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ne s'en plus souvenir. Il n'a pour ceux qui lui parlent d'affaire que cette seule réponse : « J'y penserai. » Il sait de certaines choses, il en ignore d'autres, il est saisi d'admiration, d'autres fois il aura pensé comme vous sur cet événement, et cela selon ses différents intérêts. Son langage le plus ordinaire est celui-ci: « Je n'en crois rien, je ne comprends pas que cela puisse être, je ne sais où j'en suis; » ou bien: « Il me semble que je ne suis pas moi-même ; » et ensuite: « Ce n'est pas ainsi qu'il me l'a fait entendre; voilà une chose merveilleuse et qui passe toute créance; contez cela à d'autres; dois-je vous croire? ou me persuaderai-je qu'il m'ait dit la vérité1? » paroles doubles et artificieuses, dont il faut se défier comme de ce qu'il y a au monde de plus pernicieux. Ces manières d'agir ne partent point d'une âme simple et droite, mais d'une mauvaise volonté, ou d'un homme qui veut nuire: le venin des aspics est moins à craindre.

DE LA FLATTERIE.

LA flatterie est un commerce honteux qui n'est utile qu'au flatteur. Si un flatteur se promène avec quelqu'un dans la place: « Remarquez-vous, lui dit-il, comme tout le monde a les yeux sur vous? cela n'arrive qu'à vous seul. Hier il fut bien parlé de vous, et l'on ne tarissoit point sur vos louanges: nous nous trouvâmes plus de trente personnes dans un endroit du Portique2; et comme par la suite du discours l'on vint à tomber sur celui que l'on devoit estimer le plus homme de bien de la ville, tous d'une commune voix vous nommèrent, et il n'y en

I. VAR. (édit. 1-5) : qu'il ne m'ait pas dit la vérité.

2. Edifice public qui servit depuis à Zénon et à ses disciples de rendez-vous pour leurs disputes: ils en furent appelés stoïciens, car stoa, mot grec, signifie « portique. » (Note de la Bruyère.)

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eut pas un seul1 qui vous refusât ses suffrages. » Il lui dit mille choses de cette nature. Il affecte d'apercevoir le moindre duvet qui se sera attaché à votre habit, de le prendre et de le souffler à terre. Si par hasard le vent a fait voler quelques petites pailles sur votre barbe ou sur vos cheveux, il prend soin de vous les ôter; et vous souriant: << Il est merveilleux, dit-il, combien vous êtes blanchi depuis deux jours que je ne vous ai pas vu; » et il ajoute: « Voilà encore, pour un homme de votre âge', assez de cheveux noirs. » Si celui qu'il veut flatter prend la parole, il impose silence à tous ceux qui se trouvent présents, et il les force d'approuver aveuglément tout ce qu'il avance, et dès qu'il a cessé de parler, il se récrie: << Cela est dit le mieux du monde, rien n'est plus heureusement rencontré. » D'autres fois, s'il lui arrive de faire à quelqu'un une raillerie froide, il ne manque pas de lui applaudir, d'entrer dans cette mauvaise plaisanterie; et quoiqu'il n'ait nulle envie de rire, il porte à sa bouche l'un des bouts de son manteau, comme s'il ne pouvoit se contenir et qu'il voulût s'empêcher d'éclater; et s'il l'accompagne lorsqu'il marche par la ville, il dit à ceux qu'il rencontre dans son chemin de s'arrêter jusqu'à ce qu'il soit passé. Il achète des fruits, et les porte chez ce citoyen; il les donne à ses enfants en sa présence; il

1. VAR. (édit. 1-5): et il n'y eut pas un seul.

2. VAR. (édit. 1-5): et le souffler à terre.

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3. Allusion à la nuance que de petites pailles font dans les cheveux. (Note de la Bruyère.)

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4. Il parle à un jeune homme. (Note de la Bruyère.) Casaubon, Bénévent, et presque tous les traducteurs modernes supposent, au contraire, que le flatteur s'adresse à un vieillard.

5. La Bruyère adopte ici une ingénieuse conjecture de Furlanus, qui avait substitué äzovtas, se rapportant aux assistants, à la leçon de Cratander, etc.: axovtos, se rapportant à la personne flattée. 6. VAR. (édit. 1-3) : s'il arrive à ce personnage.

7. La ge et la 10e édition portent : « chez un citoyen, » faute

les baise, il les caresse: « Voilà, dit-il, de jolis enfants et dignes d'un tel père. » S'il sort de sa maison, il le suit; s'il entre dans une boutique pour essayer des souliers, il lui dit : « Votre pied est mieux fait que cela. » Il l'accompagne ensuite chez ses amis, ou plutôt il entre le premier dans leur maison, et leur dit : « Un tel me suit et vient vous rendre visite; » et retournant sur ses pas : « Je vous ai annoncé, dit-il, et l'on se fait un grand honneur de vous recevoir. » Le flatteur se met à tout sans hésiter, se mêle des choses les plus viles et qui ne conviennent qu'à des femmes. S'il est invité à souper, il est le premier des conviés à louer le vin; assis à table le plus proche de celui qui fait le repas, il lui répète souvent : « En vérité, vous faites une chère délicate1; » et montrant aux autres l'un des mets' qu'il soulève du plat: « Cela s'appelle, dit-il, un morceau friand. » Il a soin de lui demander s'il a froid, s'il ne voudroit point une autre robe; et il s'empresse de le mieux couvrir. Il lui parle sans cesse à l'oreille; et si quelqu'un de la compagnie l'interroge, il lui répond négligemment et sans le regarder, n'ayant des yeux que pour un seul. Il ne faut pas croire qu'au théâtre il oublie d'arracher des carreaux des mains du valet qui les distribue, pour les porter à sa place, et l'y faire asseoir plus mollement. J'ai dû dire aussi qu'avant qu'il sorte de sa maison, il en loue l'architecture, se récrie sur toutes choses, dit que les jardins sont bien plantés; et s'il aperçoit quelque part le portrait du

d'impression qui a été reproduite par toutes les éditions postérieures, celle de M. Destailleur exceptée.

