyens. S'il est prié d'un repas, il demande en entrant à celui qui l'a convié où sont ses enfants; et dès qu'ils paroissent, il se récrie sur la ressemblance qu'ils ont avec leur père, et que deux figues ne se ressemblent pas mieux; il les fait approcher de lui, il les baise, et, les ayant fait asseoir à ses deux côtés, il badine avec eux: « A qui est, dit-il, la petite bouteille? A qui est la jolie cognée1? » Il les prend ensuite sur lui, et les laisse dormir sur son estomac, quoiqu'il en soit incommodé. Celui enfin qui veut plaire se fait raser souvent, a un fort grand soin de ses dents, change tous les jours d'habits, et les quitte presque tous neufs3; il ne sort point en public qu'il ne soit parfumé; on ne le voit guère dans les salles publiques qu'auprès des comptoirs des banquiers; et dans les écoles, qu'aux endroits seulement où s'exercent les jeunes gens; et au théâtre, les jours de spectacle, que dans les meilleures places et tout proche des préteurs. Ces gens encore n'achètent jamais rien pour eux; mais ils envoient à Byzance toute sorte de bijoux précieux, des chiens de Sparte à Cyzique, et à Rhodes l'excellent miel du mont Hymette; et ils pren

1. Petits jouets que les Grecs pendoient au cou de leurs enfants. (Note de la Bruyère.) — C'est un sens proposé par Casaubon.

2. L'édition et la traduction Navarre transportent toute cette fin du Complaisant à la fin du caractère du Vaniteux.

3. Ici tous neufs est le texte, non pas seulement des huit premières éditions, mais aussi de la ge et de la 10. Voyez ci-dessus, p. 43, note 1.

4. C'étoit l'endroit où s'assembloient les plus honnêtes gens de la ville. (Note de la Bruyère.) — Cives honestiores et ditiores, dit Casaubon.

5. Pour être connu d'eux et en être regardé, ainsi que de tous ceux qui s'y trouvoient. (Note de la Bruyère.) — C'est encore le sens indiqué par Casaubon.

6. VAR. (édit. 1-5): ainsi qu'au théâtre, les jours de spectacle, dans les meilleures places. (Édit. 6 et 7): ainsi qu'au théâtre, les jours

de spectacle, que dans les meilleures places.

nent soin que toute la ville soit informée qu'ils font ces emplettes. Leur maison est toujours remplie de mille choses curieuses qui font plaisir à voir, ou que l'on peut donner, comme des singes et des satyres', qu'ils savent nourrir, des pigeons de Sicile, des dés qu'ils font faire d'os de chèvre, des fioles pour des parfums, des cannes torses que l'on fait à Sparte, et des tapis de Perse à personnages. Ils ont chez eux jusques à un jeu de paume, et une arène propre à s'exercer à la lutte; et s'ils se promènent par la ville et qu'ils rencontrent en leur chemin des philosophes, dès sophistes, des escrimeurs ou des musiciens, ils leur offrent leur maison pour s'y exercer chacun dans son art indifféremment ils se trouvent présents à ces exercices; et se mêlant avec ceux qui viennent là pour regarder: « A qui croyez-vous qu'appartienne une si belle maison et cette arène si commode? Vous voyez, ajoutent-ils en leur montrant quelque homme puissant de la ville, celui qui en est le maître et qui en peut disposer3.

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DE L'IMAGE D'UN COQUIN.

Un coquin est celui à qui les choses les plus honteuses ne coûtent rien à dire ou à faire, qui jure volontiers et fait des serments en justice autant que l'on lui en demande, qui est perdu de réputation, que l'on outrage impunément, qui est un chicaneur de profession, un effronté, et qui se mêle de toutes sortes d'affaires. Un

1. Une espèce de singes. (Note de la Bruyère.)

2. Une sorte de philosophes vains et intéressés. (Note de la Bruyère.)

3. Cette interprétation est celle de Casaubon. Les commentateurs de Théophraste ont expliqué cette phrase chacun à sa manière.

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