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chez Théophraste c'est quelque chose entre la fourberie et la dissimulation, qui n'est pourtant ni l'un ni l'autre ', mais précisément ce qui est décrit dans le premier chapitre.

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Et d'ailleurs les Grecs ont quelquefois deux ou trois termes assez différents pour exprimer des choses qui le sont aussi et que nous ne saurions guère rendre que par un seul mot: cette pauvreté embarrasse3. En effet, l'on remarque dans cet ouvrage grec trois espèces d'avarice, deux sortes d'importuns, des flatteurs.de deux manières, et autant de grands parleurs de sorte que les caractères de ces personnes semblent rentrer les uns dans les autres, au désavantage du titre; ils ne sont pas aussi toujours suivis et parfaitement conformes, parce que Théophraste, emporté quelquefois par le dessein qu'il a de faire des portraits, se trouve déterminé à ces changements par le caractère et les mœurs du personnage qu'il peint ou dont il fait la satire.

Les définitions qui sont au commencement de chaque

1. VAR. (édit. 1-5): ni l'une ni l'autre.

2. Les éditions 1 et 2^ ont ici dernier, au lieu de premier.

3. La difficulté de rendre par des mots exactement adéquats les désignations psychologiques de Théophraste a été ressentie par tous les traducteurs. Voici par exemple la liste des titres choisis par M. Navarre (nous soulignons ceux qui sont assez notablement différents de ceux qu'a adoptés la Bruyère): Le Dissimulé, le Flatteur, le Bavard, le Rustre, le Complaisant, le Cynique, le Loquace, le Nouvelliste, l'Homme sans Scrupules (littéralement l'Êhonté), le Mesquin (ou le Ladre), l'Incongru (littéralement l'homme grossier et mal élevé), l'Intempestif, l'Empressé (l'Homme qui fait du zèle), le Stupide (ou le Distrait), le Brutal, le Superstitieux, l'Homme chagrin, le Défiant, le Répugnant (ou le Malpropre), le Fâcheux, le Vaniteux, le Parcimonieux, le Vantard, l'Orgueilleux, le Poltron, l'Oligarque, le Tard instruit, le Médisant. On consultera utilement touchant ces diverses questions l'étude de M. Navarre sur Théophraste et La Bruyère dans le t. XXVI (1914) de la Revue des Études grecques (p. 384-440). 4. VAR. (édit. 1-6): par le caractère seul.

chapitre ont eu leurs difficultés. Elles sont courtes et concises dans Théophraste, selon la forme du grec et le style d'Aristote, qui lui en a fourni les premières idées: on les a étendues dans la traduction pour les rendre intelligibles. Il se lit aussi dans ce traité des phrases qui ne sont pas achevées et qui forment un sens imparfait, auquel il a été facile de suppléer le véritable; il s'y trouve de différentes leçons, quelques endroits tout à fait interrompus, et qui pouvoient recevoir diverses explications; et pour ne point s'égarer dans ces doutes, on a suivi les meilleurs interprètes.

Enfin, comme cet ouvrage n'est qu'une simple instruction sur les mœurs des hommes, et qu'il vise moins à les rendre savants qu'à les rendre sages, l'on s'est trouvé exempt de le charger de longues et curieuses observations, ou de doctes commentaires qui rendissent un compte exact de l'antiquité. L'on s'est contenté de mettre de petites notes à côté de certains endroits que l'on a cru les mériter', afin que nuls de ceux qui ont de la justesse, de la vivacité, et à qui il ne manque que d'avoir lu beaucoup, ne se reprochent pas même ce petit défaut, ne puissent être arrêtés dans la lecture des Caractères et douter un moment du sens de Théophraste.

1. Dans la ge édition : « le mériter. » — A côté de certains endroits: l'expression est d'une exactitude rigoureuse; suivant un usage de typographie qui est tombé en désuétude, les notes de la Bruyère, dans les éditions du dix-septième siècle, sont presque toujours placées en marge à côté du passage auquel elles s'appliquent.

LES CARACTÈRES

DE THÉOPHRASTE

TRADUITS DU GREC.

J'AI admire souvent, et j'avoue que je ne puis encore comprendre, quelque sérieuse réflexion que je fasse, pourquoi toute la Grèce étant placée sous un même ciel, et les Grecs nourris et élevés de la même manière1, il se trouve néanmoins si peu de ressemblance dans leurs mœurs. Puis donc, mon cher Polyclès, qu'à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans où je me trouve3, j'ai assez vécu pour connoître les hommes; que j'ai vu d'ailleurs, pendant le cours de ma vie, toutes sortes de personnes et de divers tempéraments, et que je me suis toujours attaché

1. Par rapport aux Barbares, dont les mœurs étoient très différentes de celles des Grecs. (Note de la Bruyère.)

2. La Bruyère écrit Policles. Un Polyclès, lieutenant d'Antipater, fut tué dans une bataille contre les Étoliens la troisième année de la cxive olympiade (voyez Diodore de Sicile, livre XVIII, chapitre xxxvIII): Coray conjecture que c'est à ce personnage que s'adresse Théophraste, qui était l'ami d'Antipater, ou du moins, comme nous l'apprend Diogène de Laërte, celui de Cassandre, son fils. Il est encore question dans Diodore (livre XXXIX, chapitre x1) d'un autre Polyclès, également du parti de Cassandre, qui accompagnait Eurydice lorsqu'elle fut prise à Amphipolis, la quatrième année de la cxv olympiade. Ces chiffres de cxive et cxve olympiade ne pourraient-ils pas nous expliquer la date approximative que la Bruyère assigne à la composition des Caractères de Théophraste? Voyez ci-dessus, p. 26, note 1. 3. Voyez la note 2 de la p. 13.