1. Casaubon a rendu les mots : w; palaxis obies, par: ut tu molliter comedis et il comprenait «< comme tu manges peu ! » Bénévent avait traduit : « Comme tu manges lentement! » La traduction de Politien (quam molliter et laute cœnas !) est la seule où soit nettement indiqué le sens auquel s'est arrêté la Bruyère.

2. VAR. (édit. 1-5) : quelqu'un des mets.

maître, où il soit extrêmement flatté, il est touché de voir combien il lui ressemble, et il l'admire comme un chefd'œuvre. En un mot, le flatteur ne dit rien et ne fait rien au hasard; mais il rapporte toutes ses paroles et toutes ses actions au dessein qu'il a de plaire à quelqu'un et d'acquérir ses bonnes grâces.

DE L'IMPERTINENT OU DU DISEUR DE RIEN1.

La sotte envie de discourir vient d'une habitude qu'on a contractée de parler beaucoup et sans réflexion. Un homme qui veut parler, se trouvant assis proche d'une personne qu'il n'a jamais vue et qu'il ne connoît point, entre d'abord en matière, l'entretient de sa femme et lui fait son éloge, lui conte son songe, lui fait un long détail d'un repas où il s'est trouvé, sans oublier le moindre mets ni un seul service. Il s'échauffe ensuite dans la conversation, déclame contre le temps présent, et soutient que les hommes qui vivent présentement ne valent point leurs pères. De là il se jette sur ce qui se débite au marché, sur la cherté du blé, sur le grand nombre d'étrangers qui sont dans la ville; il dit qu'au

1. Voyez ci-après, p. 43, note 3.

2. Dans le grec ὡς ἄξιοι γεγόνασιν οἱ πυροί. Avec Politien et Furlanus, la Bruyère prête ici le sens de cher au mot äos, par lequel Casaubon, Bénévent et les autres traducteurs entendent, au contraire, << vendu à bon marché. » C'est ce dernier sens qu'on attribue généralement aujourd'hui à cet adjectif, mais plusieurs hellénistes du seizième et du dix-septième siècle ne croyaient devoir le lui donner que par exception, comme fait un peu plus loin la Bruyère lui-même, à l'exemple, cette fois encore, de Furlanus, dans l'un des chapitres que n'a point traduits Politien (si Meμfiuopías, de l'Esprit chagrin: voyez p. 67 et 68). La 8e édition porte : « la cherté du blé. »

printemps, où commencent les Bacchanales', la mer devient navigable; qu'un peu de pluie seroit utile aux biens de la terre, et feroit espérer une bonne récolte; qu'il cultivera son champ l'année prochaine, et qu'il le mettra en valeur; que le siècle est dur, et qu'on a bien de la peine à vivre. Il apprend à cet inconnu que c'est Damippe qui a fait brûler la plus belle torche devant l'autel de Cérès à la fête des Mystères; il lui demande combien de colonnes soutiennent le théâtre de la musique, quel est le quantième du mois ; il lui dit qu'il a eu la veille une indigestion; et si cet homme à qui il parle a la patience de l'écouter, il ne partira pas d'auprès de lui: il lui annoncera comme une chose nouvelle que les Mystères se célèbrent dans le mois d'août, les Apaturies' au mois d'octobre; et à la campagne, dans le mois de décembre, les Bacchanales. Il n'y a avec de si grands causeurs qu'un parti à prendre, qui est de fuir, si l'on

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1. Premières Bacchanales, qui se célébroient dans la ville. (Note de la Bruyère.)

2. Ménage a cherché querelle à la Bruyère sur la manière dont il avait traduit cette phrase. Voyez dans le tome III, parmi les Lettres, la réponse que lui fit la Bruyère.

3. VAR. (édit. 1-4): Damippus.

4. Les mystères de Cérès se célébroient la nuit, et il y avoit une émulation entre les Athéniens à qui y apporteroit une plus grande torche. (Note de la Bruyère.)

5. A savoir, comme dit le texte grec, « l'Odéon. »>

6. Fête de Cérès. Voyez ci-dessus. (Note de la Bruyère.)

7. En françois, « la Fête des tromperies. » Elle se faisoit en l'honneur de Bacchus. Son origine ne fait rien aux mœurs de ce chapitre. (Note de la Bruyère.)

8. Secondes Bacchanales, qui se célébroient en hiver à la campagne. (Note de la Bruyère.)

9. VAR. (édit. 1-4): qui est de s'enfuir de toute sa force et sans regarder derrière soi. - En 1690, date de la 5o édition, la Bruyère a emprunté presque littéralement à sa traduction les mots qu'il a supprimés ici, pour les transporter à la fin d'une réflexion jusque-là

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