4. VAR. (édit. I et 24): j'ai peut-être assez vécu. La restriction peut-être n'est pas dans le texte grec.

5. VAR. (édit. 1-3): toute sorte de personnes.

LA BRUYÈRE, I.

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à étudier les hommes vertueux, comme ceux qui n'étoient connus que par leurs vices, il semble que j'ai dû marquer les caractères des uns et des autres1, et ne me pas contenter de peindre les Grecs en général, mais même de toucher ce qui est personnel, et ce que plusieurs d'entr'eux paroissent avoir de plus familier. J'espère, mon cher Polyclès, que cet ouvrage sera utile à ceux qui viendront après nous: il leur tracera des modèles qu'ils pourront suivre; il leur apprendra à faire le discernement de ceux avec qui ils doivent lier quelque commerce, et dont l'émulation les portera à imiter leur sagesse et leurs vertus. Ainsi je vais entrer en matière: c'est à vous de pénétrer dans mon sens, et d'examiner avec attention si la vérité se trouve dans mes paroles; et sans faire une plus longue préface, je parlerai d'abord de la dissimulation, je définirai ce vice, je dirai ce que c'est qu'un homme dissimulé, je décrirai ses mœurs, et je traiterai ensuite des autres passions, suivant le projet que j'en ai fait.

DE LA DISSIMULATION.

LA dissimulation' n'est pas aisée à bien définir: si l'on se contente d'en faire une simple description, l'on 1. Théophraste avoit dessein de traiter de toutes les vertus et de tous les vices. (Note de la Bruyère.)

2. VAR. (édit. 1): et ce que quelques-uns paroissent.

3. VAR. (édit. 1 et 24): il leur trace des modèles qu'ils peuvent suivre; il leur apprend, etc.

4. VAR. (édit. 2 [voyez tome IV, p. 27 et 28], et édit. 3): i'. devront lier.

5. Var. (édit. 1-7): leurs vertus et leur sagesse.

6. Les éditions 1-3 donnent ici la table des chapitres de Théophraste, renvoyée à la fin du volume dans les éditions suivantes.

7. L'auteur parle de celle qui ne vient pas de la prudence, et que les Grecs appeloient ironie. (Note de la Bruyère.)

peut dire que c'est un certain art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin. Un homme dissimulé se comporte de cette manière: il aborde ses ennemis, leur parle, et leur fait croire par cette démarche qu'il ne les hait point; il loue ouvertement et en leur présence ceux à qui il dresse de secrètes embûches, et il s'afflige avec eux s'il leur est arrivé quelque disgrâce; il semble pardonner les discours offensants que l'on lui tient; il récite froidement les plus horribles choses que l'on lui aura dites contre sa réputation, et il emploie les paroles les plus flatteuses pour adoucir ceux qui se plaignent de lui, et qui sont aigris par les injures qu'ils en ont reçues. S'il arrive que quelqu'un l'aborde avec empressement, il feint des affaires, et lui dit de revenir une autre fois. Il cache soigneusement tout ce qu'il fait; et à l'entendre parler, on croiroit toujours qu'il délibère. Il ne parle point indifféremment; il a ses raisons pour dire tantôt qu'il ne fait que revenir de la campagne, tantôt qu'il est arrivé à la ville fort tard, et quelquefois qu'il est languissant, ou qu'il a une mauvaise santé. Il dit à celui qui lui emprunte de l'argent à intérêt, ou qui le prie de contribuer1 de sa part à une somme que ses amis consentent de lui prêter, qu'il ne vend rien, qu'il ne s'est jamais vu si dénué d'argent ; pendant qu'il dit aux autres que le commerce va le mieux du monde, quoiqu'en effet il ne vende rien. Souvent, après avoir écouté ce que l'on lui a dit, il veut faire croire qu'il n'y a pas eu la moindre attention; il feint de n'avoir pas aperçu les choses où il vient de jeter les yeux, ou s'il est convenu d'un fait, de

1. Cette sorte de contribution étoit fréquente à Athènes, et autorisée par les lois. (Note de la Bruyère.) — Il s'agit d'une contribution ou cotisation fondée, ce semble, sur une sorte d'assurance mutuelle, et destinée à secourir un citoyen tombé dans la gêne; la somme ainsi recueillie lui était prêtée sans intérêt.

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